06 Avr 2010 - 07:07:05
Les indices du malheur
Nous sommes — avec peut-être quelques Levantins de la rive Sud — les seuls Méditerranéens coincés, stressés, angoissés, froissés, mal dans notre tête et dans notre peau. Savoir-faire, savoir-vivre et savoir-être ont déserté notre espace collectif réduit à une sorte de terre brûlée. Où trouver le bonheur lorsqu’aucun de ces paramètres économiques, sociaux et culturels n’est réuni ? Parce que, malheureusement pour nos démagogues — une vulgaire coterie érigée en «classe politique» pour les besoins de la théâtralisation pseudodémocratique —, le bonheur est désormais quantifiable et sa mesure est palpable.
Il y a d’abord cette évidence que, aussi bien dans les pays de l’Est que ceux de l’Ouest ou du Nord comme du Sud, industrialisés ou agraires, les gens les plus riches sont aussi les plus heureux. Mais la richesse matérielle n’est pas que quantitative et, à partir d’un certain seuil, elle atteint ses limites : les premières recherches indiquent, en effet, qu’au-dessus d’un certain niveau de revenu (estimé à 15 000 euros environ par an et par personne), les ressources matérielles additionnelles n’apportent qu’un supplément modeste de bonheur. Autre nuance de taille: si elle reste indiscutable s’agissant des individus, la relation du bonheur à l’aisance matérielle n’est pas aussi évidente s’agissant des nations. Le meilleur exemple de l’absence de lien, du moins direct, entre le produit intérieur brut et le bonheur des citoyens d’un Etat reste celui de la première puissance mondiale, les Etats-Unis : le pays le plus riche de tous reste l’un des moins bien classés sur l’échelle du bonheur. La recherche anglosaxonne qui domine la matière est principalement l’œuvre des psychologues, avec, à leur tête Daniel Kahneman, lauréat du prix Nobel d’économie en 2002 pour ses recherches sur le rôle des facteurs psychologiques dans la décision économique. Bien qu’ils se définissent en règle générale comme des «progressistes », proches du Parti démocrate, les chercheurs américains se gardent bien de traduire les résultats de leurs recherches en programmes politiques. Leurs collègues britanniques sont nettement plus engagés parce que leurs recherches ont été plus directement rattachées à la politique du New Labour de Tony Blair : ils croient en une «science du bonheur» qui assurerait le compromis entre l’aspiration à une société plus juste – passant forcément par une intervention régulatrice et correctrice de l’Etat – et l’incapacité politique de mettre en question l’économie de marché dominante. Les travaux de trois d’entre eux ont été marquants dans cette noble quête de la mesure du bonheur. Le premier est l’économiste Richard Layard, auteur de Le Prix du bonheur, publié en 2005. Sir Richard Layard – anobli en 2000 – a un parcours classique : Eton, Cambridge et, enfin, la London School of Economics (LSE) où il enseignait et dirigeait le Centre pour la performance économique. En dehors de ses charges académiques, il fut un des principaux conseillers économiques de Tony Blair. Se basant sur moult enquêtes quantitatives, Layard recense les sources de satisfaction durables : le bonheur de la vie familiale, les loisirs, l’amitié et le travail. L’indice du bonheur est, a contrario, négativement affecté par des événements malheureux liés à la santé physique et mentale, le chômage, la solitude, l’insécurité et la violence. La recrudescence des tendances individualistes et égoïstes, le repli sur soi, la tolérance à l’égard des comportements malhonnêtes (que dire alors lorsqu’ils sont carrément donnés en exemple ?), l’érosion de la confiance dans les autres (les chercheurs ont été jusqu’à calculer le pourcentage de portefeuilles sciemment abandonnés dans des lieux publics avec l’adresse de leur propriétaire et qui y ont été effectivement retournés à cette adresse) ou la démission sociale affectent le «quota de bonheur » d’une société donnée, ajoute Layard. Le haut de l’«échelle du bonheur» comprend ainsi les pays dans lesquels la majorité des gens sont honnêtes et confiants. Que peut l’Etat pour favoriser le bonheur ? Layard apporte à cette interrogation des réponses classiques (la lutte contre la pauvreté, le chômage, l’insécurité et l’isolement social, la promotion d’un meilleur équilibre entre le travail et la vie familiale, une taxation plus forte des revenus élevés) auxquelles il associe sa thérapie propre (le contrôle de la publicité à la télévision, notamment celle destinée aux enfants, la promotion de l’éducation civique à l’école, la valorisation de l’entraide, la réduction de la mobilité géographique des employés, l’intensification de la lutte contre la maladie mentale, le développement des services psychologiques et psychiatriques de qualité accessibles à tous). Le second chercheur à apporter une pierre précieuse à l’édifice théorique de la mesure du bonheur est le sociologue Richard Sennett, auteur du livre La Culture du nouveau capitalisme, paru en 2006. Il s’intéresse aux développements qui rendent les gens malheureux dans la culture de ce qu’il appelle le «capitalisme tardif», avec une attention particulière aux conséquences dévastatrices de l’économie de marché sur les individus. Sennett ne tente pas de quantifier le bonheur ; il s’intéresse avant tout aux rapports sociaux de production dans leur sens premier. Le capitalisme financier et ses locomotives boursières affectent les liens entre les hommes et le travail. Les employés sont «flexibilisés», avec une grande insécurité de l’emploi, une fragmentation des expériences et des parcours, et l’avènement d’une éthique du «chacun pour soi». Sennett se propose d’atténuer les effets du capitalisme tardif en valorisant l’expérience passée dans le parcours des gens, en revalorisant socialement le travail fourni pour servir autrui (par l’extension du service public et la rémunération du travail de «care», notamment dans le domaine de l’aide aux personnes) et, enfin, en réhabilitant l’esprit traditionnel de l’artisanat, qui accorde de la valeur au travail bien fait. Le tout doit concourir à restituer la fierté des gens dans le travail qu’ils accomplissent et l’expertise qu’ils développent. Le secret du bonheur tiendrait alors dans le tissage de liens sociaux stables autour du travail Le troisième intellectuel digne d’être retenu est Richard Wilkinson, médecin et épidémiologiste. Lui s’intéresse depuis un quart de siècle aux effets de l’«indice d’inégalité sociale» sur la santé. L’inégalité est, de l’avis de Wilkinson, une pathologie sociale qui rend malade toute la société et l’éloigne du bonheur. Ses travaux attestent que les sociétés qui affichent les plus grands écarts de revenu et de statut entre les «gagnants» et les «perdants » ont une proportion plus élevée de personnes souffrant de maladies chroniques, des taux plus élevés de mortalité infantile, et une durée de vie plus courte que la moyenne. Les maladies qui rongent les sociétés fortement inégalitaires sont ainsi identifiées : affaiblissement des liens sociaux, du degré de confiance dans autrui, du niveau d’entraide et du sentiment de sécurité (ce dernier étant lié au taux de chômage et de criminalité). Tout cela affecte directement (du fait du stress) ou indirectement (du fait de ce que les gens se négligent et ne prennent pas soin d’eux-mêmes) l’état de santé de la société. Vous aurez remarqué depuis le début de cette chronique que chacun de nous est – à des degrés divers, mais pas pour les mêmes raisons – beaucoup plus proche de l’état du malheur que de celui du bonheur et ce, quel que soit son statut social. Percer le secret d’une telle incongruité, c’est mettre à nu un système qui n’a plus de prise sur une société qui n’en veut plus.
http://ambelhimer.sosblog.fr/Premier-blog-b1/Les-indices-du-malheur-b1-p96.htm
Les indices du malheur
Nous sommes — avec peut-être quelques Levantins de la rive Sud — les seuls Méditerranéens coincés, stressés, angoissés, froissés, mal dans notre tête et dans notre peau. Savoir-faire, savoir-vivre et savoir-être ont déserté notre espace collectif réduit à une sorte de terre brûlée. Où trouver le bonheur lorsqu’aucun de ces paramètres économiques, sociaux et culturels n’est réuni ? Parce que, malheureusement pour nos démagogues — une vulgaire coterie érigée en «classe politique» pour les besoins de la théâtralisation pseudodémocratique —, le bonheur est désormais quantifiable et sa mesure est palpable.
Il y a d’abord cette évidence que, aussi bien dans les pays de l’Est que ceux de l’Ouest ou du Nord comme du Sud, industrialisés ou agraires, les gens les plus riches sont aussi les plus heureux. Mais la richesse matérielle n’est pas que quantitative et, à partir d’un certain seuil, elle atteint ses limites : les premières recherches indiquent, en effet, qu’au-dessus d’un certain niveau de revenu (estimé à 15 000 euros environ par an et par personne), les ressources matérielles additionnelles n’apportent qu’un supplément modeste de bonheur. Autre nuance de taille: si elle reste indiscutable s’agissant des individus, la relation du bonheur à l’aisance matérielle n’est pas aussi évidente s’agissant des nations. Le meilleur exemple de l’absence de lien, du moins direct, entre le produit intérieur brut et le bonheur des citoyens d’un Etat reste celui de la première puissance mondiale, les Etats-Unis : le pays le plus riche de tous reste l’un des moins bien classés sur l’échelle du bonheur. La recherche anglosaxonne qui domine la matière est principalement l’œuvre des psychologues, avec, à leur tête Daniel Kahneman, lauréat du prix Nobel d’économie en 2002 pour ses recherches sur le rôle des facteurs psychologiques dans la décision économique. Bien qu’ils se définissent en règle générale comme des «progressistes », proches du Parti démocrate, les chercheurs américains se gardent bien de traduire les résultats de leurs recherches en programmes politiques. Leurs collègues britanniques sont nettement plus engagés parce que leurs recherches ont été plus directement rattachées à la politique du New Labour de Tony Blair : ils croient en une «science du bonheur» qui assurerait le compromis entre l’aspiration à une société plus juste – passant forcément par une intervention régulatrice et correctrice de l’Etat – et l’incapacité politique de mettre en question l’économie de marché dominante. Les travaux de trois d’entre eux ont été marquants dans cette noble quête de la mesure du bonheur. Le premier est l’économiste Richard Layard, auteur de Le Prix du bonheur, publié en 2005. Sir Richard Layard – anobli en 2000 – a un parcours classique : Eton, Cambridge et, enfin, la London School of Economics (LSE) où il enseignait et dirigeait le Centre pour la performance économique. En dehors de ses charges académiques, il fut un des principaux conseillers économiques de Tony Blair. Se basant sur moult enquêtes quantitatives, Layard recense les sources de satisfaction durables : le bonheur de la vie familiale, les loisirs, l’amitié et le travail. L’indice du bonheur est, a contrario, négativement affecté par des événements malheureux liés à la santé physique et mentale, le chômage, la solitude, l’insécurité et la violence. La recrudescence des tendances individualistes et égoïstes, le repli sur soi, la tolérance à l’égard des comportements malhonnêtes (que dire alors lorsqu’ils sont carrément donnés en exemple ?), l’érosion de la confiance dans les autres (les chercheurs ont été jusqu’à calculer le pourcentage de portefeuilles sciemment abandonnés dans des lieux publics avec l’adresse de leur propriétaire et qui y ont été effectivement retournés à cette adresse) ou la démission sociale affectent le «quota de bonheur » d’une société donnée, ajoute Layard. Le haut de l’«échelle du bonheur» comprend ainsi les pays dans lesquels la majorité des gens sont honnêtes et confiants. Que peut l’Etat pour favoriser le bonheur ? Layard apporte à cette interrogation des réponses classiques (la lutte contre la pauvreté, le chômage, l’insécurité et l’isolement social, la promotion d’un meilleur équilibre entre le travail et la vie familiale, une taxation plus forte des revenus élevés) auxquelles il associe sa thérapie propre (le contrôle de la publicité à la télévision, notamment celle destinée aux enfants, la promotion de l’éducation civique à l’école, la valorisation de l’entraide, la réduction de la mobilité géographique des employés, l’intensification de la lutte contre la maladie mentale, le développement des services psychologiques et psychiatriques de qualité accessibles à tous). Le second chercheur à apporter une pierre précieuse à l’édifice théorique de la mesure du bonheur est le sociologue Richard Sennett, auteur du livre La Culture du nouveau capitalisme, paru en 2006. Il s’intéresse aux développements qui rendent les gens malheureux dans la culture de ce qu’il appelle le «capitalisme tardif», avec une attention particulière aux conséquences dévastatrices de l’économie de marché sur les individus. Sennett ne tente pas de quantifier le bonheur ; il s’intéresse avant tout aux rapports sociaux de production dans leur sens premier. Le capitalisme financier et ses locomotives boursières affectent les liens entre les hommes et le travail. Les employés sont «flexibilisés», avec une grande insécurité de l’emploi, une fragmentation des expériences et des parcours, et l’avènement d’une éthique du «chacun pour soi». Sennett se propose d’atténuer les effets du capitalisme tardif en valorisant l’expérience passée dans le parcours des gens, en revalorisant socialement le travail fourni pour servir autrui (par l’extension du service public et la rémunération du travail de «care», notamment dans le domaine de l’aide aux personnes) et, enfin, en réhabilitant l’esprit traditionnel de l’artisanat, qui accorde de la valeur au travail bien fait. Le tout doit concourir à restituer la fierté des gens dans le travail qu’ils accomplissent et l’expertise qu’ils développent. Le secret du bonheur tiendrait alors dans le tissage de liens sociaux stables autour du travail Le troisième intellectuel digne d’être retenu est Richard Wilkinson, médecin et épidémiologiste. Lui s’intéresse depuis un quart de siècle aux effets de l’«indice d’inégalité sociale» sur la santé. L’inégalité est, de l’avis de Wilkinson, une pathologie sociale qui rend malade toute la société et l’éloigne du bonheur. Ses travaux attestent que les sociétés qui affichent les plus grands écarts de revenu et de statut entre les «gagnants» et les «perdants » ont une proportion plus élevée de personnes souffrant de maladies chroniques, des taux plus élevés de mortalité infantile, et une durée de vie plus courte que la moyenne. Les maladies qui rongent les sociétés fortement inégalitaires sont ainsi identifiées : affaiblissement des liens sociaux, du degré de confiance dans autrui, du niveau d’entraide et du sentiment de sécurité (ce dernier étant lié au taux de chômage et de criminalité). Tout cela affecte directement (du fait du stress) ou indirectement (du fait de ce que les gens se négligent et ne prennent pas soin d’eux-mêmes) l’état de santé de la société. Vous aurez remarqué depuis le début de cette chronique que chacun de nous est – à des degrés divers, mais pas pour les mêmes raisons – beaucoup plus proche de l’état du malheur que de celui du bonheur et ce, quel que soit son statut social. Percer le secret d’une telle incongruité, c’est mettre à nu un système qui n’a plus de prise sur une société qui n’en veut plus.
http://ambelhimer.sosblog.fr/Premier-blog-b1/Les-indices-du-malheur-b1-p96.htm