L’Afrique du Nord en marche de Charles André Julien et L’histoire du Maghreb d’Abdallah Laroui. Lecture croisée
Kmar Bendana
Dans le cadre de cette table ronde du CMCU: Colonisations, décolonisations, nationalisme(s) : bilan historiographique comparé, j’ai choisi de présenter deux ouvrages : L’Afrique du Nord en marche de Charles-André Julien et L’histoire du Maghreb. Un essai de synthèse de Abdallah Laroui, tous deux célèbres et importants aujourd’hui. Je garde pour cet exposé le terme " croisée ", malgré ses ambiguïtés, afin qu’il soit discuté, en espérant qu’il sera remplacé par un terme plus affiné.
Le terme " historiographie " recouvre plusieurs sens : 1/L’historiographie c’est d’abord l’histoire de l’histoire ; 2/c’est aussi l’histoire du discours historique que les hommes ont tenu sur leur passé ; 3/ c’est l’art d’écrire l’histoire, la littérature, les ouvrages historiques.
Tout en tenant compte de ces différents sens qui se chevauchent, je voudrais aborder une autre dimension du mot "historiographie" : celle du "dialogue" qui se loge dans toute posture historiographique : comment des ouvrages se parlent ou ne se parlent pas, comment ils se citent, à propos de quoi ? Quels sont les ouvrages que les historiens ont dans la tête quand ils écrivent les leurs ? Quels sont les titres auxquels ils se réfèrent implicitement ou explicitement ? A quoi se rapportent ou à qui répondent leurs jugements ? Quels sont ceux qu’ils infirment et ceux qu’ils confirment ? Quels sont ceux qu’ils contestent ou discutent plus ou moins ouvertement ?
Pour mieux éclairer la production et de la littérature historiques, il est en effet intéressant de faire ressortir le va-et-vient entre les ouvrages et les articles historiques, de voir le flux qui circule au sein de cette production, de déterminer un périmètre et un mode de circulation entre les écrits historiens.
Pour voir quelle "épaisseur" se loge entre L’Afrique du Nord en marche de Charles-André Julien et L’histoire du Maghreb de Abdallah Laroui, la manière dont ces deux ouvrages se parlent, comment ils se discutent, ce qu’ils ignorent l’un de l’autre, ce que chacun reconnaît à l’autre, on tentera d’en faire une lecture souterraine et comparée.
Une des premières attentions de cette lecture consistera à relever l’emploi des termes "Afrique du Nord" et "Maghreb" qui titrent chacun des deux ouvrages.
L’Afrique du Nord en marche de Charles-André Julien est un ouvrage qui a compté pour les nationalistes puis pour les historiens(1). De ce point de vue, il a constitué pour moi une "découverte" historiographique. Par ailleurs, C.A. Julien a été à l’origine de la création de l’actuel Institut Supérieur d’Histoire du Mouvement national(2). C.A Julien est également un historien très cité par les historiens tunisiens, une référence plus ou moins explicite.
Abdallah Laroui, auteur de L’histoire du Maghreb. Un essai de synthèse est probablement l’historien maghrébin contemporain le plus célèbre, souvent cité par les historiens maghrébins et les autres. Je le prends comme exemple parce qu’il se réfère de son côté au travail de C.A.Julien et qu’il le respecte. A. Laroui fait une place à part et remercie C.A.Julien dès l’ introduction de son ouvrage, il dialogue avec lui, le cite à plusieurs reprises.
Essayons de mettre à plat le lien dialogique entre ces deux ouvrages importants dans la bibliothèque historienne contemporaine franco-maghrébine.
Charles-André Julien, historien anticolonialiste (1891-1991)(3)
L’Afrique du Nord en marche a été précédé par une Histoire de l’Afrique du Nord écrit en 1931, autre ouvrage très célèbre et abondamment cité par les historiens maghrébins et tunisiens, qui s’arrête en 1830. En 1951, pour la réédition de cette histoire(4), C.A.Julien prévoyait d’ajouter un troisième tome qui prendrait en compte la période de la colonisation jusqu’en 1951. Il a finalement écrit un ouvrage à part avec un titre différent.
L’ Histoire de l’Afrique du Nord publié en 1931 a été une référence majeure pour les historiens et également pour les nationalistes qui y ont trouvé - c’est le témoignage de Bahi Ladgham – l’idée de l’unité maghrébine. Pour la jeunesse nationaliste de l’époque, l’idée maghrébine a été un ferment important. Il suffit de revenir à l’activité et la vitalité de l’Association des Etudiants Musulmans d’Afrique du Nord (L’AEMNA)(5). Peut-on aller jusqu’à dire que C.A.Julien est un des constructeurs et fondateurs de l’idée d’un Maghreb historique ? L’Histoire de l’Afrique du Nord essaye en tous cas de démontrer cela. Les nationalistes des années 1930 ont développé des mots d’ordre, des réunions, des slogans autour de cette nouvelle idée maghrébine qui a accompagné leur politisation. Le Maghreb serait-il davantage une idée d’historien qu’une idée de géographe ?
L’Afrique du Nord en marche a un sous-titre : Nationalismes musulmans et souveraineté française et a connu plusieurs éditions. Deux sortent l’une après l’autre, en 1952 et 1953, rapidement épuisées. La troisième édition de 1971 paraît avec une préface de Charles-André Julien et une bibliographie commentée. Puis l’ouvrage devient introuvable. Deux rééditions presque simultanées viennent de paraître : en 2001, à Tunis chez Cérès Productions et, en 2002 à Paris, aux éditions Omnibus. L’une et l’autre partent de la troisième édition de 1972 ; on y retrouve donc la préface de l’auteur et sa synthèse bibliographique qui accompagne l’appareil mis au point par Courtois et Letourneau
Une Traduction par M. M’zali et B.Ben Slama a paru à Tunis.
La réédition de Tunis (Cérès Productions, 2 volumes dans la collection Africana) est en réalité plutôt une réimpression du texte. Elle reprend même le sous-titre Nationalismes musulmans et souveraineté française. Titre qui est en lui-même daté et significatif de la problématique de l’ouvrage, lorsqu’il a été écrit en 1952.
La réédition Omnibus (février 2002) a renoncé au sous-titre initial pour adopter une attitude plus informative avec l’ajout : Algérie-Tunisie-Maroc 1880-1952. Elle est augmentée d’une présentation de Annie Rey-Goldzeiguer, présidente de l’Institut Charles-André Julien de Paris et d’autres annexes : des repères chronologiques sur la période 1830-1951, un index des noms de personnes ainsi que la liste des oeuvres de Charles-André Julien.
Sur la réception de l’ouvrage, on peut dire que L’Afrique du Nord en marche a été plutôt mal accueilli par les historiens français qui n’en ont pas rendu compte à sa sortie, ni dans la Revue Historique, ni dans La Revue Africaine alors que C.A. Julien était dans les deux revues. Braudel avait salué la sortie de L’Histoire de l’Afrique du Nord, dont il avait rendu compte élogieusement dans La Revue Africaine, 1933. Il semble que Roger Letourneau se soit apprêté à en faire un mais se serait finalement désisté parce qu’il "aurait été trop critique". Si l’ouvrage a été mal reçu par les historiens français, il a été en revanche salué par la presse et les historiens étrangers ainsi que par les nationalistes maghrébins de l’époque. Comme le précédent de l’auteur, il a contribué à révéler aux Maghrébins leur passé : acte politique autant que cognitif.
On peut se demander si cet ouvrage écrit sans archives est un ouvrage historien. Répondant à un entretien avec Jacques Chancel, C.A.Julien a déclaré : "Je suis historien par accident. Je rêvais d’être essayiste dans le journalisme". L’Afrique du Nord en marche est un ouvrage écrit à chaud, à la suite des événements de 1952. C.A.Julien s’y met en février 1952 et l’ouvrage sort des presses en novembre de la même année. Composé dans le feu des événements, sans recours, ni citations d’archives, il est celui d’un historien rigoureux qui non seulement a l’habitude de l’archive mais a aussi contribué à en produire et à en classer. Par exemple dans le cadre du Haut Comité Méditerranéen et de l’Afrique du Nord qu’il a dirigé entre 1936 et 1939(6). Il était très lucide sur la facture de cet ouvrage qu’il a écrit dans l’urgence et pour ses convictions, sans faire fi de son métier d’historien et de sa fréquentation assidue de la documentation politique. Lorsqu’il rédige la préface de l’édition de 1972, il clarifie cela et ajoute une patte universitaire à l’ouvrage : la bibliographie commentée, un modèle du genre, un exercice historiographique de haute volée.
Cet ouvrage qualifié par Daniel Rivet de "chef-d’œuvre du récit explicatif engagé qui contribuera à imposer C.A.Julien, selon le mot de Lacouture, en "Zola" de notre décolonisation"(7) a posé son auteur comme l’historien de la colonisation et de la décolonisation et tient une place particulière dans la bibliographie et la carrière de C.A. Julien.
Ouvrage d’histoire et pas seulement un essai polémique et engagé ; ouvrage d’historiographie, également par le biais de sa bibliographie structurée et commentée. Cette bibliographie épouse le plan de l’ouvrage : la première partie est titrée : L’Islam et le Maghreb et répond à la problématique essentielle de l’ouvrage : l’Islam occupe une place considérable au Maghreb, un rôle historique fondamental que la France doit admettre et comprendre. Or, la politique musulmane de la France est myope sur la question de l’Islam. C.A.Julien dresse une liste des ouvrages qui permettent de se faire une idée de la question. La deuxième partie est consacrée à l’Algérie : nul doute que la bibliographie ad hoc s’inspire largement de l’article que C.A.Julien a rédigé en 1930 pour la Revue Historique (dont il était secrétaire de rédaction) et qui s’intitule : "Histoire et historiens de l’Algérie". Cet article est devenu depuis une référence.
Les troisième et quatrième parties portent sur la Tunisie et le Maroc, ce qui confère à cet ouvrage d’historiographie une dimension comparative.
Un exemple des jugements historiographiques de C.A.Julien qui sont des comparaisons synthétiques et raccourcis suggestifs, à propos de la Tunisie et du Maroc.
"La Tunisie est le seul pays maghrébin qui ait publié des documents de presse et d’archives intéressant l’histoire contemporaine. L’Histoire du Mouvement National comprend déjà neuf volumes couvrant la période 1929-1943, dont deux pour les relations du Néo-Destour avec le Front populaire et deux pour l’important procès de Bourguiba en 1938. Ce sont des documents indispensables à l’étude du mouvement nationaliste…"(8).
Il fait allusion à la série "Histoire du Mouvement National", dirigée par Mohamed Sayah et publiée en plusieurs tomes à Tunis par Le Ministère de l’Information.
"Le Maroc est le seul pays du Maghreb où le Ministre de l’Education nationale ait suscité la rédaction de manuels destinés aux élèves de l’enseignement secondaire mais aussi utiles aux étudiants et lecteurs curieux…"(9).
Ces jugements marquent un certain recul par rapport à chaque production historique nationale et fournissent des clés d’analyse en fonction du contexte politique. A ce prix, la bibliographie devient de l’historiographie.
Kmar Bendana
Dans le cadre de cette table ronde du CMCU: Colonisations, décolonisations, nationalisme(s) : bilan historiographique comparé, j’ai choisi de présenter deux ouvrages : L’Afrique du Nord en marche de Charles-André Julien et L’histoire du Maghreb. Un essai de synthèse de Abdallah Laroui, tous deux célèbres et importants aujourd’hui. Je garde pour cet exposé le terme " croisée ", malgré ses ambiguïtés, afin qu’il soit discuté, en espérant qu’il sera remplacé par un terme plus affiné.
Le terme " historiographie " recouvre plusieurs sens : 1/L’historiographie c’est d’abord l’histoire de l’histoire ; 2/c’est aussi l’histoire du discours historique que les hommes ont tenu sur leur passé ; 3/ c’est l’art d’écrire l’histoire, la littérature, les ouvrages historiques.
Tout en tenant compte de ces différents sens qui se chevauchent, je voudrais aborder une autre dimension du mot "historiographie" : celle du "dialogue" qui se loge dans toute posture historiographique : comment des ouvrages se parlent ou ne se parlent pas, comment ils se citent, à propos de quoi ? Quels sont les ouvrages que les historiens ont dans la tête quand ils écrivent les leurs ? Quels sont les titres auxquels ils se réfèrent implicitement ou explicitement ? A quoi se rapportent ou à qui répondent leurs jugements ? Quels sont ceux qu’ils infirment et ceux qu’ils confirment ? Quels sont ceux qu’ils contestent ou discutent plus ou moins ouvertement ?
Pour mieux éclairer la production et de la littérature historiques, il est en effet intéressant de faire ressortir le va-et-vient entre les ouvrages et les articles historiques, de voir le flux qui circule au sein de cette production, de déterminer un périmètre et un mode de circulation entre les écrits historiens.
Pour voir quelle "épaisseur" se loge entre L’Afrique du Nord en marche de Charles-André Julien et L’histoire du Maghreb de Abdallah Laroui, la manière dont ces deux ouvrages se parlent, comment ils se discutent, ce qu’ils ignorent l’un de l’autre, ce que chacun reconnaît à l’autre, on tentera d’en faire une lecture souterraine et comparée.
Une des premières attentions de cette lecture consistera à relever l’emploi des termes "Afrique du Nord" et "Maghreb" qui titrent chacun des deux ouvrages.
L’Afrique du Nord en marche de Charles-André Julien est un ouvrage qui a compté pour les nationalistes puis pour les historiens(1). De ce point de vue, il a constitué pour moi une "découverte" historiographique. Par ailleurs, C.A. Julien a été à l’origine de la création de l’actuel Institut Supérieur d’Histoire du Mouvement national(2). C.A Julien est également un historien très cité par les historiens tunisiens, une référence plus ou moins explicite.
Abdallah Laroui, auteur de L’histoire du Maghreb. Un essai de synthèse est probablement l’historien maghrébin contemporain le plus célèbre, souvent cité par les historiens maghrébins et les autres. Je le prends comme exemple parce qu’il se réfère de son côté au travail de C.A.Julien et qu’il le respecte. A. Laroui fait une place à part et remercie C.A.Julien dès l’ introduction de son ouvrage, il dialogue avec lui, le cite à plusieurs reprises.
Essayons de mettre à plat le lien dialogique entre ces deux ouvrages importants dans la bibliothèque historienne contemporaine franco-maghrébine.
Charles-André Julien, historien anticolonialiste (1891-1991)(3)
L’Afrique du Nord en marche a été précédé par une Histoire de l’Afrique du Nord écrit en 1931, autre ouvrage très célèbre et abondamment cité par les historiens maghrébins et tunisiens, qui s’arrête en 1830. En 1951, pour la réédition de cette histoire(4), C.A.Julien prévoyait d’ajouter un troisième tome qui prendrait en compte la période de la colonisation jusqu’en 1951. Il a finalement écrit un ouvrage à part avec un titre différent.
L’ Histoire de l’Afrique du Nord publié en 1931 a été une référence majeure pour les historiens et également pour les nationalistes qui y ont trouvé - c’est le témoignage de Bahi Ladgham – l’idée de l’unité maghrébine. Pour la jeunesse nationaliste de l’époque, l’idée maghrébine a été un ferment important. Il suffit de revenir à l’activité et la vitalité de l’Association des Etudiants Musulmans d’Afrique du Nord (L’AEMNA)(5). Peut-on aller jusqu’à dire que C.A.Julien est un des constructeurs et fondateurs de l’idée d’un Maghreb historique ? L’Histoire de l’Afrique du Nord essaye en tous cas de démontrer cela. Les nationalistes des années 1930 ont développé des mots d’ordre, des réunions, des slogans autour de cette nouvelle idée maghrébine qui a accompagné leur politisation. Le Maghreb serait-il davantage une idée d’historien qu’une idée de géographe ?
L’Afrique du Nord en marche a un sous-titre : Nationalismes musulmans et souveraineté française et a connu plusieurs éditions. Deux sortent l’une après l’autre, en 1952 et 1953, rapidement épuisées. La troisième édition de 1971 paraît avec une préface de Charles-André Julien et une bibliographie commentée. Puis l’ouvrage devient introuvable. Deux rééditions presque simultanées viennent de paraître : en 2001, à Tunis chez Cérès Productions et, en 2002 à Paris, aux éditions Omnibus. L’une et l’autre partent de la troisième édition de 1972 ; on y retrouve donc la préface de l’auteur et sa synthèse bibliographique qui accompagne l’appareil mis au point par Courtois et Letourneau
Une Traduction par M. M’zali et B.Ben Slama a paru à Tunis.
La réédition de Tunis (Cérès Productions, 2 volumes dans la collection Africana) est en réalité plutôt une réimpression du texte. Elle reprend même le sous-titre Nationalismes musulmans et souveraineté française. Titre qui est en lui-même daté et significatif de la problématique de l’ouvrage, lorsqu’il a été écrit en 1952.
La réédition Omnibus (février 2002) a renoncé au sous-titre initial pour adopter une attitude plus informative avec l’ajout : Algérie-Tunisie-Maroc 1880-1952. Elle est augmentée d’une présentation de Annie Rey-Goldzeiguer, présidente de l’Institut Charles-André Julien de Paris et d’autres annexes : des repères chronologiques sur la période 1830-1951, un index des noms de personnes ainsi que la liste des oeuvres de Charles-André Julien.
Sur la réception de l’ouvrage, on peut dire que L’Afrique du Nord en marche a été plutôt mal accueilli par les historiens français qui n’en ont pas rendu compte à sa sortie, ni dans la Revue Historique, ni dans La Revue Africaine alors que C.A. Julien était dans les deux revues. Braudel avait salué la sortie de L’Histoire de l’Afrique du Nord, dont il avait rendu compte élogieusement dans La Revue Africaine, 1933. Il semble que Roger Letourneau se soit apprêté à en faire un mais se serait finalement désisté parce qu’il "aurait été trop critique". Si l’ouvrage a été mal reçu par les historiens français, il a été en revanche salué par la presse et les historiens étrangers ainsi que par les nationalistes maghrébins de l’époque. Comme le précédent de l’auteur, il a contribué à révéler aux Maghrébins leur passé : acte politique autant que cognitif.
On peut se demander si cet ouvrage écrit sans archives est un ouvrage historien. Répondant à un entretien avec Jacques Chancel, C.A.Julien a déclaré : "Je suis historien par accident. Je rêvais d’être essayiste dans le journalisme". L’Afrique du Nord en marche est un ouvrage écrit à chaud, à la suite des événements de 1952. C.A.Julien s’y met en février 1952 et l’ouvrage sort des presses en novembre de la même année. Composé dans le feu des événements, sans recours, ni citations d’archives, il est celui d’un historien rigoureux qui non seulement a l’habitude de l’archive mais a aussi contribué à en produire et à en classer. Par exemple dans le cadre du Haut Comité Méditerranéen et de l’Afrique du Nord qu’il a dirigé entre 1936 et 1939(6). Il était très lucide sur la facture de cet ouvrage qu’il a écrit dans l’urgence et pour ses convictions, sans faire fi de son métier d’historien et de sa fréquentation assidue de la documentation politique. Lorsqu’il rédige la préface de l’édition de 1972, il clarifie cela et ajoute une patte universitaire à l’ouvrage : la bibliographie commentée, un modèle du genre, un exercice historiographique de haute volée.
Cet ouvrage qualifié par Daniel Rivet de "chef-d’œuvre du récit explicatif engagé qui contribuera à imposer C.A.Julien, selon le mot de Lacouture, en "Zola" de notre décolonisation"(7) a posé son auteur comme l’historien de la colonisation et de la décolonisation et tient une place particulière dans la bibliographie et la carrière de C.A. Julien.
Ouvrage d’histoire et pas seulement un essai polémique et engagé ; ouvrage d’historiographie, également par le biais de sa bibliographie structurée et commentée. Cette bibliographie épouse le plan de l’ouvrage : la première partie est titrée : L’Islam et le Maghreb et répond à la problématique essentielle de l’ouvrage : l’Islam occupe une place considérable au Maghreb, un rôle historique fondamental que la France doit admettre et comprendre. Or, la politique musulmane de la France est myope sur la question de l’Islam. C.A.Julien dresse une liste des ouvrages qui permettent de se faire une idée de la question. La deuxième partie est consacrée à l’Algérie : nul doute que la bibliographie ad hoc s’inspire largement de l’article que C.A.Julien a rédigé en 1930 pour la Revue Historique (dont il était secrétaire de rédaction) et qui s’intitule : "Histoire et historiens de l’Algérie". Cet article est devenu depuis une référence.
Les troisième et quatrième parties portent sur la Tunisie et le Maroc, ce qui confère à cet ouvrage d’historiographie une dimension comparative.
Un exemple des jugements historiographiques de C.A.Julien qui sont des comparaisons synthétiques et raccourcis suggestifs, à propos de la Tunisie et du Maroc.
"La Tunisie est le seul pays maghrébin qui ait publié des documents de presse et d’archives intéressant l’histoire contemporaine. L’Histoire du Mouvement National comprend déjà neuf volumes couvrant la période 1929-1943, dont deux pour les relations du Néo-Destour avec le Front populaire et deux pour l’important procès de Bourguiba en 1938. Ce sont des documents indispensables à l’étude du mouvement nationaliste…"(8).
Il fait allusion à la série "Histoire du Mouvement National", dirigée par Mohamed Sayah et publiée en plusieurs tomes à Tunis par Le Ministère de l’Information.
"Le Maroc est le seul pays du Maghreb où le Ministre de l’Education nationale ait suscité la rédaction de manuels destinés aux élèves de l’enseignement secondaire mais aussi utiles aux étudiants et lecteurs curieux…"(9).
Ces jugements marquent un certain recul par rapport à chaque production historique nationale et fournissent des clés d’analyse en fonction du contexte politique. A ce prix, la bibliographie devient de l’historiographie.