. ENQUÊTE. Une dernière danse avant la fugue ! Ils sont partis au Canada pour y donner un spectacle dans la cadre de la commémoration du 1er novembre 1954, ils y restent. Revenir au pays ? Plutôt crever, disent-ils. Ils ce sont 9 danseurs, sept garçons et deux filles, du Ballet national algérien. Alors qu’ils devaient regagner le pays au terme d’une semaine de représentation, ils décident d’effectuer ce que les Algériens appellent la Harga. Aujourd’hui réfugiés à Montréal, ils ont entrepris des démarches pour s’installer dans cette contrée devenue depuis les années 1980 une destination prisée par les immigrants algériens. Voici le récit de leur harga.
Vendredi 12 novembre, aéroport de Montréal. La délégation algérienne qui doit s’envoler ce soir là vers Alger est au complet. Les officiels qui avaient confisqué les passeports des danseurs dés leur arrivée au Canada le 5 novembre restituent enfin les documents de voyage pour les formalités douanières. Une fois leurs passeports récupérés, les neufs danseurs s’éclipsent de l’aéroport et s’évaporent dans la nature. Cette fugue, cette défection ne relèvent pas d’un coup de tête, mais plutôt d’un projet murement réfléchi, préparé des mois à l'avance.
Appelons le Samir car il ne souhaite pas divulguer son identité. Retourner au pays, Samir, 25 ans, originaire d’Alger, n’y pense plus. « Je veux rester au Canada, dit-il au téléphone. C’est l’occasion ou jamais. Cela fait plus de six mois que je me prépare. » Pour ces danseurs du Ballet national algérien, l’idée de quitter l’Algérie pour un territoire plus clément commence à faire son chemin dés le mois de mai 2010. C’était au cours d’une tournée effectuée à Doha, Qatar, à l’occasion de la semaine culturelle algérienne.
A l’époque, ils n’étaient que trois à y songer avant d’être rejoints, plus tard, par d’autres candidats. A Doha, Samir et deux de ses potes font une première approche. Samir : « J’ai pris quelques contacts avec des Algériens sur place, mais ils m’ont vite dissuadé. Les conditions de séjour sont très strictes et le Qatar n’est pas vraiment le pays où je voudrais vivre de ma passion, la danse. »
Le séjour qatari achevé, nos danseurs retournent au bercail. Dans les locaux qui abritent le ballet à Bordj El Kiffan, dans la banlieue est d’Alger, autour des membres de la troupe, parmi les responsables, on évoque ici et là une nouvelle tournée. En Europe, cette fois-ci. C’est que depuis le début de l’année, l’agenda des danseurs est bien rempli. En janvier, ils se sont produits à Khartoum, au Soudan, puis à Moscou et à Saint Pétersbourg, en Russie.
L’Europe ! Voila une aubaine pour nos futurs fugueurs. Mais comment faire ? Ils lancent des passerelles via internet, particulièrement via le réseau social Facebook. A la fin du mois d’octobre 2010, la nouvelle tombe : le Ballet se produira au Canada dans le courant de la première semaine de novembre. Le Canada, destination lointaine, inconnue, mais fascinante. Depuis les années 1980, quelque 50 000 Algériens ont réussi à s’y installer. «Comment faire pour rester la bas, se demande Samir. Je ne connais personne au Canada! ».
Une fois de plus, Internet s’avère un formidable outil pour nouer les contacts. Bien que plus de 6300 km séparent l’Algérie du Canada, aujourd’hui il suffit d’un clic de souris pour abolir cette distance. Lyes, 24 ans, célibataire résident à Alger, se souvient qu’en 2007 une poignée de karatékas algériens, partis pour participer à une compétition officielles, ont faussé compagnie à leur délégation pour y rester. Lyes parvient ainsi à contacter un de ses fugueurs. Celui-ci l’encourage vivement à tenter l’aventure.
Vendredi 5 novembre. La délégation s’envole vers le Canada pour y donner deux représentations. Dans l’avion, les neufs danseurs savent qu’ils tenteront tout pour ne pas revenir au bled. Tous ont déjà informé leurs familles, leurs amis, leurs proches. Subodorant une éventuelle défection, les officiels décident de confisquer leurs documents de voyage dés l’arrivée au Canada.
Sur place, les deux représentations, l’une à Ottawa, l’autre à Montréal, sont un grand succès. Si les danseurs assurent le show, ils n'oublient pas mois d’entreprendre les premières démarches. C’est ainsi que trois d’entre eux prennent attache avec un avocat ayant pignon sur rue à Montréal, spécialisé dans les questions de l’immigration pour demander conseils et assistance.
Peu de temps après le récital d'Ottawa, l’ambassadeur d’Algérie au Canada organise une réception en l’honneur de la délégation. Samir, présent à cette cérémonie, raconte : « L’ambassadeur a tenté de nous dissuader de ne pas fuguer. Il nous a demandé de ne pas mettre la représentation algérienne dans l’embarras. Il nous a expliqué que bien que nous étions menus de visas de 6 mois, ne nous pouvions pas prétendre à un long séjour au Canada, que nous devions retourner au pays, mais que nous pouvions revenir pour d’autres prestations...»
Pensez donc ! Des danseurs du Ballet national algérien qui font défection au cours d’un voyage officiel, voilà un sacré mauvais coup pour l’image de l’Algérie. Certes ! Mais cette considération n’est pas le premier souci de nos danseurs. La veille du retour à Alger, raconte encore Samir, l’ambassadeur leur rend visite à l’hôtel Espresso où ils sont logés. Une fois de plus, son excellence tente de dissuader nos jeunes de ne pas mettre à exécution leur projet. Peine perdue. Le 12 novembre, la délégation algérienne est de retour au pays. Sans les neufs danseurs, bien sûr.
Qu’est ce qui a poussé ces jeunes gens à fuir l’Algérie ? Pourquoi ces jeunes hommes et ces jeunes filles, pétris de talents, qui voyagent en Europe, en Afrique, au Moyen Orient et qui se font applaudir à tout rompre à chacune de leur apparition, tiennent-ils tellement à refaire leurs vies dans un autre pays quitte à vivre dans l’illégalité, dans la clandestinité, dans la précarité ?
«Partir est le rêve de toute une génération, explique Samir. En Algérie, il n’y a pas d’avenir. Quand on finit notre travail, on regagne notre chambre. Quand on sort de la chambre, c’est pour aller au travail. Il n’y a pas de loisirs, pas de distractions. Il n’y a pas d’avenir tout court…» Samir soutient que certains danseurs sont logés dans des chambres insalubres à Bordj El Kiffan, que la nourriture est infecte, que les conditions de travail sont indignes d’une troupe qui représente l’Algérie aux quatre coins de la Planète.
Un responsable du ballet national qui parle à DNA sous couvert de l’anonymat n’arrive pas à comprendre que ces « nantis » puissent se plaindre de leurs conditions de travail et de vie. « Ils sont chanceux ces jeunes. Ils sont pris en charge, voyagent et logent dans des hôtels 5 étoiles. Que veulent-ils de plus ? », s’interroge-t-il.
Ce n’est certainement pas les voyages, les hôtels cinq étoiles, petit luxe éphémère, qui intéressent ces jeunes. Hafid, 23 ans, originaire d’Alger : « Les frais de mission ? Ils nous donnent 50 dollars par jour, de plus versés toujours en retard. C'est-à-dire à notre retour en Algérie. Depuis que nous sommes venus au Canada, ils nous ont empoisonné avec de la pizza. »
Marié depuis l’été 2010, Hafid dit qu’il n’en peut plus. « Je touche un salaire de 12 000 dinars. Comment faire vivre ma famille avec un salaire de misère ? Comment prétendre à une vie décente quand on touche moins que le Smic (en Algérie le smic est de 15000 dinars, NDLR) ? De plus, au Ballet, la directrice est connue pour être une femme dure, cassante…Je suis jeune, j’ai envie de m’éclater, de me distraire, de m’épanouir au travail et en dehors. Ce n’est pas en Algérie que je pourrais réaliser mes rêves…»
Tarik, 29 ans, n’en dit pas moins. Marié, père d’une fillette de deux ans, lui a décidé de laisser sa famille en Algérie. Sa femme, mise au courant de son projet, lui a accordé sa bénédiction. « J’en ai marre, dit Tarik. Marre d’être logé chez mes parents, marre de demander encore, à 29 ans, à mon père de m’aider pour boucler les fins de mois. Je sais que c’est une aventure périlleuse, je sais que je risque de tout perdre en cas d’échec, mais je sais aussi que si je réussissais ici, je pourrais prétendre à une vie mille fois mieux que celle que j’ai laissée en Algérie. Je vais travailler comme un diable, m’occuper de ma famille à partir du Canada en attendant de trouver la solution pour la rapatrier. »
Partir coûte que coûte, dit de son côté Nassima, danseuse au Ballet. « Je ne supporte plus la misère, affirme cette belle femme de 23 ans. Je ne peux plus de la hogra subie quotidiennement. » Alors, elle prend la clé des champs. Dans la famille de Nassima, il y a déjà deux « harragas ». Les deux frères de cette jeune fille qui habite une cité populaire de la capitale, ont embarqué, il y a quelques années, à bord d’un bateau de fortune à partir des côtes de Mostaganem pour rejoindre l’Espagne. Depuis, ils ont réussi à obtenir leurs papiers. Alors pourquoi pas Nassima? Lorsque cette dernière informe ses parents de son projet, ceux-ci n'hésitent pas à l’encourager dans son entreprise. Aujourd’hui, ils sont ravis que leur fille ait mis pied au Canada.
« Nous sommes fiers d’elle, dit son frère, le seul qui n’a pas encore décidé de quitter le pays. Les gens de la cité la regardaient d’un mauvais œil. Certains la considéraient comme une dévergondée simplement parce qu’elle pratique la danse. Maintenant, elle est bien là où elle se trouve. Un de nos anciens voisins a accepté de la prendre en charge à Montréal en attendant qu’elle vole de ses propres ailes. »
Dix jours après avoir foulé le sol canadien, Nassima affirme qu'elle a déjà tourné la page : « C’est au Canada que je referais ma vie. Adieu l’Algérie. »
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Pour préserver l'anonymat des danseurs, les prénoms ont été changés. (Photo : Six danseurs, parmi le groupe de neuf, qui ont décidé de rester au Canada)
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