DOCUMENTS ANNEXES
SI KADDOUR BEN GHABRIT
S’étant installé définitivement à Paris, tout de suite après la guerre de 1914, cet Algérien était devenu, non seulement le plus Parisien des Marocains mais une des figures les plus en vue du Tout-Paris, habitué des premières, ses relations étaient étendues dans tous les cercles diplomatiques, politiques, journalistiques, mondains.
Comme tous les Parisiens qui vivaient à Paris aux alentours de 1930, j’avais connu Si Kaddour Ben Ghabrit dans le salon d’une de mes amies, salon dont il était le plus bel ornement.
Il recevait beaucoup dans sa résidence, située à proximité de la mosquée et initiait les Parisiens aux joies gastronomiques, nouvelles pour eux, de la pastilla et du méchoui.
Ayant commencé sa carrière comme petit employé au consulat de Tanger, Si Kaddour n’avait pas tardé à s’imposer par ses éminentes qualités et le rôle qu’il joua, avant, pendant et après l’établissement du traité de protectorat fut considérable.
Les nationalistes Marocains ne lui ont jamais pardonné d’avoir été le principal artisan du traité du Protectorat qu’ils n’ont jamais admis, ni dans l’esprit, ni dans la lettre.
J’ai eu souvent l’occasion de m’entretenir avec Si Kaddour de cette accusation qu’on lui lançait, d’avoir livré le Maroc à la France. Il rétorquait qu’en agissant ainsi, il avait en réalité sauvé le pays menacé d’être dépecé par les convoitises étrangères.
Si Kaddour Ben Ghabrit a donc été le principal artisan du traité de Fès. Son action devait d’ailleurs se prolonger après la signature du traité, et, seule l’arrivée de Lyautey, qui avait, dès son arrivée à Rabat prit tout en main, restreignit son initiative.
Jusqu’à sa mort, les différents Résidents Généraux qui se succédèrent ne purent que s’incliner devant le prestige de celui qui avait fait cadeau à la France du traité du Protectorat.
Certains Français sont sévères pour l’attitude qui fut la sienne au moment des tragiques journées de Fès, en avril 1912 et qui se soldèrent par des centaines de tués.
Si Si Kaddour était populaire parmi les Parisiens, il l’était beaucoup moins parmi les Français du Maroc qui étaient tout à fait ignorants de sa vraie personnalité, ainsi que des éminents services qu’il avait rendus à la cause de leur pays. Les Français fixés à Rabat le considéraient comme quantité négligeable et se montraient surpris de la situation qu’il avait acquise dans la capitale. Au demeurant Si Kaddour leur rendait, et même avec usure, la monnaie de leur pièce : il détestait Rabat et écourtait autant que faire se pouvait, le séjour qu’il y faisait quatre fois par an.
Si Kaddour joua également un rôle déterminant au moment de l’abdication de Moulay Hafid. Si ce dernier consentait bien à l’idée de quitter le trône, sa volonté était de se retirer à Tanger où sa présence n’eût pas manqué de créer un centre permanent d’agitation. Ce fut encore Si Kaddour qui fut chargé de l’évacuer « en douceur » , sans l’ombre d’une contrainte et sans le braquer dans une résistance insurmontable. Si Kaddour faisant appel une fois de plus à ses qualités de charmeur, convainquit son Auguste interlocuteur que son intérêt était bien de quitter le Maroc.
Moulay Hafid ne tint pas rigueur à Si Kaddour des conseils qu’il avait reçus.
Réfugié en France, après avoir séjourné longtemps en Espagne, l’ancien Sultan avait élu domicile à proximité du lac d'Enghien et c’était toujours avec plaisir qu’il le recevait. Si Kaddour évoquait avec son Auguste interlocuteur les splendeurs et aussi les difficultés des temps passés. Il lui communiquait les derniers bruits de la Cour de Rabat et surtout, il lui apportait une bouffée d’air d’une patrie qui n’avait cessé de lui être chère.
Président de la société des Habous et des lieux saints de l’Islam, tous les trois mois, Si Kaddour se rendait à Tunis, puis à Alger et enfin à Rabat..
A Rabat, Si Kaddour était reçu par le Souverain, qui, presque toujours, l’invitait à dîner. Si Kaddour savait le distraire, n’était jamais à court d’anecdotes nouvelles, et amusantes.
Lorsque le Souverain me mettait au courant du dîner qu’il avait pris avec le Directeur de la Mosquée de Paris, son visage se mettait à sourire et tous deux, nous faisions son éloge.
Les sentiments que Sidi Mohammed et Si Kaddour éprouvaient l’un pour l’autre faisaient honneur à chacun d’eux. Nous avons vu la part active prise jadis par Si Kaddour dont le flair, pour une fois, avait été pris en défaut dans les intrigues qu'Ababou avait suscitées pour empêcher Sidi Mohammed d’accéder au trône. Sidi Mohammed Ben Youssef n’avait pas oublié ces faits, du moins n’y a-t-il jamais fait la moindre allusion et n’a-t-il jamais introduit la moindre restriction lorsque je lui vantais les mérites de Si Kaddour. De son côté, ce dernier ne tarissait pas d’éloges sur le jeune Souverain et je suis convaincu qu’il l’a toujours loyalement servi.
Après le débarquement, les relations furent complètement coupées entre le Palais et la Mosquée de Paris. Les fausses nouvelles circulaient et les ennemis de Si Kaddour, il n’en manquait pas, l’accusaient de pactiser avec l’ennemi. Personnellement, je lui faisais confiance et je pensais que l’occupation de Paris lui fournirait l’occasion d’utiliser certains des bons principes recueillis dans l’enseignement d'Abbou Nouhas le héros des contes qu’il écrivait. J’avais raison de lui faire ainsi crédit. Voici entre autre, une des anecdotes qu’il me raconta : Il lui arrivait à l’occasion d’être sollicité par des personnalités allemandes dont le désir était de recevoir le Ouissam Alaouite. Ne voulant pas opposer un refus brutal, il assurait que la chose n’était pas impossible et qu’il allait constituer un dossier. Il faisait traîner les choses en longueur et profitait de ce délai pour soutirer quelques services et soulager des malheureux. Puis, un beau jour, prenant son téléphone, il annonçait au candidat que tout était en bonne voie et qu’il ne manquait plus au dossier qu’un simple détail : à savoir la date de sa promotion dans l’ordre de la légion d’honneur ! Et c’est alors que l’espoir du demandeur s’envolait quand il entendait Si Kaddour lui annoncer : « Dans ces conditions, je suis désolé, mais nul ne peut recevoir le Ouissam Alaouite s’il n’appartient déjà à la légion d’honneur »!
Si Kaddour était également très fier du compliment que lui avait adressé le Maréchal Pétain alors qu’il était allé accompagner le Grand Vizir El Mokkri qui s’était rendu à Vichy. Au moment de la prise de congé, le Maréchal qui approchait de 90 ans, fit des adieux au Grand Vizir qui était depuis longtemps centenaire, puis, se tournant vers Si Kaddour qui frisait les 80 ans, lui avait dit : « Au revoir jeune homme ».
Durant sa longue vie, Si Kaddour ne cessa de demeurer un honnête homme : il méprisait l’argent et ne voulut jamais profiter des nombreuses occasions qui lui furent offertes de s’enrichir.
La fin de Si Kaddour fut pitoyable ! N’appréciant pas du tout le voyage en avion, il avait recours au bateau qu’il prenait, En revanche, avec plaisir : excellent marin, simple et bon vivant, aimant après ses repas, fumer un bon cigare, il apparaissait au yeux du commandant, ainsi qu’à ceux des passagers, comme un joyeux commercial. Au cours d’une traversée, la mer étant démontée, il fit une chute malheureuse qui provoqua une fracture de la colonne vertébrale. S’il consentit à se faire admettre dans ma clinique, il refusa tout traitement. Au bout de quelques mois, le pauvre Si Kaddour ne pouvait se déplacer que courbé en deux et soutenu par deux aides .
Quelques jours après le 20 août 1953, intellectuellement très affaibli, la Direction des Affaires Politiques l’obligea à rendre visite au pseudo Sultan Arafa et le lendemain, les journaux publiaient une photo représentant Si Kaddour Ben Ghabrit prêtant serment d’allégeance au nouveau Sultan !
J’eus l’occasion, le lendemain, de le voir dans sa chambre d’hôtel. Si Kaddour était étendu sur son lit, sa gaieté avait disparu, il demeurait silencieux et me demanda, tout à coup, : « Dites donc, cher ami, que signifie donc le mot allégeance »? J’eus pitié de ce pauvre vieillard déchu, dont les jours étaient comptés et qui ne représentait même pas l’ombre du Si Kaddour , si brillant, que j’avais connu vingt ans auparavant. Je lui répondis qu’il s’agissait là d’un vieux mot français tombé dans l’oubli auquel le lecteur moyen ne comprendrait pas grand chose.
Par ailleurs, je lui expliquai que l’Administration centrale, ayant bien du mal à justifier la politique qu’elle avait choisie le 20 août, cherchait à démontrer que cette politique ralliait la majorité des suffrages ; j’ajoutai qu’en ce qui le concernait, les sentiments qu’il professait pour Sa Majesté Sidi Mohammed Ben Youssef étaient bien connus et que personne ne serait dupe de la vilaine manœuvre dont il avait été l’objet.
Ce fut là notre dernière rencontre et je pense qu’en l’occurrence, mon Auguste ami Sa Majesté Mohammed V ne m’aurait pas désavoué d’avoir agi comme je l’ai fait.
Source:« Mohammed V, Hassan II,
tels que je les ai connus. »
Docteur Henri Dubois-Roquebert
Chirurgien particulier de Sa Majesté. de 1937 à 1971