Le scandale Hannibal
Manifestation de soutien à Hannibal Kadhafi à Tripoli, le 23 juillet. (AFP)
La Suisse capitule. Le fils cadet du chef de l’Etat libyen va échapper, une fois encore, à la justice. L’affaire a éclaté dans un palace au bord du Léman. Retour sur six semaines de pressions de Tripoli, jusqu’au retrait de la plainte pour violences de deux anciens domestiques du couple Kadhafi.
De notre correspondant à Genève SERGE ENDERLIN
QUOTIDIEN : mardi 9 septembre 2008
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Affaire classée. Le fils du colonel Kadhafi ne sera pas poursuivi par la justice suisse. Incarcéré deux jours par la police de Genève, où il résidait cet été, Hannibal Kadhafi risquait un procès pour mauvais traitements et séquestration de son personnel domestique. La semaine dernière, les plaintes des deux victimes ont été opportunément retirées. Le fils du dictateur libyen continuera de bénéficier d’une parfaite impunité, à la forte odeur de pétrole. Dans la famille Kadhafi, la Suisse avait tiré la pire carte : le fils cadet du colonel, Hannibal. Un énergumène notoire devenu l’antihéros du feuilleton diplomatico-people qui a captivé la Confédération cet été. Rembobinons.
Quand il prend ses quartiers le 5 juillet avec son épouse Aline et leur fils de 4 ans dans la suite numéro 345 de l’hôtel Président-Wilson, un palace genevois, Hannibal Kadhafi n’est qu’un client arabe fortuné parmi quelques centaines d’autres ; princes du Golfe et autres rois du pétrole, qui retrouvent le chemin du lac Léman pour prendre le frais en été. Après les attentats du 11 septembre 2001, cette clientèle arabe avait déserté ; il y avait, comment dire, de la suspicion dans l’air à son égard. Elle troque alors Genève pour Beyrouth. Mais le temps passe et ces touristes d’un genre particulier, si prisés par les horlogers et les orfèvres de la place, ont peu à peu repris leurs vieilles habitudes helvètes.
Des cris dans la suite
Dans la soirée du 15 juillet, des femmes de ménage du palace alertent la police. Elles n’en peuvent plus. Depuis plusieurs jours, elles entendent le couple se disputer violemment. Pis, les cris dans la suite ne laissent aucun doute sur leur origine : les Kadhafi ne se contentent pas de laisser libre cours à leur tempérament volcanique, ils rossent aussi copieusement leurs domestiques. Malgré l’obstruction des gardes du corps libyens, une escouade de policiers genevois s’empare d’Hannibal et de sa femme. Et libère un Marocain de 36 ans, homme à tout faire du fils Kadhafi depuis cinq ans, ainsi qu’une Tunisienne de 35 ans, engagée par Aline quelques semaines auparavant. Enceinte de neuf mois, cette dernière est emmenée sous bonne garde à la maternité de l’hôpital de Genève - elle comptait accoucher en Suisse, raison de la présence du couple dans la cité de Calvin.
De son côté, Hannibal Kadhafi est conduit au palais de justice, où il sera incarcéré deux jours. Les deux domestiques ont en effet déposé plainte pour «lésions corporelles simples», «menaces» et «contrainte». Ils sont couverts d’hématomes. A Tripoli, c’est la consternation. Comment de misérables flics helvètes ont-ils osé coffrer le quatrième rejeton mâle du Guide vert, le dirigeant suprême de la Grande Jamahiriya arabe libyenne populaire et socialiste ? Insupportable opprobre, alors que le colonel Kadhafi a dépensé des milliards ces dernières années pour se racheter une conduite sur la scène internationale, en dédommagement des meurtriers attentats commis par ses services à l’époque où la Libye caracolait au sommet de la liste des parias préférés de l’Occident.
Quelques jours après l’arrestation de son frère, Aïcha Kadhafi débarque à Genève, robe sombre et voile sur ses cheveux blonds. L’apparition de cette avocate de 31 ans sera aussi brève que spectaculaire. Entourée d’une nuée de forts à bras, la fille du maître de Tripoli improvise une conférence de presse dans le hall… de l’hôtel Président-Wilson, le lieu de l’insulte faite au pouvoir libyen. Son intervention est une déclaration de guerre :
œil pour œil, dent pour dent, celui qui a commencé a tort. Elle prétend que l’affaire n’est qu’une sombre machination ourdie par les deux domestiques, afin d’obtenir l’asile en Suisse ; et accuse les policiers genevois :
«Trente hommes, tous armés, qui ont cassé des portes et terrorisé un garçon de 4 ans.» Avant de lancer un chapelet de dénonciations : racisme anti-arabe, servitude de la Suisse soumise au lobby impérialiste que son père pourfend depuis toujours. Et de conclure :
«Je pense à nos frères maghrébins qui périssent pour arriver sur les plages suisses» (sic).
Extincteur et Porsche
Hannibal Kadhafi n’en est pas à son coup d’essai. Médecin et militaire de formation, il est abonné à la rubrique faits divers des journaux. A Rome, en 2001, ses gardes du corps tabassent des paparazzi qui le suivaient à la sortie d’une boîte de nuit. Quand les carabinieri se pointent, il vide sur eux le contenu d’un extincteur. En 2004, il se fait coincer à 140 km/h, et à contresens sur les Champs-Elysées, au volant d’une Porsche. Interpellé, il lance ses fidèles protecteurs à lunettes noires sur les forces de l’ordre. Un an plus tard, un tribunal parisien le condamne à quatre mois avec sursis pour avoir battu Aline, alors enceinte. Enfin, l’an dernier, son nom est cité dans une enquête sur un réseau de call-girls implanté sur la Côte d’Azur.
A chaque fois, Hannibal Kadhafi s’en tire sans dommages. Rome et Paris préfèrent passer l’éponge. Pas les Suisses, pas encore. Séparation des pouvoirs judiciaire et politique, égalité des individus devant la loi, c’est au nom de ces principes démocratiques de base que la justice genevoise se décide à instruire le dossier.
L’affaire prend très vite l’allure d’une crise diplomatique majeure, l’une des plus graves à laquelle Berne a été confrontée depuis des lustres. Car, dans la foulée de l’intervention de Aïcha, les Libyens mettent leurs menaces de rétorsion à exécution. Deux hommes d’affaires suisses sont incarcérés à Tripoli, sous le prétexte spécieux d’infractions dans leurs titres de séjour. Plus grave, le clan Kadhafi brandit l’arme pétrolière : plus une goutte de brut libyen ne partira pour la Suisse. Un peu gênant quand on sait que plus de la moitié du brut importé dans la Confédération provient de Libye. Le régime Kadhafi contrôle de surcroît la première raffinerie du pays, à Collombey, dans le canton du Valais - via la société Tamoil qui compte parmi les plus importants distributeurs d’essence en Suisse. Du coup, le ministère des Affaires étrangères rappelle à Berne ses diplomates en vacances pour une séance de crise. Et dépêche de toute urgence une mission à Tripoli pour calmer les esprits. La tension est extrême : les Libyens exigent des excuses officielles d’Etat à Etat et l’annulation des poursuites engagées contre le couple Kadhafi.
Une semaine après le début du litige, alors que le couple est reparti pour Tripoli après le paiement d’une caution de 300 000 euros, les domestiques livrent au quotidien
le Temps leur version des événements :
«J’ai tout de suite compris qu’ils n’étaient pas normaux, raconte l’employée tunisienne.
J’ai été frappée par Aline avec un cintre en fer, très douloureux. Elle voulait me crever les yeux. On peut taper, mais pas comme ça.» Au service du couple libyen depuis un mois et demi, la jeune femme raconte qu’elle a été recrutée après avoir vu une petite annonce dans un journal à Tunis. Le descriptif du poste semblait plutôt séduisant : couture, maquillage et accompagnement d’Aline Kadhafi dans ses menues tâches quotidiennes, à commencer par le shopping. Mais en passant la frontière, la jeune femme traverse le miroir aux alouettes : passeport et téléphone portable confisqués, mise au secret pendant une semaine. Quand elle découvre enfin la résidence de ses employeurs, elle réalise qu’elle fait désormais partie d’une écurie multinationale d’esclaves.
«Il y avait beaucoup d’autres employées, des Philippines, des Indonésiennes, des Ethiopiennes. Aline Kadhafi les frappait.» Il est trop tard. Quelques semaines plus tard, elle s’envolera en jet privé pour Genève en compagnie du couple. Et de son compagnon d’infortune, ce Marocain attaché (c’est le mot) à Hannibal depuis cinq ans.
«J’ai voulu démissionner deux fois, mais je me suis retrouvé dans une prison privée d’Hannibal, confie-t-il au quotidien genevois.
Le travail ? Aucun répit, vingt-deux heures sur vingt-quatre. Dîner, repassage, aspirateur, promenade du chien, s’occuper de leur fils.» «Disparition forcée»
Pendant plusieurs semaines, le blocage est total. La justice genevoise suit son cours, entend des témoins, notamment les femmes de ménage de l’hôtel Président-Wilson qui ont accepté de déposer. Y a-t-il des pressions de la part de Berne pour que la justice genevoise classe l’affaire ? Officiellement non, mais le doute est permis. Car pour les autorités suisses, ce thriller inédit tombe au pire moment. Une initiative populaire d’extrême droite visant à interdire la construction de minarets dans le pays vient d’être déposée à la chancellerie fédérale, et un référendum sur le sujet doit avoir lieu en 2009. Or Berne craint que cette votation soit instrumentalisée dans le monde musulman. Comme cela avait été le cas pour l’affaire des caricatures de Mahomet qui avait exposé le Danemark à une incontrôlable poussée de fièvre.
La crise prend un nouveau tour quand on apprend que la mère d’un des deux domestiques a été incarcérée à Tripoli. Elle est relâchée le 15 août, après un mois de détention, et regagne le Maroc. Mais le frère du plaignant a lui disparu, introuvable. Représailles libyennes ? Son téléphone en tout cas ne répond plus. Le 27 août, l’avocat genevois des deux esclaves, François Membrez, saisit le Haut-Commissariat aux droits de l’homme des Nations unies pour «disparition forcée».
En début de semaine dernière, on apprend que, contre toute attente, les deux domestiques retirent leurs plaintes. Ils ont été dédommagés. Par qui ? De combien ?
«Correctement», fait savoir l’avocat, qui précise que ses clients ne voulaient pas
«embarrasser davantage le pays qui les a sauvés et qui en subit les conséquences». Tous deux bénéficient d’un permis de séjour temporaire à titre humanitaire en Suisse. Le lendemain, le procureur général de Genève, Daniel Zappelli, enterre définitivement le dossier.
«J’ai classé l’affaire en toute liberté», dit-il, avant de préciser que la caution de 300 000 euros a été rendue au couple Kadhafi. Saura-t-on un jour à quel prix le silence des deux victimes a été acheté ? Comme la France et l’Italie avant elle, la Suisse s’est écrasée devant Kadhafi. On sait désormais que l’impunité se mesure aussi en barils de brut.