Reportage dans la zone frontalière entre le Maroc et l’Algérie Oujda, ville fantôme Les Algériens dépensaient près d’un milliard de dollars par an au Maroc, dont la majeure partie à Oujda. Depuis la fermeture des frontières, c’est le marasme et le chômage. Loubna Bernichi |
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image] À quand l’ouverture des frontières ? |
À Oujda, ce 21 mars 2008, le mouvement est inhabituel. Cette ville frontalière de l’Algérie se réveille sur une nouvelle inattendue. Le Maroc appelle son voisin de l’Est à rouvrir la frontière terrestre. Une décision prise au lendemain de l’impasse prévisible du 4ème round de Manhasset. Sur la terrasse du mythique café de France, le sujet est sur toutes les lèvres. Les avis sont partagés entre pessimisme et euphorie. « Encore une manoeuvre politique. Il vaut mieux ne rien espérer pour ne pas être déçu. » s’exclame Abdellah, 30 ans, diplômé chômeur. À ses côtés, Yahya, 39 ans, instituteur, lâche d’un ton méprisant « que les Algériens restent chez eux. Nous n’avons besoin ni d’eux ni de leur argent pourri. Si on ouvre les frontières, ils vont nous envahir comme des sauterelles et rafler tout sur leur passage.» Installé dans une table voisine, Boussif, 59 ans, renrichit, cigarette aux lèvres et tasse de café crème fumante à la main : « Les prix des produits alimentaires connaissent déjà une flambée. Avec l’arrivée des rapaces (allusion aux Algériens), ils vont exploser.» Nourredine, 45 ans, commerçant, n’est pas de cet avis, mais préfère garder le silence. « Ces discussions restent vaines et stériles. J’attends du concret pour réagir. Entre nous, l’ouverture de la frontière sera bénéfique pour l’économie de la ville. » La plupart des commerçants et les tenanciers d’Oujda ne s’en cachent pas. Ils espèrent que les relations entre l’Algérie et le Maroc se normalisent. Mohamed, la cinquantaine, vendeur de tissus à souk Fellah, se rappelle encore, quatorze ans après, le jour de l’annonce de la fermeture des frontières. « Driss Basri (l’ancien ministre de l’Intérieur) a puni ses compatriotes et pas les Algériens.» Services Au lendemain de l’attentat de l’hôtel Atlas Asni de Marrakech, en août 1994, qui a fait trois victimes, dont deux morts, le Maroc a, en effet, décidé de fermer la frontière terrestre et d’imposer le visa aux ressortissants algériens. Et pour cause, les autorités marocaines ont soupçonné l’implication des services secrets algériens dans cet acte terroriste. L’un des principaux commandos, Stéphan Aït Idir, qui a ouvert le feu sur les touristes, est d’origine algérienne mais de nationalité française. À cette époque, la situation politique de l’Algérie était instable. Le pays était déchiré par des mouvements islamistes radicaux révoltés contre le pouvoir de l’armée. Par mesure de sécurité et pour ne pas servir de refuge et de base arrière aux terroristes, le Maroc a bloqué le passage. Cette décision a plongé l’économie de la région d’Oujda dans un marasme inquiétant après avoir connu un dynamisme sans précédent. Les négociants de Souk Mellilia et de Souk Fellah se souviennent de ces années glorieuses avec beaucoup de nostalgie. « Les Algériens n’étaient pas des clients exigeants. Ils achetaient tout sans poser de questions. En plus, ils payaient cash. J’écoulais mon stock de cent téléviseurs en une semaine. Des records inégalés », s’extasie Fettah, 40 ans, détaillant d’appareils électroménagers au souk Mellilia. Même son de cloche au marché central d’Oujda, situé sur le boulevard Mohammed V. Le marchand de fruits et légumes Haj Tayeb raconte avec exaltation comment ses grosses pastèques vertes se vendaient comme des petits pains. « Ici, personne ne niera qu’on faisait des chiffres d’affaires de folie avec les Algériens. Oui ! On ne les aime pas. D’ailleurs, c’est réciproque. Mais avec leurs dinars, ils faisaient vivre plus d’une famille. » Les Algériens déboursaient près d’un milliard de dollars par an au Maroc alors que les touristes marocains étaient quasi-absents en Algérie. Les habitants d’Oujda avaient beau les accuser de manquer de civisme et d’augmenter le taux de la criminalité dans la ville, mais personne ne crachait sur leurs billets verts. Aujourd’hui, les regrets sont d’autant plus grands que cette frontière fermée officiellement est plus que jamais imperméable. Toutes sortes de produits y transitent. Du carburant aux médicaments en passant par les produits alimentaires. Le tout made in Algérie. Les gardes frontaliers connaissent les contrebandiers par leurs prénoms. Ils assistent avec indifférence à la valse incessante des breaks Peugeot disloqués lancés à toute vitesse sur la piste, chargés de bidons d’essence de trente litres. Dinars Certes, la seule route goudronnée qui relie Oujda, côté marocain, à Maghnia, côté algérien, est cadenassée. Mais quelques kilomètres vers le nord ou le sud sur ce plateau aride à 500 m d’altitude, les chemins et les pistes permettent facilement de passer. De temps en temps, les gardes frontaliers algériens appuient sur la gâchette, mais plus pour faire diversion qu’autre chose. « Les Algériens nous tirent dessus juste pour s’amuser. Ils ne risquent pas de blesser quelqu’un parce qu’ils visent très mal », rapporte Benyounes, un spécialiste de trabando (Contrebande en dialecte oujdi). Ce trafic illégal n’est pas sans conséquence. 70% de l’économie de l’Oriental sont plombés par la contrebande, qui représente un chiffre d’affaires moyen de 6 milliards de dirhams par an. Une étude de la Chambre de commerce et d’industrie réalisée en 2004 estime le la perte d’emplois à 32.400, contre à peine 6.000 créés par l’activité illicite. Et ce n’est pas un hasard si l’Oriental souffre d’un taux de chômage variant entre 25 et 30 %. Rumeur Au-delà de l’aspect purement économique et des chamailleries politiques entre frères ennemis, la fermeture des frontières cache un drame humain. «Depuis quatorze ans, je n’ai vu ma soeur que trois fois. Elle est mariée à un Algérien et habite à Oran. Ni elle ni moi n’avons les moyens de payer un billet d’avion Casa-Alger à 5.000 dirhams pour le moins cher. Je ne comprends toujours pas cette aberration. La frontière aérienne est ouverte mais pas la terrestre. De qui se moque-t-on ? », s’interroge Hoummad, gérant de téléboutique. Alors comme Hoummad, ils sont des centaines à emprunter les pistes de la contrebande pour pouvoir embrasser un neveu ou se rendre au chevet d’un oncle malade de l’autre côté de la frontière. Selon la rumeur, le président algérien Abdelaziz Bouteflika l’a avoué lui-même. Pour voir sa soeur Zahra, installé à Oujda, il prend, à son tour, le sentier interdit. Alors, si la légende dit vrai : Pourquoi le frère à Zahra persiste-t-il à garder fermée la frontière avec le Maroc? |
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