Cheikh Al Arab: Iténeraire d'un héros sans gloire
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Quarante ans après sa mort, le souvenir de Cheikh El Arab hante toujours les mémoires. Qui était ce fameux résistant originaire du Souss, et que certains ont définitivement adopté come le Robin des bois du Maroc moderne ? Par Karim Boukhari
I nutile de tenter un casse dans les archives de l’administration marocaine : le dénommé Cheikh El Arab n’a jamais existé ! Pas même sous l’identité d'Ahmed Agouliz, supposée être son "vrai" nom. Le cheikh est né Ahmed (ou H’mad) Ben Mohamed Ben Brahim Bouchlaken, à Agouliz, un douar près de Tata dans le Sud-est marocain, en 1927. Descendant de la tribu des Issafen, il "monte", à douze ans, en compagnie d’autres personnes de son village, à Rabat. À pied ! Dans la capitale, il retrouve son père, fqih et commerçant, qu’il aide à tenir sa boutique. À la même époque, le jeune Ahmed rejoint l’école Guessous, d’abord comme cuisinier avant d’être promu, quelques années plus tard, surveillant général ! Nous sommes à une époque, en effet, où tout peut aller très vite. Et il se passait tellement de choses… Exemple : l’école Guessous a été créée en 1943 par Ahmed Balafrej, grande figure de la résistance et, plus tard, de l’indépendance du Maroc. Quand, quelques années plus tard, il
est arrêté par les autorités coloniales, son fief de l’école Guessous, considéré comme un rempart du nationalisme, connaît une ébullition sans pareille. Le jeune cuisinier originaire d’Agouliz s’y fait remarquer et, du coup, il est promu surveillant général de l’établissement. Le futur Cheikh El Arab signe du coup son entrée dans la résistance et, plus généralement, son engagement politique sous la bannière de l’Istiqlal. Entre 1944 et 1955, celui qui s’appelle encore Ahmed Bouchlaken se signale par plusieurs faits d’armes qui n’échappent pas à la vigilance des autorités coloniales. Il est ainsi arrêté en 1951 et condamné, pour l’exemple, à marcher à pied, les poings liés, jusqu’à son village d’Agouliz, des centaines de kilomètres plus loin ! Il gagne ainsi une réputation flatteuse d’épouvantail. Pas un intellectuel, mais un homme de terrain, courageux et profondément nationaliste. Dans la foulée, il rencontre le sultan Mohamed V et milite, en 1953, contre l’arrêté destituant celui-ci du trône, au profit de Ben Arafa. Il crée à partir de Rabat un fonds alimenté par les anciens de Issafen et du Souss, ce qui lui permet déjà de se positionner en meneur d’hommes. Depuis cette époque, et pratiquement jusqu’à sa liquidation en 1964, Bouchlaken sera toujours un homme armé.
Le jeune chef de guerre est arrêté durant l’été 1954 par les autorités coloniales, et incarcéré dans la fameuse prison centrale de Kénitra. Au tribunal, il refuse un avocat désigné par la Cour, et qui n’est autre qu’Ahmed Réda Guedira, future éminence grise du règne de Hassan II. Bouchlaken proteste aussi contre le régime alimentaire discriminatoire qui sévit à la prison de Kénitra. Il est tellement dur et inflexible que ses compagnons de détention le surnomment "le cheikh", autrement dit "le dur", celui qui mène la danse. Son attachement aux cinq prières quotidiennes lui vaut de compléter son sobriquet qui devient "Cheikh El Islam". Mais le nom ne plaît pas à Bouchlaken et ses amis le changent encore une fois pour se fixer définitivement sur Cheikh El Arab.
Du fond de sa cellule, le cheikh multiplie les subterfuges pour retarder son jugement. Il sait pertinemment que, dehors, l’indépendance du Maroc est toute proche. Fin 1955, les premières vagues de relaxation dépeuplent une bonne partie des prisons marocaines. Cheikh El Arab attend désespérément son tour. Comme le dira l’un de ses compagnons, "les prisonniers originaires de Fès, Meknès et Rabat étaient libérés, mais pas les Soussis, les Rouafa (originaires du Rif) et les aâroubiya". Profitant du relâchement de l’administration pénitentiaire en ces temps de transition entre la tutelle française et la marocaine, Cheikh El Arab, las d’attendre une libération qui ne vient pas, fomente un plan d’évasion en compagnie d’autres détenus, en mai 1956. Pour l’anecdote, signalons que parmi les autres évadés célèbres figure un certain Abderrahmane Hjira, cadre Istiqlalien à Oujda et père de l’actuel ministre de l'Habitat. En 1956, le Maroc est un pays indépendant mais le cheikh, lui, est un évadé qui survit dans la clandestinité, grâce au soutien d’anciens amis de lutte. C’est là que se situe la grande blessure qui infléchira définitivement la destinée du personnage.
Le cheikh ouvre les yeux sur une nouvelle réalité, celle du Maroc indépendant. Lui et ses amis regrettent que les pourparlers pour l’indépendance, entre 1954 et 1955, aient écarté les résistants de la table des négociations. Ils estiment, aussi, que des suppôts du colonialisme et des "collabos" ont déjà intégré les corps de l’armée, de la police, parfois du gouvernement du Maroc indépendant. Le cheikh regagne son douar natal où il se mêle à ce qui reste de l’ALN (Armée de libération nationale), pour récupérer toutes les provinces du Sud. À l’époque, le Maroc vivait encore, dans une large partie de son territoire, un état de siba (rebellion) permanent. Tous les résistants n’avaient pas encore désarmé, et l’ALN n’était pas encore dissoute. Le Palais d’une part, et les partis politiques (Istiqlal et, à un degré moindre, le PDI) se livraient à une guerre sans merci pour récupérer, chacun selon ses moyens, les anciens résistants. Le cheikh, selon la légende, se voit alors proposer un poste d’agent d’autorité qui ne convient pas à son prestige. Le voilà fâché avec les émissaires du Palais. Comme de l’autre côté, il n’a jamais cessé d’accuser ses anciens amis de l’Istiqlal, coupables selon lui "d’avoir pactisé avec le Palais et l’occupant français une indépendance tronquée", et "d’avoir amnistié, et même récompensé, les traîtres et les collaborateurs d’hier", le cheikh fait rapidement office de franc-tireur qui ne roule pour personne. En 1959, il est directement impliqué dans l’assassinat, dans le Souss, de deux agents d’autorité. Peu auparavant, il avait fait prononcer, par le biais d’un "tribunal populaire" (très courant à cette époque où l’appareil judiciaire n’était pas encore suffisamment développé), une condamnation à mort à l’encontre de deux officiers de l’ALN, accusés de viols en série parmi les populations du Sud. C’est de là, certainement, qu’est née la légende du Cheikh - Robin des bois volant, au mépris de sa propre sécurité, au secours des opprimés. Fêté par le petit peuple, mais recherché par la loi, le cheikh plongera une bonne fois pour toutes dans la clandestinité.
Pendant que le tribunal de Taroudant le condamne, par contumace, à la perpétuité, les premières notes de recherche et autres "wanted" (voir photo) circulent au sujet de Cheikh El Arab. Lequel s’évapore dans la nature, abandonnant jusqu’à ses liens avec l’ALN dont une bonne partie avait intégré les jeunes Forces Armées Royales dès 1956. Comme d’autres rebelles, il bascule facilement de l’autre côté des frontières algériennes, réputées accueillantes pour les anciens de l’armée de libération. Terré, traqué, le cheikh maintient néanmoins un contact à l’intérieur du pays, notamment avec un Moumen Diouri, voire le Fqih Basri ou cet autre héros méconnu de la résistance, Saïd Bounaîlat, tous des mécontents et des opposants farouches au nouveau régime du Maroc indépendant. À la réorganisation de la police politique marocaine, et la création du CAB 1 en 1960, le nom de Cheikh El Arab revient comme une priorité pour les services marocains. En 1962, et alors que se trament les grandes lignes du "complot de 1963", le cheikh noue des contacts avec Mehdi Ben Barka, notamment par le biais de Moumen Diouri. À l’été 1963 et à l’approche de la guerre des sables avec le voisin algérien, le complot est démasqué et la plupart de ses instigateurs, ou supposés tels, arrêtés. Les Basri, Diouri, Youssoufi, Omar Benjelloun, entre autres, passent derrière les barreaux. Ben Barka, qui a senti le vent tourner, part en exil. Cheikh El Arab, toujours en clandestinité, écope de sa deuxième condamnation à mort par contumace. Il retourne encore une fois en Algérie. Cheikh El Arab, avec une poignée de fidèles, reconstitue un petit réseau de cellules armées dont certaines arrivent à infiltrer, tant bien que mal, le royaume, notamment à Casablanca ou à Safi. Mais à Alger aussi, le vent commence à tourner, et Ben Bella a signé un traité de paix avec Hassan II. Conséquence : les électrons libres qui ne roulent pour personne, comme le cheikh, sont devenus trop encombrants pour les autorités d’Alger. Pris entre le marteau et l’enclume, Cheikh El Arab précipite ainsi son retour au pays, toujours en s’appuyant sur des réseaux clandestins. En juin 1964, le CAB 1, après avoir arrêté plusieurs compagnons du Cheikh et noyauté son organisation, arrive à déterminer son lieu de résidence secret : une banale villa au quartier de l’Hermitage à Casablanca. Mais l’opération, mal négociée, se solde par la mort de trois policiers. Le cheikh est sain et sauf mais Casablanca est hérissée de barrages policiers et Cheikh El Arab, présenté publiquement comme un vulgaire assassin, est devenu l’ennemi public numéro un. Pour Oufkir, responsable officiel du CAB, et pour tout le régime marocain, ce qui vient de se passer équivaut ni plus ni moins à une humiliation. Qu’il s’agit d’effacer au plus vite. Deux mois après la fusillade manquée de l’Hermitage, la présence du cheikh est signalée du côté de Sidi Othmane, toujours à Casablanca. C’est, comme il l’a toujours prédit, l’un de ses proches collaborateurs, qui l’a dénoncé à la police du CAB 1. Très tôt ce matin du 7 août 1964, des policiers en renfort encerclent le modeste logis avant d’y pénétrer en force. Tous les occupants de l’appartement y passent, à commencer par le cheikh lui-même, qui s’est probablement tiré une balle dans la tête. "Je n’abdiquerai jamais, on ne me prendra jamais vivant", avait-il coutume de dire à ses amis. Il aura tenu parole jusqu’au bout…
Pour mesurer l’importance de la mort de Cheikh El Arab, il suffit de rappeler qu’à la suite de la tuerie de Sidi Othmane, Oufkir a été promu général et ministre de l’Intérieur, entraînant dans son ascension tous ceux qui ont été déterminants dans l’épilogue de la longue course-poursuite entamée avec le descendant d’Issafen. Une page de l’histoire du Maroc indépendant était tournée avant celle, une année plus tard, de Ben Barka et de tant d’autres.
(cet article a été écrit sur la base de plusieurs témoignages dont celui, précieux, de Mohamed Louma, qui dédie son prochain ouvrage, en arabe, à Cheikh El Arab : "L’organisation de Cheikh El Arab, entre vérités et mensonges")
Je suis entrain de fouiller dans un passé qui n'est pas enseigné dans les écoles.
C'est comme une plaie, elle est ouverte puis elle se referme puis s'ouvre encore, il faut la creuser pour l'empêcher de se rouvrir . Je voudrais comprendre.
Maintenant je vis sur le qui-vive.
SNP Abdel
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