Le nationalisme algérien : origine et perspectives
par Lahouari Addi *
Mahfoud Kaddache est, avec Mohamed Harbi, un des grands historiens du nationalisme algérien auquel il a consacré de nombreux ouvrages qui restent encore aujourd'hui des références incontournables, marqués par une démarche rigoureuse où le fait historique s'explique par le fait historique.
A la différence de Harbi qui relie le fait historique à la sociologie, Kaddache le relie à un fait historique antérieur. Je dirais que l'un cherche à expliquer ce qui s'est passé tandis que l'autre cherche à comprendre le contexte de l'action et le sens que lui donnent les acteurs. Kaddache est durkheimien dans la méthode, et M. Harbi est wébérien dans l'approche. Loin de s'exclure, les deux démarches sont complémentaires et, personnellement, j'ai beaucoup appris en lisant l'un et l'autre des deux historiens qui m'inspirent dans mes travaux sur le nationalisme et le système politique algériens, depuis sa genèse jusqu'à la formation de l'Etat indépendant à travers ses particularités idéologiques et sa relation ambiguë à la modernité. C'est à cette réflexion que je voudrais consacrer ma communication en évoquant l'origine et les perspectives du nationalisme algérien, avec comme toile de fond la modernité politique. C'est là une perspective susceptible de nous aider à comprendre ce qui s'est passé dans l'Algérie postcoloniale, de 1962 à nos jours.
Il est difficile d'accepter l'idée que le nationalisme est une idéologie récente apparue en Occident il y à peu près deux siècles, tant notre représentation du politique et notre expérience sont marquées par la catégorie de nation dont nous ne percevons pas clairement le caractère historique. C'est peut être vrai pour toutes les formes d'organisation sociale qui sont des constructions, mais cela est plus vrai encore pour les catégories politiques dans lesquelles nous avons été socialisés. Pour comprendre le caractère récent du nationalisme, il faut rappeler que l'Etat-nation est une forme politico-administrative centralisée qui ne reconnaît aucune puissance supérieure à elle à l'extérieur et qui exige une allégeance totale de ses membres à l'intérieur. Selon cette définition, ni l'Italie du Moyen Age - pour prendre un exemple européen - ni l'Algérie précoloniale n'étaient des Etats-nations pour la simple raison que les individus et les communautés villageoises et tribales vivaient dans une autonomie assez large par rapport au pouvoir central. Le nationalisme est une idéologie qui sous-tend un cadre de vie collectif - ou qui vise à le bâtir - régi par une autorité centrale qui détient le double monopole de la violence et de l'éducation. Les expériences de construction nationale sont diverses : dans certains cas, une nation déjà virtuellement formée donne naissance au nationalisme ; dans d'autres, le nationalisme vise à construire la nation. L'idéologie nationale est nécessaire à la nation parce qu'elle prédispose les individus à revendiquer l'identité nationale et à obéir à un pouvoir central parlant au nom de la nation. Celle-ci est souvent vécue dans la ferveur et l'extase qui se projettent sur les symboles comme le drapeau et l'hymne national. La nation n'est pas un plébiscite de tous les jours, comme l'avait affirmé Ernest Renan qui avait oublié ce qui se passait dans les colonies. Elle est, au contraire, une adhésion pour toujours, transformée en acte libre et volontaire. L'expansion européenne, en suscitant des résistances �'nationales' chez les peuples dominés, a propagé le modèle de la nation devenue la forme universelle d'organisation politique.
La facilité avec laquelle le nationalisme s'est implanté partout s'explique par l'ethnocentrisme qui est la caractéristique des groupes humains. Le nationalisme est un ethnocentrisme doté de frontières géographiques protégées par un Etat qui exerce le contrôle sur les groupes sociaux vivant sur son territoire. Cela signifie la soumission des pouvoirs locaux et des solidarités lignagères infra-étatiques, dans un processus de domestication de toutes les formes d'autorité, obligeant celles-ci à prêter allégeance au pouvoir central sous peine d'être réduites à l'obéissance par la force. C'est cela la signification politique du nationalisme qui transforme les rapports d'autorité en imposant une hiérarchie soutenue par une bureaucratie légale-rationnelle. Mais toute cette machinerie suppose un principe de légitimité auquel croient les millions de personnes qui, volontairement, font allégeance à l'autorité centrale. Le processus de concentration du pouvoir au sommet nécessite une participation politique - fictive ou effective - au champ de l'Etat qui fonde la légitimité de l'autorité. La construction nationale en Europe s'est déroulée parallèlement à l'élargissement de la participation politique qui a conduit vers la citoyenneté et les droits civiques y afférant. Le nationalisme est apparu en Europe avec des révolutions qui ont élargi la participation au champ politique à travers des institutions qui garantissent l'exercice des droits civiques. Les Etats post-coloniaux qui ont arraché leurs indépendances sont aujourd'hui aux prises avec la construction d'institutions représentatives des populations. Le but formel de ce processus est la formation d'une autorité au service de la population, usant de catégories et de concepts provenant de la culture politique occidentale comme citoyenneté, souveraineté, peuple, droits civiques, etc. Ce processus se déroule cependant de manière contradictoire et trouve des difficultés à se frayer un chemin en raison de la fossilisation des élites issues du mouvement national qui ont transmis le pouvoir à des fonctionnaires qui ont coupé l'Etat de la population.
Si je prends le cas de l'Algérie - qui est paradigmatique pour la science politique - il est aisé de noter que les aspirations à un Etat de droit ont été mises en échec par la structure même de l'idéologie politique qui refuse obstinément d'institutionnaliser les rapports d'autorité. Pourquoi voudrions-nous que l'armée, qui se pose comme source du pouvoir en raison de son lien avec l'ALN qui a représenté le peuple, donne son accord pour construire des institutions dans lesquelles un juge pourrait convoquer un dirigeant pour abus de biens sociaux alors que ce dirigeant s'identifie au peuple? Le juge est-il au-dessus du peuple ? Certes, ce n'est pas le seul frein, et pour être complet, il faut aussi évoquer la sociologie des groupes sociaux et le poids de la culture politique, et de ce point de vue, les travaux de Mohamed Harbi sont indispensables.
Je vais développer cette thèse en référence à l'expérience de l'Algérie qui a connu, sous la colonisation, un nationalisme vigoureux, composé de trois tendances : les radicaux, les culturalistes et les réformistes. Les orientations de l'Etat postcolonial ont dépendu du rapport de force entre ces trois courants, qui ont évolué après l'indépendance. Les militaires défendent l'héritage des radicaux, une importante proportion de la population a été gagnée par les thèses des culturalistes grâce à l'école, tandis que les réformistes, devenus démocrates, recherchent désespérément, comme par le passé, une base populaire sans laquelle la démocratie est impensable.
Les trois tendances du nationalisme algérien Dès 1830, année du débarquement des forces françaises, l'Algérie connut des soulèvements de tribus qui n'ont pas su cependant se coordonner pour opposer une résistance collective 'nationale'. Lorsque, en 1847, l'Oranie avait été militairement vaincue après 15 ans de résistance, la Kabylie s'était révoltée en 1852, relayée en 1864 par le sud oranais, suivie par la grande insurrection de 1871 qui a concerné tout le pays, à l'exception du nord-ouest. Mais en 1870, la société rurale algérienne était épuisée par 40 années de guerre et de spoliations des terres, sans compter les épidémies et les famines qui en découlaient. Les historiens rapportent que le dernier soulèvement tribal a eu lieu en 1916 dans les Aurès. Ce qui avait manqué aux insurgés du XIXè siècle, à l'évidence, c'est la conscience nationale qui commencera à prendre forme au début du XXè siècle parmi certaines couches urbaines lettrées qui, grâce à la lecture des journaux, percevaient la domination coloniale dans son contexte historique et géopolitique. Ce n'est pas un hasard si, dès la fin des insurrections tribales, un nouveau discours politique 'indigène' est apparu publiquement dans les années 1920. La résistance était rurale et militaire au XIXè siècle; elle sera désormais urbaine et politique au XXè siècle, prenant la forme de trois courants qui ont en commun un discours articulé par les catégories de la culture politique française, certes reformulées pour alimenter l'imaginaire national autochtone. L'élaboration doctrinaire a eu lieu dans les années 1920 au cours desquelles se sont affirmés les trois grands courants du nationalisme algérien, les réformistes, les radicaux et les Oulémas.
Les réformistes
La première figure du réformisme a été l'Emir Khaled, petit-fils de l'Emir Abdelkader et ancien officier de l'armée française, qui s'était présenté aux élections locales à Alger en 1919. Porte-parole d'une assimilation progressive des 'indigènes' dans les institutions, il a joué la carte de la légalité qu'il a cherché à modifier dans le respect de la souveraineté française. Il demandait la fin des lois d'exception et l'égalité entre Français et Indigènes dans le cadre d'une Algérie française où les Musulmans seront citoyens à part entière dans le respect de leur religion. De telles revendications étaient insupportables pour les autorités coloniales qui ont accusé l'Emir Khaled d'être un agitateur islamiste (déjà !) et qui l'ont poussé à s'exiler en Turquie. Une partie de l'élite s'était reconnue dans son combat, relayé, par Benjelloul et Ferhat Abbas qui ont créé la Fédération des Elus Indigènes qui revendiquait aussi l'assimilation dans la nation française dans le respect du statut musulman. Elle réunit l'élite indigène composée de notables, d'élus, des quelques autochtones francophones, tous acquis aux valeurs politiques occidentales tout en étant attachés à leur pays et à l'égalité de ses habitants. Leur principale revendication était l'élection de députés musulmans à l'Assemblée nationale française pour leur permettre de s'adresser directement à l'opinion publique métropolitaine. Ils ont structuré leur programme sur l'idée que les Français d'Algérie trahissent les principes de la révolution de 1789 et empêchent l'application de la devise de la république (liberté, égalité, fraternité) en Algérie. Mais ils sont allés de déception en déception, car dans la métropole, ils n'étaient écoutés ni par les partis de gauche et encore moins par les partis de droite. Confrontés à l'indifférence de l'opinion publique française, ils se sont révélés impuissants face au refus obstiné des colons opposés à toute réforme, si petite soit-elle. Après la Seconde Guerre Mondiale, ils abandonneront la revendication de l'assimilation pour demander une Indépendance dans le cadre d'un traité d'amitié avec la France. En 1944, Ferhat Abbas créera l'organisation Les Amis du Manifeste et de la Liberté (AML) qui s'adresse aux puissances occidentales, notamment aux Américains, pour appuyer le projet d'indépendance. Les événements du 8 Mais 1945, au cours desquels il y a eu des milliers de morts, affaibliront définitivement les réformistes. Les autorités politiques, tant à Paris qu'à Alger, ne les écoutent pas, ce qui les discrédite auprès de la masse des Algériens, désormais acquis aux thèses des radicaux qui prônent la violence révolutionnaire pour mettre fin au système colonial. Ils finiront par rejoindre en 1956 les radicaux qui avaient lancé l'insurrection armée deux années auparavant. Mais même s'ils n'ont pas un ancrage populaire, les réformistes ont eu un impact dans le langage politique ; ils propageront des notions essentielles comme souveraineté nationale, citoyenneté, droits civiques, liberté d'expression, etc.
Les radicaux
L'organisation des radicaux date des années 1920, créée à Paris, par des travailleurs émigrés qui mettent à profit les libertés publiques en France pour exprimer la revendication de l'indépendance avec une Assemblée nationale souveraine. La figure emblématique de ce mouvement est Messali Hadj qui avait bénéficié de l'appui du parti communiste français et du syndicat ouvrier acquis au principe du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Il faut remarquer que son parti ne pouvait être créé qu'en France car l'administration en Algérie l'aurait interdit et pourchassé. Les militants de l'ENA ont été socialisés dans le milieu ouvrier français de chez qui ils apprendront la critique marxiste du système colonial, retenant surtout la dénonciation de l'exploitation des peuples colonisés et du pillage de leurs richesses et le principe léniniste - et wilsonien - du droit des peuples des peuples à disposer d'eux-mêmes. Les colons d'Algérie obtiendront la dissolution de l'ENA en 1933, accusée d'alimenter la haine contre la France et d'inciter les Indigènes à refuser la «protection de la France généreuse». Les mots d'ordre politique de l'ENA ne seront pourtant connus en Algérie qu'après le projet Blum-Violette de 1936 qui prévoyait de donner la citoyenneté à 20 000 indigènes fidèles à la France. Les colons se sont violemment opposés à ce projet et l'ont fait échouer. Mais les radicaux aussi étaient contre le projet, à la différence des réformistes et des culturalistes. Messali Hadj rejetait le projet en criant dans les meetings : «Je ne veux pas être Français ; je veux rester Algérien dans une Algérie indépendante». En s'établissant en Algérie, après avoir quitté la France, Messali Hadj et ses partisans feront de moins en moins référence aux catégories du discours marxiste pour évoquer de plus en plus la dimension arabo-musulmane de l'Algérie. Néanmoins, l'idéologie politique du courant radical demeurera marquée par le rejet du capitalisme, accusé d'exploiter les peuples coloniaux, et par l'attachement à la société rurale traditionnelle idéalisée, supposée avoir gardé les valeurs originelles du passé précolonial. Les radicaux de l'ENA, devenue PPA en Algérie, vont élaborer une doctrine qui fera l'apologie du peuple tout en dénigrant les élites acquises aux idées assimilationnistes et réformistes. Ils attireront à eux les travailleurs émigrés, le sous-prolétariat urbain et rural et les paysans sans terre, couches sociales pauvres nées du système colonial et ayant gardé en mémoire les expropriations des terres agricoles au XIXè siècle. Elles portent à l'endroit du système colonial une haine que la répression policière et les lois d'exception dissuadent d'exploser publiquement. L'ENA et les partis qui en sont issus - PPA, MTLD et FLN - puisent leur énergie dans ce potentiel de haine contre la France coloniale, donnant ainsi naissance à la figure mythique du peuple, gardien des valeurs ancestrales de la société. L'exaltation du peuple, considéré comme homogène, a été un élément constitutif du nationalisme algérien tel qu'il a été exprimé par le FLN. Ce populisme fera facilement jonction avec les culturalistes dont l'enseignement l'alimente idéologiquement avec les valeurs culturelles dont le peuple, précisément, serait le gardien. ..
par Lahouari Addi *
Mahfoud Kaddache est, avec Mohamed Harbi, un des grands historiens du nationalisme algérien auquel il a consacré de nombreux ouvrages qui restent encore aujourd'hui des références incontournables, marqués par une démarche rigoureuse où le fait historique s'explique par le fait historique.
A la différence de Harbi qui relie le fait historique à la sociologie, Kaddache le relie à un fait historique antérieur. Je dirais que l'un cherche à expliquer ce qui s'est passé tandis que l'autre cherche à comprendre le contexte de l'action et le sens que lui donnent les acteurs. Kaddache est durkheimien dans la méthode, et M. Harbi est wébérien dans l'approche. Loin de s'exclure, les deux démarches sont complémentaires et, personnellement, j'ai beaucoup appris en lisant l'un et l'autre des deux historiens qui m'inspirent dans mes travaux sur le nationalisme et le système politique algériens, depuis sa genèse jusqu'à la formation de l'Etat indépendant à travers ses particularités idéologiques et sa relation ambiguë à la modernité. C'est à cette réflexion que je voudrais consacrer ma communication en évoquant l'origine et les perspectives du nationalisme algérien, avec comme toile de fond la modernité politique. C'est là une perspective susceptible de nous aider à comprendre ce qui s'est passé dans l'Algérie postcoloniale, de 1962 à nos jours.
Il est difficile d'accepter l'idée que le nationalisme est une idéologie récente apparue en Occident il y à peu près deux siècles, tant notre représentation du politique et notre expérience sont marquées par la catégorie de nation dont nous ne percevons pas clairement le caractère historique. C'est peut être vrai pour toutes les formes d'organisation sociale qui sont des constructions, mais cela est plus vrai encore pour les catégories politiques dans lesquelles nous avons été socialisés. Pour comprendre le caractère récent du nationalisme, il faut rappeler que l'Etat-nation est une forme politico-administrative centralisée qui ne reconnaît aucune puissance supérieure à elle à l'extérieur et qui exige une allégeance totale de ses membres à l'intérieur. Selon cette définition, ni l'Italie du Moyen Age - pour prendre un exemple européen - ni l'Algérie précoloniale n'étaient des Etats-nations pour la simple raison que les individus et les communautés villageoises et tribales vivaient dans une autonomie assez large par rapport au pouvoir central. Le nationalisme est une idéologie qui sous-tend un cadre de vie collectif - ou qui vise à le bâtir - régi par une autorité centrale qui détient le double monopole de la violence et de l'éducation. Les expériences de construction nationale sont diverses : dans certains cas, une nation déjà virtuellement formée donne naissance au nationalisme ; dans d'autres, le nationalisme vise à construire la nation. L'idéologie nationale est nécessaire à la nation parce qu'elle prédispose les individus à revendiquer l'identité nationale et à obéir à un pouvoir central parlant au nom de la nation. Celle-ci est souvent vécue dans la ferveur et l'extase qui se projettent sur les symboles comme le drapeau et l'hymne national. La nation n'est pas un plébiscite de tous les jours, comme l'avait affirmé Ernest Renan qui avait oublié ce qui se passait dans les colonies. Elle est, au contraire, une adhésion pour toujours, transformée en acte libre et volontaire. L'expansion européenne, en suscitant des résistances �'nationales' chez les peuples dominés, a propagé le modèle de la nation devenue la forme universelle d'organisation politique.
La facilité avec laquelle le nationalisme s'est implanté partout s'explique par l'ethnocentrisme qui est la caractéristique des groupes humains. Le nationalisme est un ethnocentrisme doté de frontières géographiques protégées par un Etat qui exerce le contrôle sur les groupes sociaux vivant sur son territoire. Cela signifie la soumission des pouvoirs locaux et des solidarités lignagères infra-étatiques, dans un processus de domestication de toutes les formes d'autorité, obligeant celles-ci à prêter allégeance au pouvoir central sous peine d'être réduites à l'obéissance par la force. C'est cela la signification politique du nationalisme qui transforme les rapports d'autorité en imposant une hiérarchie soutenue par une bureaucratie légale-rationnelle. Mais toute cette machinerie suppose un principe de légitimité auquel croient les millions de personnes qui, volontairement, font allégeance à l'autorité centrale. Le processus de concentration du pouvoir au sommet nécessite une participation politique - fictive ou effective - au champ de l'Etat qui fonde la légitimité de l'autorité. La construction nationale en Europe s'est déroulée parallèlement à l'élargissement de la participation politique qui a conduit vers la citoyenneté et les droits civiques y afférant. Le nationalisme est apparu en Europe avec des révolutions qui ont élargi la participation au champ politique à travers des institutions qui garantissent l'exercice des droits civiques. Les Etats post-coloniaux qui ont arraché leurs indépendances sont aujourd'hui aux prises avec la construction d'institutions représentatives des populations. Le but formel de ce processus est la formation d'une autorité au service de la population, usant de catégories et de concepts provenant de la culture politique occidentale comme citoyenneté, souveraineté, peuple, droits civiques, etc. Ce processus se déroule cependant de manière contradictoire et trouve des difficultés à se frayer un chemin en raison de la fossilisation des élites issues du mouvement national qui ont transmis le pouvoir à des fonctionnaires qui ont coupé l'Etat de la population.
Si je prends le cas de l'Algérie - qui est paradigmatique pour la science politique - il est aisé de noter que les aspirations à un Etat de droit ont été mises en échec par la structure même de l'idéologie politique qui refuse obstinément d'institutionnaliser les rapports d'autorité. Pourquoi voudrions-nous que l'armée, qui se pose comme source du pouvoir en raison de son lien avec l'ALN qui a représenté le peuple, donne son accord pour construire des institutions dans lesquelles un juge pourrait convoquer un dirigeant pour abus de biens sociaux alors que ce dirigeant s'identifie au peuple? Le juge est-il au-dessus du peuple ? Certes, ce n'est pas le seul frein, et pour être complet, il faut aussi évoquer la sociologie des groupes sociaux et le poids de la culture politique, et de ce point de vue, les travaux de Mohamed Harbi sont indispensables.
Je vais développer cette thèse en référence à l'expérience de l'Algérie qui a connu, sous la colonisation, un nationalisme vigoureux, composé de trois tendances : les radicaux, les culturalistes et les réformistes. Les orientations de l'Etat postcolonial ont dépendu du rapport de force entre ces trois courants, qui ont évolué après l'indépendance. Les militaires défendent l'héritage des radicaux, une importante proportion de la population a été gagnée par les thèses des culturalistes grâce à l'école, tandis que les réformistes, devenus démocrates, recherchent désespérément, comme par le passé, une base populaire sans laquelle la démocratie est impensable.
Les trois tendances du nationalisme algérien Dès 1830, année du débarquement des forces françaises, l'Algérie connut des soulèvements de tribus qui n'ont pas su cependant se coordonner pour opposer une résistance collective 'nationale'. Lorsque, en 1847, l'Oranie avait été militairement vaincue après 15 ans de résistance, la Kabylie s'était révoltée en 1852, relayée en 1864 par le sud oranais, suivie par la grande insurrection de 1871 qui a concerné tout le pays, à l'exception du nord-ouest. Mais en 1870, la société rurale algérienne était épuisée par 40 années de guerre et de spoliations des terres, sans compter les épidémies et les famines qui en découlaient. Les historiens rapportent que le dernier soulèvement tribal a eu lieu en 1916 dans les Aurès. Ce qui avait manqué aux insurgés du XIXè siècle, à l'évidence, c'est la conscience nationale qui commencera à prendre forme au début du XXè siècle parmi certaines couches urbaines lettrées qui, grâce à la lecture des journaux, percevaient la domination coloniale dans son contexte historique et géopolitique. Ce n'est pas un hasard si, dès la fin des insurrections tribales, un nouveau discours politique 'indigène' est apparu publiquement dans les années 1920. La résistance était rurale et militaire au XIXè siècle; elle sera désormais urbaine et politique au XXè siècle, prenant la forme de trois courants qui ont en commun un discours articulé par les catégories de la culture politique française, certes reformulées pour alimenter l'imaginaire national autochtone. L'élaboration doctrinaire a eu lieu dans les années 1920 au cours desquelles se sont affirmés les trois grands courants du nationalisme algérien, les réformistes, les radicaux et les Oulémas.
Les réformistes
La première figure du réformisme a été l'Emir Khaled, petit-fils de l'Emir Abdelkader et ancien officier de l'armée française, qui s'était présenté aux élections locales à Alger en 1919. Porte-parole d'une assimilation progressive des 'indigènes' dans les institutions, il a joué la carte de la légalité qu'il a cherché à modifier dans le respect de la souveraineté française. Il demandait la fin des lois d'exception et l'égalité entre Français et Indigènes dans le cadre d'une Algérie française où les Musulmans seront citoyens à part entière dans le respect de leur religion. De telles revendications étaient insupportables pour les autorités coloniales qui ont accusé l'Emir Khaled d'être un agitateur islamiste (déjà !) et qui l'ont poussé à s'exiler en Turquie. Une partie de l'élite s'était reconnue dans son combat, relayé, par Benjelloul et Ferhat Abbas qui ont créé la Fédération des Elus Indigènes qui revendiquait aussi l'assimilation dans la nation française dans le respect du statut musulman. Elle réunit l'élite indigène composée de notables, d'élus, des quelques autochtones francophones, tous acquis aux valeurs politiques occidentales tout en étant attachés à leur pays et à l'égalité de ses habitants. Leur principale revendication était l'élection de députés musulmans à l'Assemblée nationale française pour leur permettre de s'adresser directement à l'opinion publique métropolitaine. Ils ont structuré leur programme sur l'idée que les Français d'Algérie trahissent les principes de la révolution de 1789 et empêchent l'application de la devise de la république (liberté, égalité, fraternité) en Algérie. Mais ils sont allés de déception en déception, car dans la métropole, ils n'étaient écoutés ni par les partis de gauche et encore moins par les partis de droite. Confrontés à l'indifférence de l'opinion publique française, ils se sont révélés impuissants face au refus obstiné des colons opposés à toute réforme, si petite soit-elle. Après la Seconde Guerre Mondiale, ils abandonneront la revendication de l'assimilation pour demander une Indépendance dans le cadre d'un traité d'amitié avec la France. En 1944, Ferhat Abbas créera l'organisation Les Amis du Manifeste et de la Liberté (AML) qui s'adresse aux puissances occidentales, notamment aux Américains, pour appuyer le projet d'indépendance. Les événements du 8 Mais 1945, au cours desquels il y a eu des milliers de morts, affaibliront définitivement les réformistes. Les autorités politiques, tant à Paris qu'à Alger, ne les écoutent pas, ce qui les discrédite auprès de la masse des Algériens, désormais acquis aux thèses des radicaux qui prônent la violence révolutionnaire pour mettre fin au système colonial. Ils finiront par rejoindre en 1956 les radicaux qui avaient lancé l'insurrection armée deux années auparavant. Mais même s'ils n'ont pas un ancrage populaire, les réformistes ont eu un impact dans le langage politique ; ils propageront des notions essentielles comme souveraineté nationale, citoyenneté, droits civiques, liberté d'expression, etc.
Les radicaux
L'organisation des radicaux date des années 1920, créée à Paris, par des travailleurs émigrés qui mettent à profit les libertés publiques en France pour exprimer la revendication de l'indépendance avec une Assemblée nationale souveraine. La figure emblématique de ce mouvement est Messali Hadj qui avait bénéficié de l'appui du parti communiste français et du syndicat ouvrier acquis au principe du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Il faut remarquer que son parti ne pouvait être créé qu'en France car l'administration en Algérie l'aurait interdit et pourchassé. Les militants de l'ENA ont été socialisés dans le milieu ouvrier français de chez qui ils apprendront la critique marxiste du système colonial, retenant surtout la dénonciation de l'exploitation des peuples colonisés et du pillage de leurs richesses et le principe léniniste - et wilsonien - du droit des peuples des peuples à disposer d'eux-mêmes. Les colons d'Algérie obtiendront la dissolution de l'ENA en 1933, accusée d'alimenter la haine contre la France et d'inciter les Indigènes à refuser la «protection de la France généreuse». Les mots d'ordre politique de l'ENA ne seront pourtant connus en Algérie qu'après le projet Blum-Violette de 1936 qui prévoyait de donner la citoyenneté à 20 000 indigènes fidèles à la France. Les colons se sont violemment opposés à ce projet et l'ont fait échouer. Mais les radicaux aussi étaient contre le projet, à la différence des réformistes et des culturalistes. Messali Hadj rejetait le projet en criant dans les meetings : «Je ne veux pas être Français ; je veux rester Algérien dans une Algérie indépendante». En s'établissant en Algérie, après avoir quitté la France, Messali Hadj et ses partisans feront de moins en moins référence aux catégories du discours marxiste pour évoquer de plus en plus la dimension arabo-musulmane de l'Algérie. Néanmoins, l'idéologie politique du courant radical demeurera marquée par le rejet du capitalisme, accusé d'exploiter les peuples coloniaux, et par l'attachement à la société rurale traditionnelle idéalisée, supposée avoir gardé les valeurs originelles du passé précolonial. Les radicaux de l'ENA, devenue PPA en Algérie, vont élaborer une doctrine qui fera l'apologie du peuple tout en dénigrant les élites acquises aux idées assimilationnistes et réformistes. Ils attireront à eux les travailleurs émigrés, le sous-prolétariat urbain et rural et les paysans sans terre, couches sociales pauvres nées du système colonial et ayant gardé en mémoire les expropriations des terres agricoles au XIXè siècle. Elles portent à l'endroit du système colonial une haine que la répression policière et les lois d'exception dissuadent d'exploser publiquement. L'ENA et les partis qui en sont issus - PPA, MTLD et FLN - puisent leur énergie dans ce potentiel de haine contre la France coloniale, donnant ainsi naissance à la figure mythique du peuple, gardien des valeurs ancestrales de la société. L'exaltation du peuple, considéré comme homogène, a été un élément constitutif du nationalisme algérien tel qu'il a été exprimé par le FLN. Ce populisme fera facilement jonction avec les culturalistes dont l'enseignement l'alimente idéologiquement avec les valeurs culturelles dont le peuple, précisément, serait le gardien. ..