La tribu et la République
par Abed Charef
Quand un wali s'adresse à la zaouïa, il contribue à détruire sa propre autorité
La Ligue des Droits de l'Homme (LADH) a fini par tirer la sonnette d'alarme : un pouvoir parallèle est en train de se mettre en place en Algérie. Par petites touches, par dérives successives, par glissements répétés opérés au vu et au su de tous, des structures parallèles rognent le pouvoir de l'Etat et se substituent progressivement à lui et à ses représentants, pour finir par le disqualifier et le supplanter.
C'est un processus lent et long, une sorte de « somalisation », dans lequel l'Etat cède au fil des années certaines de ses attributions, pour se trouver débordé par une multitude d'acteurs qu'il ne contrôle plus.
Les mécanismes de ce processus sont connus. A la base, il y a une défaillance du pouvoir politique, qui fait preuve d'inefficacité, laquelle s'ajoute souvent à un déficit de légitimité. Dans de telles conditions, l'Etat se montre incapable de répondre aux attentes des citoyens. Il n'assume plus ses fonctions de régulation et d'arbitrage. Les institutions, à différents niveaux, ne répondent plus : soit parce qu'elles sont inadaptées, soit parce qu'elles sont détournées de leur mission. Au lieu d'assurer le bien-être de tous, elles sont occupées à défendre le pouvoir en place et à défendre les intérêts des seuls cercles qui le composent.
Face au vide, le citoyen est tenté de trouver des alternatives. Il a recours à des moyens non institutionnels pour satisfaire ses aspirations. Dans un premier temps, il peut se poser des questions : est-ce légal ? Est-ce licite (halal) ? Mais avec le temps, la question ne se pose plus. C'est ainsi que le trabendo a remplacé l'économie officielle...
La défaillance des institutions pousse naturellement la société à créer ses propres moyens de résoudre les problèmes. C'est un phénomène normal, qui existe dans toutes les sociétés du monde. Jusqu'au jour où les représentants de l'Etat eux-mêmes décident de recourir aux circuits parallèles. C'est alors qu'ils abdiquent face à un autre pouvoir usurpateur. Celui-ci, encouragé, veut naturellement élargir son pouvoir. Il est alors impossible d'arrêter l'engrenage. Le nouveau pouvoir veut imposer ses propres règles. C'est ce qui a alarmé la Ligue des Droits de l'Homme, lorsque des tribus de la région de Khenchela ont voulu imposer une législation parallèle.
Concrètement, cette démission de l'Etat peut très bien être résumée par le phénomène du « parking ». Le pourvoir n'a jamais pensé au parking comme recette fiscale, et les municipalités sont trop faibles pour y réfléchir. Face au développement de l'insécurité, des Algériens se sont proposés comme gardiens de parking. Les municipalités et les services de sécurité n'ayant pas réagi face à une activité qui reste illégale, le « parking » est devenu un droit, avant de s'étendre pour se transformer en un véritable racket.
Dans ce cheminement, les services de sécurité ont abandonné leur pouvoir de maître de la voie publique, et les municipalités ont perdu une source possible de revenus.
Le citoyen de base peut encourager ce phénomène, tant qu'il y trouve un moindre mal. Il peut ainsi payer le parking, même si c'est illégal. Par contre, la situation devient inquiétante quand le même phénomène est soutenu par les représentants de l'Etat et les élites. Un commissaire de police qui admet le développement d'un racket du parking dans sa ville peut toujours soutenir qu'il ferme les yeux parce que cela lui permet d'améliorer la sécurité. Il ne peut nier qu'un réseau de collecte d'argent illégal est une menace, et qu'il a délégué à des particuliers le soin d'assurer la sécurité, une prérogative exclusive de l'Etat.
Deux faits divers ont récemment montré la gravité de la situation. A Sidi Aïssa, la défaillance totale des institutions a débouché sur un déchaînement de haine et de violence à la suite de la mort d'un homme dans des conditions non encore élucidées. Un peu plus loin, les réseaux tribaux ont pris en charge un conflit similaire, un meurtre, et ont abouti à un arrangement. On peut se féliciter que la sagesse triomphe et que le drame ne déborde pas. Mais cette solution déplace le problème, elle ne le règle pas. Elle risque même de l'aggraver. Ce type d'arrangement disqualifie en effet les services de sécurité et les tribunaux. Il admet et consacre la régression sociale et le recours à des systèmes archaïques.
Quand un wali ou un ministre s'adresse aux zaouïas ou aux notables pour régler une crise, il commet une série d'erreurs politiques et juridiques. D'une part, il admet que les institutions officielles sont inefficaces, ce qui signifie qu'il remet en cause sa propre autorité. D'autre part, il invite les citoyens à rechercher des solutions en dehors de la loi. Enfin, il se met lui-même en situation de travailler en dehors des règles de la République, et ne peut reprocher aux autres de recourir aux mêmes méthodes. Quand le wali ou le ministre se mettent à courtiser la zaouïa et à traiter avec la tribu, ils se transforment en fossoyeurs de la République. Ils créent, de fait, une compétition entre deux systèmes. Est-il nécessaire de rappeler que la coexistence de deux systèmes signifie en fait qu'il n'y a pas d'autorité, et que c'est le terreau idéal pour les organisations terroristes ou criminelles ?
par Abed Charef
Quand un wali s'adresse à la zaouïa, il contribue à détruire sa propre autorité
La Ligue des Droits de l'Homme (LADH) a fini par tirer la sonnette d'alarme : un pouvoir parallèle est en train de se mettre en place en Algérie. Par petites touches, par dérives successives, par glissements répétés opérés au vu et au su de tous, des structures parallèles rognent le pouvoir de l'Etat et se substituent progressivement à lui et à ses représentants, pour finir par le disqualifier et le supplanter.
C'est un processus lent et long, une sorte de « somalisation », dans lequel l'Etat cède au fil des années certaines de ses attributions, pour se trouver débordé par une multitude d'acteurs qu'il ne contrôle plus.
Les mécanismes de ce processus sont connus. A la base, il y a une défaillance du pouvoir politique, qui fait preuve d'inefficacité, laquelle s'ajoute souvent à un déficit de légitimité. Dans de telles conditions, l'Etat se montre incapable de répondre aux attentes des citoyens. Il n'assume plus ses fonctions de régulation et d'arbitrage. Les institutions, à différents niveaux, ne répondent plus : soit parce qu'elles sont inadaptées, soit parce qu'elles sont détournées de leur mission. Au lieu d'assurer le bien-être de tous, elles sont occupées à défendre le pouvoir en place et à défendre les intérêts des seuls cercles qui le composent.
Face au vide, le citoyen est tenté de trouver des alternatives. Il a recours à des moyens non institutionnels pour satisfaire ses aspirations. Dans un premier temps, il peut se poser des questions : est-ce légal ? Est-ce licite (halal) ? Mais avec le temps, la question ne se pose plus. C'est ainsi que le trabendo a remplacé l'économie officielle...
La défaillance des institutions pousse naturellement la société à créer ses propres moyens de résoudre les problèmes. C'est un phénomène normal, qui existe dans toutes les sociétés du monde. Jusqu'au jour où les représentants de l'Etat eux-mêmes décident de recourir aux circuits parallèles. C'est alors qu'ils abdiquent face à un autre pouvoir usurpateur. Celui-ci, encouragé, veut naturellement élargir son pouvoir. Il est alors impossible d'arrêter l'engrenage. Le nouveau pouvoir veut imposer ses propres règles. C'est ce qui a alarmé la Ligue des Droits de l'Homme, lorsque des tribus de la région de Khenchela ont voulu imposer une législation parallèle.
Concrètement, cette démission de l'Etat peut très bien être résumée par le phénomène du « parking ». Le pourvoir n'a jamais pensé au parking comme recette fiscale, et les municipalités sont trop faibles pour y réfléchir. Face au développement de l'insécurité, des Algériens se sont proposés comme gardiens de parking. Les municipalités et les services de sécurité n'ayant pas réagi face à une activité qui reste illégale, le « parking » est devenu un droit, avant de s'étendre pour se transformer en un véritable racket.
Dans ce cheminement, les services de sécurité ont abandonné leur pouvoir de maître de la voie publique, et les municipalités ont perdu une source possible de revenus.
Le citoyen de base peut encourager ce phénomène, tant qu'il y trouve un moindre mal. Il peut ainsi payer le parking, même si c'est illégal. Par contre, la situation devient inquiétante quand le même phénomène est soutenu par les représentants de l'Etat et les élites. Un commissaire de police qui admet le développement d'un racket du parking dans sa ville peut toujours soutenir qu'il ferme les yeux parce que cela lui permet d'améliorer la sécurité. Il ne peut nier qu'un réseau de collecte d'argent illégal est une menace, et qu'il a délégué à des particuliers le soin d'assurer la sécurité, une prérogative exclusive de l'Etat.
Deux faits divers ont récemment montré la gravité de la situation. A Sidi Aïssa, la défaillance totale des institutions a débouché sur un déchaînement de haine et de violence à la suite de la mort d'un homme dans des conditions non encore élucidées. Un peu plus loin, les réseaux tribaux ont pris en charge un conflit similaire, un meurtre, et ont abouti à un arrangement. On peut se féliciter que la sagesse triomphe et que le drame ne déborde pas. Mais cette solution déplace le problème, elle ne le règle pas. Elle risque même de l'aggraver. Ce type d'arrangement disqualifie en effet les services de sécurité et les tribunaux. Il admet et consacre la régression sociale et le recours à des systèmes archaïques.
Quand un wali ou un ministre s'adresse aux zaouïas ou aux notables pour régler une crise, il commet une série d'erreurs politiques et juridiques. D'une part, il admet que les institutions officielles sont inefficaces, ce qui signifie qu'il remet en cause sa propre autorité. D'autre part, il invite les citoyens à rechercher des solutions en dehors de la loi. Enfin, il se met lui-même en situation de travailler en dehors des règles de la République, et ne peut reprocher aux autres de recourir aux mêmes méthodes. Quand le wali ou le ministre se mettent à courtiser la zaouïa et à traiter avec la tribu, ils se transforment en fossoyeurs de la République. Ils créent, de fait, une compétition entre deux systèmes. Est-il nécessaire de rappeler que la coexistence de deux systèmes signifie en fait qu'il n'y a pas d'autorité, et que c'est le terreau idéal pour les organisations terroristes ou criminelles ?