Rachid Benyellès, général à la retraite. Ancien chef d'état-major de la marine algérienne Dans les semaines qui avaient suivi sa désignation à la tête de l'Etat, M. Bouteflika menaçait à tout propos de "rentrer chez lui en laissant les Algériens à leur médiocrité". Cela, jusqu'au jour où des voix, excédées par tant d'impudence, se sont élevées pour lui dire "chiche !" Depuis, il n'est plus jamais revenu sur ce sujet.
Après avoir passé un premier quinquennat à sillonner la planète et une grande partie du second à lutter contre une maladie qui l'a contraint à suspendre toute activité des mois durant, le voilà maintenant, malgré ce lourd handicap, qui se prépare à un troisième quinquennat. A l'instar de beaucoup d'autres potentats, ailleurs dans le monde, M. Bouteflika a toujours voulu être un président à vie. La seule question pour lui était celle de choisir le moment opportun pour annoncer le changement d'une Constitution qui limite le nombre de mandats à deux.
Hélas !, la démocratie et l'alternance ne font pas partie du lexique de l'Algérie de M. Bouteflika, ni d'ailleurs de celui de toutes les contrées arabes qui, sans exception aucune, demeurent dirigées par des régimes autocratiques. Encore que, à la différence de l'Algérie de M. Bouteflika, ces pays puissent néanmoins se prévaloir de réalisations qui font pâlir d'envie nos concitoyens. Ceci est particulièrement vrai pour les pétromonarchies du Golfe. Plus proches de nous, le Maroc et la Tunisie sont parvenus à de bien meilleurs résultats, sans pour autant disposer de nos ressources naturelles et de notre formidable manne pétrolière.
En fait, l'Algérie de M. Bouteflika a connu une régression accélérée, pour ne pas dire une dégénérescence. Cela tient, pour l'essentiel, à la qualité du chef et à ce qu'on appelle aujourd'hui la "gouvernance". Or l'Algérie de M. Bouteflika se distingue précisément par la non-gouvernance. Le pays est abandonné à lui-même, dérivant sans cap et sans destination, frémissant aux seules pulsions du prince et à son bon vouloir.
Le bilan de M. Bouteflika au cours de ces dix années passées à la tête de l'Etat est malheureusement catastrophique, n'en déplaise à ses courtisans. S'il fut un temps où l'Algérie jouait un rôle moteur dans le monde arabe, force est aujourd'hui de constater qu'elle ne pèse plus rien ! Traités comme des pestiférés, nos concitoyens n'ont jamais été autant humiliés pour obtenir un visa et aussi mal accueillis à l'étranger, particulièrement dans certains pays dits "frères" où ils sont malmenés, et parfois agressés, sans que cela ne provoque la moindre réaction officielle. Classée par Transparency international parmi les pays les plus corrompus de la planète, loin devant les pays voisins du Maghreb, l'Algérie affiche aussi les plus mauvais résultats en matière de développement humain et de liberté d'expression.
De quel succès M. Bouteflika et ses encenseurs peuvent-ils se prévaloir lorsque les gouvernements des grandes puissances recommandent à leurs ressortissants d'éviter notre pays et à ceux, très peu nombreux, qui y résident encore, de le quitter ? De quel résultat peuvent-ils se prévaloir lorsque le peu d'entreprises étrangères présentes en Algérie ne prennent aucun risque et se limitent à l'ouverture de simples comptoirs commerciaux ?
Quelle image de l'Algérie peuvent-ils donner à l'extérieur lorsque des milliers de jeunes et moins jeunes Algériens (les harragas), poussés par le désespoir, tentent, au péril de leur vie, de traverser la Méditerranée à bord d'embarcations de fortune pour rompre avec un pays qui ne leur offre plus aucune perspective ?
M. Bouteflika aurait été bien mieux inspiré s'il avait consacré un peu de son temps à restaurer l'image de l'Algérie auprès des Algériens tout d'abord, en les retenant chez eux, en leur donnant confiance en leur pays et en leurs dirigeants. Pour ce qui est du rétablissement de la paix et de la sécurité, l'autre chantier prioritaire de M. Bouteflika, cet objectif n'a pas été atteint. Malgré le décuplement des effectifs des forces de sécurité, tous corps confondus, et l'allocation de budgets exorbitants, le terrorisme n'a pas été vaincu. La situation n'est certes plus celle du début des années 1990, mais la paix et la sécurité sont loin d'être rétablies. Par contre, sous le règne de M. Bouteflika, un phénomène nouveau, inconnu jusqu'alors dans la région, est apparu - celui des attentats kamikazes.
Au plan politique, tous les acquis démocratiques d'octobre 1988 ont été balayés au cours de la dernière décennie. L'état d'urgence a été maintenu et ses dispositions les plus restrictives ont été renforcées, à seule fin d'interdire les manifestations et réunions publiques. La vie politique a été réduite à néant, et les institutions du pays, ou ce qui en tient lieu, ont été marginalisées et traitées avec mépris comme cela ne s'était jamais produit auparavant. Les quelques partis politiques autorisés à fonctionner ne sont que des coquilles vides. Aucune organisation politique, même lorsqu'elle a rigoureusement rempli les exigences fixées par la loi, n'a été agréée. Toujours par le même fait du prince. Les syndicats libres ne sont pas reconnus, et leurs dirigeants font l'objet de mesures coercitives scandaleuses.
La liberté d'expression a été muselée ; les journalistes qui osent porter un jugement critique sur les pratiques du régime sont jetés en prison sous divers prétextes. Les innombrables émeutes qui éclatent régulièrement dans l'ensemble du pays sont réprimées avec la plus grande brutalité. Le régime de M. Bouteflika ne se montre performant que lorsqu'il s'agit de briser des manifestations, renier les droits de l'homme et les libertés fondamentales ou susciter la zizanie et la discorde dans les rangs des organisations et partis politiques qui refusent de jouer le rôle de satellites du système.
Dans les autres secteurs, le bilan de M. Bouteflika n'est, hélas, pas plus brillant. Aucun des pays de la région n'affiche une dépendance alimentaire aussi prononcée, et la situation ne fait qu'empirer. Au cours de la décennie écoulée, l'Algérie a enflé de manière anarchique, au mépris des règles d'urbanisme les plus élémentaires. D'une densité urbaine démentielle, des cités-dortoirs émergent aux quatre coins du pays. Elles sont construites à grands frais et dans la précipitation par des entreprises étrangères venues de tous horizons.
En matière de santé, il fut un temps où l'Algérie était à l'avant-garde des pays maghrébins. Des étudiants de tout le continent étaient formés dans nos universités, et des patients de toutes les nationalités étaient soignés dans nos établissements hospitaliers. Aujourd'hui, la situation s'est inversée. Lorsqu'ils veulent des soins de qualité, les agents du pouvoir en place, et ceux de nos concitoyens qui en ont les moyens, sont obligés d'aller dans les pays voisins. Alors que, dans ces mêmes pays, les besoins en médicaments sont couverts à plus de 80 % par la production locale, l'Algérie de M. Bouteflika importe pour près d'un milliard de dollars de produits pharmaceutiques. Une poignée de gros importateurs se partagent ce marché juteux en bénéficiant de facilités surprenantes.
L'Algérie ne produit presque plus rien et importe presque tout, aussi bien les produits manufacturés que les produits alimentaires. Au cours de la décennie écoulée, le secteur productif national public ou privé a été démantelé pour laisser le champ libre aux importateurs. Il n'y a pas de place pour un secteur productif créateur de richesses et d'emplois durables. Les entreprises publiques, grabataires pour la plupart d'entre elles, ont été maintenues en l'état, ni privatisées ni assainies, à la grande satisfaction des importateurs.
L'Algérie de M. Bouteflika est celle des scandales financiers, de l'affaire dite Khalifa et des banques publiques, des détournements massifs entraînant des milliards de dollars de préjudice pour le pays, de l'économie informelle dominante. Malgré ce bilan désastreux et les aléas liés à son état de santé, M. Bouteflika projette de se maintenir au pouvoir. A 72 ans, il veut un troisième quinquennat qu'il terminera à 77 ans, c'est-à-dire en vieillard, dans l'acception universelle du terme. C'est le pire fléau qui puisse frapper le pays !
Pour empêcher le viol qui se prépare, on ne peut malheureusement compter ni sur les dirigeants des démocraties occidentales, qui soutiennent à bras-le-corps un régime qui préserve leurs intérêts, ni sur des manifestations, même pacifiques, interdites au titre de l'état d'urgence. Peut-on pour autant accepter le fait accompli, abdiquer et se taire ?
Article paru dans Le Monde du 11 novembre 2008