Mais cette embellie dans sa vie ne dura pas longtemps. Elle fut même interrompue avec brutalité et sans aucun appel. Un jour qu'il était de retour en ville, un courrier l'attendait. C'était l'académie, plus exactement le service du personnel. Par routine, on avait vérifié son dossier de recrutement et on avait remarqué qu'une pièce importante manquait : le certificat de nationalité. Il était convoqué de toute urgence pour remettre le document exigé. En lisant cette lettre, Ahmed sut tout de suite que c'était la fin de sa carrière d'instituteur. La machine bureaucratique s'était mise en branle et elle allait inexorablement le broyer. Édifié sur l'histoire de son père naturel et des dispositions des lois dans l'Éducation Nationale, il était sûr qu'aucune dérogation n'allait lui être accordée. La réglementation était plus que claire :
"Ne peut être enseignant dans le corps de l'Éducation Nationale que toute personne jouissant pleinement de ses droits de nationalité algérienne". Et lui, il n'avait pas ce fameux papier et ne pourrait jamais l'obtenir, car son père était d'origine inconnue : nulle trace de sa naissance n'avait été retrouvée dans les registres d'État Civil algérien.
Maintes fois auditionné par la justice, M'barek avait été incapable de dire de quelle région ou pays il venait. Il ne se souvenait pas de son père ou de sa mère. Tout ce qu'il avait pu dire et répéter, c'est qu'il vivait dans une famille où il y avait beaucoup d'enfants et qu'un jour, le chef de la tribu lui avait ordonné de suivre un Blanc. Quelques jours après l'entrevue qu'il eut avec le chef du personnel et malgré ses explications, Ahmed reçut la notification qui mettait fin à ses fonctions d'instituteur rural. Il rentra chez lui et s'enferma dans un silence de muet. Durant des années, il ne travailla que rarement et vécut très chichement. Sa santé périclita tout doucement. La pauvreté et l'indifférence eurent petit à petit raison de sa résistance. Il mourut un soir de grand froid d'hiver, sans chauffage, tout seul, dans une grande maison livrée à l'abandon et aux chats errants. M'barek le pleura beaucoup et paya tous les frais de son enterrement. Il inscrit aussi sur la pierre tombale :
"Ci-gît Ahmed S.N.P., un homme de bien !".********
L'histoire de cette famille sinistrée par la vie et la bêtise humaine aurait pu s'arrêter là, mais le sort implacable qui la poursuivit le voulait autrement. Juste après la mort d'Ahmed, Mohamed, l'aîné des enfants, celui qui était parti des années durant, revint sans s'annoncer. Il était accompagné de sa femme et de deux enfants, des garçons en bas âge. L'un se prénommait Smain, en mémoire de son père adoptif, l'autre Amine. Ce retour de l'enfant prodigue égailla quelque peu la maison, et contre toute attente, fit le bonheur de M'barek. Les rapports qu'il commença à entretenir avec ses petits enfants n'avaient rien à voir avec ceux qu'il avait eus avec ses enfants. Avec son fils aîné, une personne très imbue de sa personnalité et avare en mots, il renforça le statu quo. Par contre, avec ses petits enfants, M'barek eut beaucoup de chance puisqu'ils l'adoptèrent du premier coup.
M'barek était aux anges avec les deux mômes. Il vivait l'amour filial qui lui avait été interdit toute sa vie. Il ne se lassait jamais de leur compagnie et s'occupait sans relâche de leur confort. Tous les matins, il les accompagnait à l'école. Tous les trois, ils se payaient une franche partie de rigolade à la sortie de l'école et n'omettaient point de passer par les magasins pour se remplir les poches de friandises et les mains de jouets. En voyant cela, Mohamed leur père se déchargea de toutes ses responsabilités sur les épaules de leur grand-père. Il se permit même le luxe de repartir on ne sait où et de confier sa petite famille à M'barek.
Smain, l'aîné, avait une personnalité toute simple. Il était de caractère extraverti et ne se vexait jamais. Sans aucun problème, il allait à la rencontre des gens et recherchait l'échange. Il aimait aussi faire le pitre. Le naturel qu'il dégageait faisait qu'il était vite adopté. Contrairement à lui, son frère Amine était un grand timide et n'accordait sa confiance qu'avec parcimonie. Seul son grand-père lui inspirait une totale confiance. D'ailleurs, ces deux êtres s'aimaient beaucoup. Dès qu'il terminait l'école, Amine allait le rejoindre à la mosquée. M'barek, homme de grande piété et aussi pour des raisons professionnelles, passait la majeure partie de sa journée dans ce lieu, une très belle et vieille mosquée datant de l'époque turque. C'est dans les dépendances de ce lieu de culte qu'il entreposait son matériel mortuaire : le corbillard à bras municipal, les grandes planches plates servant pour le lavage des cadavres et les nombreux flacons qui renferment des produits hygiéniques et autres parfums qui permettent de combattre l'odeur de la mort.
Amine passait son temps dans cette ambiance de mort et de religion. Il ne ressentait jamais le besoin de jouer avec les autres enfants. Même adolescent, il ne recherchait jamais particulièrement la compagnie des jeunes de son âge. Les seuls qu'il fréquentait, c'étaient ceux qui venaient à la mosquée où officiait son grand-père, et d'autres qu'il rencontrait à la salle de gymnastique, où il s'entraînait régulièrement à faire du karaté. A dix-sept ans, il mesurait déjà 1,80m et pesait plus de soixante-cinq kilos. En plus de la force, il avait des traits fins et un visage radieux. Il était également très studieux au lycée et vouait un grand respect à ses professeurs. La fréquentation régulière de la mosquée lui permit d'acquérir des connaissances solides en matière d'islam, ce qui lui ouvrit la voie pour s'abreuver des nouvelles théologies rédemptrices, que développait toute une génération de théologiens en rupture avec la société musulmane, qui continuait à se complaire dans le fatalisme et refusait de passer à l'action pour secouer le joug des despotes régnants.
Amine fut subjugué d'admiration devant ce réveil spirituel, souvent porté par de jeunes musulmans partis chercher savoir, connaissance et sagesse dans les grandes universités du Moyen-Orient, à la Mecque, au Caire et à Islamabad. M'barek ne voyait pas toujours d'un bon oeil les nouvelles fréquentations de son petit-fils, mais ne disait mot. Amine ne faisait aucun mal à vouloir connaître à fond sa foi et sa religion. Au fil des mois, Amine devint plus discret. Il cessa d'aller à la mosquée où officiait son grand-père, car il avait décidé de fréquenter une autre mosquée, construite avec des fonds privés et animée par un imam qui n'était pas à la solde du gouvernement. Cette décision affecta beaucoup M'barek, mais habitué aux vicissitudes de la vie, il n'en tint aucun grief à son petit-fils qui, d'ailleurs, passait le voir avec une grande régularité.
En 1991, l'Algérie rentra dans une période de grande instabilité politique, suite à l'interruption du processus électoral. Les islamistes avaient en un temps record fait jonction avec le mécontentement populaire. Lors des élections législatives pluralistes organisées par le pouvoir, le F.I.S., parti des intégristes, rafla la majorité des sièges de l'assemblée, dès le premier tour. Sans attendre, il promit au peuple l'avènement d'une République Islamique en Algérie. L'armée réagit et annula ces élections. Les militants intégristes déclenchèrent en riposte un soulèvement armé. Médéa, ville qui avait plébiscité le F.I.S. à 97% des voix, devint naturellement un haut lieu de cette insurrection. Parmi les insurgés, on finit vite par parler d'un certain Amine S.N.P., fils de Mohamed S.N.P. et petit-fils de M'barek S.N.P.
Quand il avait pris le maquis, il avait juste vingt ans. Durant plus de deux années, il fit des ravages dans les rangs des policiers et gendarmes qui apprirent à leurs dépens à le redouter et à reconnaître ses qualités militaires. Sa réputation de chef local n'eut à aucun moment à souffrir de contestation parmi ses hommes, qui lui obéissaient et lui faisaient confiance. Amine était autant exigeant d'eux que de lui-même. Un jour, lors d'une opération téméraire, il captura en plein centre ville un officier supérieur des renseignements de l'armée. Après l'avoir emmené dans une planque sûre, il le tortura pour lui soutirer des informations capitales et finit par lui trancher la tête. La nuit même, un de ses agents alla déposer la tête du supplicié sur un banc de la grande place de la ville de Médéa avec un écriteau mis bien en évidence. Il était écrit dessus :
"Voilà comment nous traitons les ennemis de l'Islam !". Après cet affront suprême fait à l'armée, on décida en haut lieu de dépêcher un détachement spécial pour le pourchasser, lui et son groupe. Au bout d'une année de traque sans répit "Seif El Islam" (glaive de l'Islam) fut abattu lors d'un accrochage. Sa dépouille, criblée de balles, fut exposée pendant trois jours et trois nuits sur le même lieu où avait été retrouvée la tête décapitée de l'officier des renseignements.
M'barek, homme de paix, de coeur et de tolérance, n'avait aucune haine, ni à l'égard de ceux qui avaient fourvoyé son petit-fils dans cette voie de sang et de larmes, ni à l'égard des militaires, qui étaient en droit d'exercer une violence légale contre tous ceux qui mettaient en péril la stabilité de l'État et du pays. Il fit néanmoins des pieds et des mains pour récupérer le corps d'Amine. Au bout de deux semaines d'attente, les autorités accédèrent à sa demande. De ses mains, et aussi de ses larmes, il baigna son petit-enfant, excella de tout son art mortuaire pour lui donner figure humaine, après avoir suturé avec du fil chirurgical toutes ses blessures. Il l'enterra en toute discrétion comme l'avaient exigé les militaires. Avant de quitter le cimetière, il inscrivit sur un petit panneau de bois :
"Ci-gît Amine S.N.P. Il n'avait que 23 ans. Sa vie durant, il a cherché son identité. Il ne trouva au bout que la violence et la mort". Lyès Abdelmalek