“Algérie, histoires à ne pas dire”, film de Jean-Pierre Lledo, à voir et à débattre
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image] article de la rubrique les deux rives de la Méditerranée > assumer ensemble un passé commun
date de publication : dimanche 16 mars 2008
Le dernier long-métrage documentaire de Jean-Pierre Lledo, “Algérie, histoires à ne pas dire”, troisième volet de sa Trilogie d’exil, est sorti en France le 27 février 2008 en partenariat avec le quotidien Le Monde, Radio France Internationale, ainsi que les associations Coup de Soleil et ACID (Agence du Cinéma Indépendant pour sa Diffusion). Un site consacré au film donne le calendrier des débats organisés à cette occasion.
Ci-dessous les points de vue des historiens Gilles Manceron et Benjamin Stora. Vous trouverez, par ailleurs, ceux d’Olivier Barlet et de Brahim Senouci.
[Mise en ligne le 18 fév. 2008, dernière mise à jour le 16 mars]
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« J’emploie souvent une image qui renvoie à certaines serrures de portes blindées à plusieurs clefs, qui ne s’ouvrent que si on introduit et fait tourner simultanément deux clefs différentes. Dans le cas de l’histoire franco-algérienne, c’est à cette nécessité que nous sommes confrontés. Les tabous d’une rive confortent et renforcent ceux de l’autre et il faut s’attaquer en même temps aux deux sortes d’occultations et travestissements de l’histoire si on veut les faire reculer efficacement. »G. M.
Un film à voir et à débattre
par Gilles Manceron
Avec « Algérie, histoires à ne pas dire », le cinéaste Jean-Pierre Lledo nous livre une œuvre profondément personnelle, fruit de ses espoirs et de ses regrets, où il cherche à expliquer les liens qu’il ressent profondément entre le déroulement de la guerre d’indépendance algérienne, de 1954 à 1962, et les problèmes que rencontre l’Algérie d’aujourd’hui.
On sent en effet que ce film est le produit de sa propre histoire, celle d’un Algérien d’origine à la fois juive, berbère et européenne, qui se considère partie prenante de l’Algérie indépendante, mais qui est aussi profondément déçu, à plusieurs titres, par l’évolution de son pays. Le courant d’idées auquel il se rattache est celui de l’engagement anticolonialiste. Mais ce qui le choque avant tout, c’est que ceux qui étaient d’origine juive ou européenne et avaient, eux aussi, souhaité l’indépendance de l’Algérie n’ont pas pu trouver pleinement leur place dans ce pays. Pour lui, l’Algérie « est devenue indépendante, mais n’a pas réussi à être fraternelle ».
Le film est le troisième volet de ce que le cinéaste appelle sa « Trilogie d’exil », un ensemble de trois documentaires qu’il a réalisés depuis 1993, moment où, face aux menaces d’attentats islamistes, il s’est trouvé contraint, comme plusieurs autres intellectuels et artistes algériens, de quitter son pays pour se réfugier en France.
Dans « Un rêve algérien », en 2003, il a filmé le retour d’Henri Alleg, l’auteur de La Question, le premier livre à avoir témoigné sur la torture pratiquée par l’armée française durant la guerre d’Algérie, sur les lieux où il avait vécu et où il avait été interné. Il y montre ses retrouvailles avec ses amis communistes algériens, anciens journalistes du quotidien Alger Républicain qu’il avait dirigé de 1950 à 1955, avant son arrestation par les militaires français, puis de 1962 à 1965, jusqu’au moment où le coup d’Etat de Boumediene avait provoqué la fermeture du journal et l’avait obligé à quitter le pays. Y apparaissait aussi l’ignorance patente aujourd’hui des jeunes Algériens quant à l’engagement d’Alleg et d’autres européens en faveur de l’indépendance.
L’année suivante, dans « Algéries, mes fantômes », Lledo donnait la parole à d’autres exilés en France : des Juifs d’Algérie, des pieds-noirs et d’anciens harkis qui avaient quitté le pays dans les années 1960, ainsi qu’à des intellectuels algériens qui avaient dû partir, plus tard, comme lui, dans les années 1990. A travers la juxtaposition de leurs témoignages, on y sentait l’expression de son propre sentiment personnel de déception immense vis-à-vis d’une société qui obligeait ainsi certains de ses fils à partir, on y sentait sa façon de ressentir l’histoire de l’Algérie indépendante comme une longue série d’exclusions successives, d’occasions manquées pour un pays qui aurait pu être multiethnique et multiculturel.
Le troisième volet de la trilogie, « Algérie, histoires à ne pas dire », a été, lui, entièrement tourné en Algérie, mais son thème essentiel est encore l’Absent, celui qui n’est plus là et dont la mémoire même tend à disparaître. L’absence d’un chef de maquis probablement victime d’un règlement de comptes entre indépendantistes et dont la mort reste obscure, celle d’une femme qui a risqué sa vie pour l’indépendance algérienne mais qui est aujourd’hui déçue par l’islamisation de son pays, celle des Juifs qui ont dû quitter un pays dont ils constituaient l’une des plus anciennes populations, et celle de ces descendants d’immigrants espagnols d’Oran, qui étaient loin d’approuver l’OAS et entretenaient de bons rapports avec les Arabes et dont certains, pourtant, ont été victimes, à l’indépendance, de massacres aveugles.
Pour évoquer ces quatre absences, le film nous emmène successivement dans quatre régions d’Algérie, qui sont en même temps emblématiques de quatre moments-clés de la guerre d’indépendance. Dans chacune d’elles, un personnage revient sur son enfance avant 1962 ou cherche à reconstituer un épisode de ces années de guerre qui furent aussi les dernières de la colonisation française.
Nous sommes d’abord dans la région de Skikda, l’ancienne Philippeville, qui a été le cœur de l’insurrection du 20 août 1955 qu’on peut considérer comme le vrai déclenchement de la guerre d’Algérie. Là, le principal témoin, Aziz, se souvient que, dans le village de Beni Malek, son oncle Lyazid, chef du réseau local du FLN, a veillé à ce que les civils européens qui maintenaient de bonnes relations avec la population algérienne ne soient pas l’objet de massacres. Tandis qu’un autre témoin, qui avait participé à la même insurrection non loin de là, à El Halia, raconte comment des familles entières de civils européens ont été tués dans des conditions horribles.
Puis, à Alger, une femme nommée Katiba revient sur les lieux de son enfance dans la Casbah, elle se souvient de la directrice pied-noir d’une école de Bab-el-oued qui ne voulait pas d’une petite arabe, mais aussi de la « tante Angèle », elle aussi pied-noir, qui a imposé qu’on l’inscrive et l’a élevée comme une seconde mère. C’est elle qui l’a protégée quand des manifestants européens cherchaient des Arabes à lyncher pour se venger d’un attentat FLN. De retour là où elle avait habité et vécu, Katiba explique son adhésion totale, à l’époque, à la cause du FLN, et aussi combien la ville aujourd’hui a changé… comme le confirme le fait que certains de ses habitants actuels la prennent pour une Française. Quand elle évoque la Bataille d’Alger de 1957, marquée par le terrorisme aveugle pratiqué par les services français contre la population de la Casbah et par les ripostes du FLN, c’est l’occasion pour Jean-Pierre Lledo de l’interroger sur le fait que ce dernier ait parfois pris pour cibles des civils. Fallait-il répondre à la répression aveugle des militaires français et aux « ratonnades » des foules d’extrémistes européens par des attentats contre des dancings et des cafés fréquentés par les pieds-noirs ? La question taraude Lledo, qui songe aux autres drames que le non respect de la vie humaine provoquerait plus tard. Et il a raison de la poser, y compris à ces résistantes admirables que sont Katiba, ou son amie Louisette Ighilariz.
A Constantine, un autre témoin, originaire de cette ville, amène son fils devant la grande fresque qui représente les principaux maîtres de la musique arabo-andalouse, le malouf, dont cette ville est le haut lieu en Algérie, où il manque pourtant l’un des plus grands d’entre eux : cheikh Raymond Leyris, assassiné le 22 juin 1961 dans des conditions qui restent à déterminer. C’est l’occasion d’évoquer les échanges nombreux entre Juifs et Arabes du Constantinois, et leur culture longtemps commune – au point qu’un musicien raconte que, venu jouer, un jour, pour un mariage, il s’était demandé si les familles des fiancés pour lesquelles il jouait étaient juives ou arabes.
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