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Al Maari ou le vertige d'Etre.par Leïla Zhour Vous trouverez aussi l'original de cet article sur Al Maari sur le site de Silvaine Arabo | La vie est limpide Al Moutanabbi |
Connaissez-vous Al Maari ? Ou plutôt Aboul Ala Al Maari. Poser la question, c'est supposer une réponse négative et c'est un tort. D'aucun ont déjà beaucoup écrit à son sujet, érudition et analyse, critique aussi, plus ou moins honnête je suppose. Qu'en reste-t-il ? Al Maari est l'un des plus grands. Nul besoin de le croire, je le sens malgré la traduction, malgré le temps écoulé, malgré le fossé des cultures. Al Maari est pont, ce pont qui l'a hanté dans la nuit de sa vie, frontière entre le visible et l'indiscernable, entre le quelque chose que nous sommes et le Rien qui nous guette. Alors, qui était-il ? En terme de biographie, cela se résume à peu de mots. Né à Maarat près d'Alep en actuelle Syrie en 979, il a fait ses études à Alep, puis à Tripoli, puis à Antioche. De retour chez lui, ses talents intellectuels lui valurent vite une certaine renommée, ce qui le poussa à tenter sa chance auprès de la cours de Bagdad. Sa déception cependant devant l'attitude des puissants à l'égard de la misère fut telle qu'il préféra rentrer chez lui. Il y mena une vie d'ascète jusqu'à sa mort en 1059. Dernier détail biographique, Al Maari était aveugle depuis l'age de 4 ans des suites de la variole. Qu'il est facile de plier une vie en quelques mots ! Ce n'était pourtant pas cela que l'homme Al Maari. Ce qu'il a écrit nous dit que ces faits, sans importance aucune aujourd'hui, n'ont rien à voir avec de qu'il portait en lui, une force amère et en même temps séduite, sans doute, par le miracle de la vie. Qui parlera de moi au sable du désert Ambivalence entre dépit et séduction, Al Maari oscille mais droit, il reste sur le fil qui défie l'abîme. D'une part la vanité de toute expérience donnant l'espoir de la conquête, de la réussite, de la gloire. D'autre part l'ineffaçable richesse du seul fait d'être, cette pureté intraduisible de la présence au monde, inexcusable, inexplicablement belle. Le dégoût à l'égard de la société humaine ne fait que renforcer la certitude d'une solitude ici sublime et désespérante à la fois car, au fond, vaine aussi. "Qui parlera de moi..." oui, qui pourra dire cette perfection qui n'a nul besoin d'être dite, au delà des peines et des fatigues. Etre se suffit en soi mais on ne peut s'en contenter car on ne le conçoit qu'avec des mots. Alors Al Maari écrit, écrit et écrit encore. Sous les arabesques se dessinent la recherche d'un lien qui assortirait cet ineffable plaisir (mais se sentait-il donc coupable de l'éprouver sans parvenir à le dire ?) à l'exigence toujours présente de la pensée qui veut comprendre, c'est-à-dire nommer. Le poème devient la jonction de l'âme et de l'esprit. Le poème est le creuset où l'émotion cherche à échapper à la fatalité du sentiment pour accéder à une signification esthétique ou philosophique, sans quoi elle est intolérable. Il est insupportable de subir cette suffocante émotion de joie et de désespoir mêlé. Il est insupportable de souffrir cette imperfection de l'homme tout en en ayant parfaitement conscience. Il est insupportable d'espérer un bonheur de la vie et de se désoler à chaque instant de sa vanité, son inutilité. Insupportable la vie, mais si désirable malgré soi, malgré tout. Ne reste que l'ascèse, de celle qui est renoncement à l'attente du mieux, au désir voué à être déçu dans le temps. Ce n'est pas de l'esbroufe sous l'oeil de quelque règle religieuse donnée. Ce n'est que la rigueur, dont l'écriture est la forme esthétique la plus sobre, la plus droite pour exprimer au- delà du vide omniprésent le Beau. Et le temps devient une thématique souveraine, sanction au terme de chaque histoire. Le temps est là, inexorable, qui nous promet une fin, seule certitude par delà l'ivresse d'une foi vulgaire (2) Dans le poème se réfugie l'instant, havre intemporel de l'assurance heureuse, nécessaire pendant à l'angoissante présence du néant et ce, quelle que soit la teneur de l'instant. Moment de bonheur auprès d'une belle dont on sait qu'elle s'évanouira comme un mirage sitôt qu'on étendra le bras ? Qu'importe. Par la puissance de l'écriture, cette splendeur du désir au sein même de l'écrasante lucidité de sa vanité accède à l'immortalité. Enchâssé pour toujours dans la treille des mots, le bonheur et son ombre sont là et je gage que le bonheur d'Al Maari, malgré la souffrance et la désolation qui traverse son oeuvre, nous parvient ainsi à l'état pur. Mais rien ne justifie cette terreur que tu ressens Il suffit de réfléchir sainement pour que s'allège le difficile car, valide, la raison laisse à l'âme le temps d'aller à sa fin appelant jeu le sérieux qu'elle rencontre et pures images éphémères les belles qui vont et viennent, insouciantes (3) Pourquoi écrire sinon ? Ce serait l'ultime vanité, l'ultime dérision aussi pour celui qui en avait si cruellement conscience. Donc, le poète n'écrit ni pour la gloire, ni pour la postérité. Si le corps redevient poussière, le papier, le parchemin ou le papyrus redeviennent facilement fumée (de fait, on est loin d'avoir retrouvé tous les écrits d'Al Maari). Le poète écrit pour donner du sens à ce qui ne saurait en avoir sans cela. Il écrit pour accéder à l'essence de son être, à cette part de lui qui, intemporellement consciente, jusqu'à ce qu'il expire, rejoint l'ineffable des mythes et du divin. Le poète est Orphée en ce que la nécessaire puissance du chant lui vient de cette profondeur innommée, innommable peut-être, qui le rattache à l'immobile espace-temps de la conscience. Demi-dieu, sur le mode grec, c'est là son désespoir. Il doit écrire ce que l'accès à l'ineffable lui révèle de l'incertain de sa nature sans quoi tout deviendrait, pour le coup, entièrement vide de sens, absolue Vanité. Ecrire est donc cette humilité suprême de l'homme en quête d'une impossible unité, nourri de ce savoir (ou est-ce un pressentiment ?), signification même de la quête : échapper à Rien par la force du mot, échapper au vertige du vide parce que telle est la force de l'homme, sa capacité à contempler Rien. Poète dans un présent vaincu d'avance, Al maari sait la limite de la fuite. Devant les leurres que sont l'activité sociale ou la peur métaphysique, il installe sa palette de mots et cueille l'essentiel en chaque mouvement de vie. Ainsi trace-t-il ligne à ligne ce pont vers la mort inhérent à chaque désir. Il révèle l'inéluctable parce que l'épouvante le hante mais le dégage aussi du mensonge du non-être, de l'inconscience. Ce n'est pas renoncer à la vie qu'y déchiffrer la mort, malgré les parures les plus éclatantes. C'est lui donner enfin sa vraie grandeur dans la finitude de sa dimension. Et la question de l'Être ne se pose plus en terme de défi, c'est désormais un choix, et la réponse, malheur certes car porte fermée, est rebond d'interrogation vers l'autre voie, celle de la lucidité. Tant que je le pourrai, je ferai le bien Donc, toujours questionnant, toujours réduisant les distances entre soi et l'abîme jusqu'à toucher l'unique proposition de l'Être, le poète se tient sur un fil transparent, loin de l'opacité, de l'aveuglement (thème signifiant s'il en est pour Al Maari) du quotidien dont il se nourrit pourtant. Les faits, ces petites choses négligeables, sont, par leur nom laissé en creux, le sillon qui mène à l'exacte conscience de soi, atome éphémère au sein de l'inconcevable Tout, accessible par la seule perception d'une infinie dérobade. On peut crier à l'apostasie et on ne s'en est pas privé dans le passé, mais est-ce que cela change quoi que ce soit au sens de l'écrit ? Il fallait que cela soit vu, et vu de l'intérieur qui plus est, pour que le dépouillement du corps comme du langage trouve une voie esthétique signifiante. La recherche du Beau, du pur, de l'équilibre fatidique entre la musicalité des mots et l'essentielle sobriété de la pensée devait reposer sur une primauté absolue : perception de l'inconcevable, inadmissible vanité de l'Être, afin que l'humanité soit digne d'être dite. Oh, je sais que c'est là une idée qui m'est chère! Mais ne traverse-t-elle pas toute poésie ? A la base, une modestie si terrifiante ne peut que pousser à l'orgueil lucide, désespéré, de vouloir faire entendre malgré tout une voix amenée à se taire un jour. "Ce qu'on ne peut dire, il faut le taire" ? Et bien non, Wittgenstein se trompe. Ce qu'on ne peut dire mérite une forme de discours que ne soit ni carcan ni prison ni bavardage et le chant poétique est cette forme humble, ce voile sur l'invisible densité de l'existence qui parvient à nous rendre perceptible l'impalpable. Il faut entendre l'ineffable par-delà les mots. Il faut oser le désespoir pour que le désir d'être conserve tout son sens en amont de lui. Se donner une fin, c'est acquérir une épaisseur. Nommer la mort pour ce qu'elle est, sanction de toutes les futilités, c'est se débarrasser l'esprit des scories d'un silence mensonger, de fausses réponses à une question, une seule, qui n'en attend aucune. Il faut donc oser ce désespoir de l'unique question parce que l'absence certaine de retour libère tous les échos possibles. Réverbération du questionnement pour âme polyphonique, la plénitude de l'être passe par le déroulement du plain-chant jusqu'à saturation de l'existence par ses harmoniques. Mille fois reposée, dans mille et mille textes, le doute n'est plus le doute mais, apprivoisé, une certitude d'ignorance. Dieu que l'on nomme, qu'on invoque, n'est qu'une image (sacrilège !) de cette transmutation de l'incertain en renoncement déterminé. Al maari renonce à la réponse parce qu'il sait son inutilité. Cantonné dans le cheminement du questionnement, ce n'est pas l'invisible qu'il interpelle mais l'homme, seul devant son absence de destinée. "Il y a des paroles qui nous survivent, des gestes qui nous prolongent, alors que nous avons définitivement quitté le monde ; des récits qui ont la vie longue (...) que nous aurions peut-être divulgués qui ressurgissent dans le grand livre de l'espace (...) afin que quelqu'un en entreprenne, une fois, la lecture." (5) Et Edmond Jabès rejoint Al maari parce qu'un pont existe de tout temps entre les voies qui sondent la profondeur de l'existence à nous impartie. C'est le pourquoi de l'écriture. Pas seulement un appel à la lucidité, à la réflexion, même si c'est aussi cela mais, avant tout, la condition de la rencontre de l'autre, ce lecteur, qui donnera aux mots, à la parole, le sens qui y sommeille. Schéma classique de la réactualisation du texte par la lecture ? Baliverne ! Rien de classique mais une ascèse du silence. La blancheur des mots d'où sont évacués émotion et dépit est cette présentation de la mort et lire cela, après l'écriture, c'est vivre. Pas faire vivre le texte, mais entrer dans cette densité invisible de la conscience nue qu'on se doit de taire par humilité (qu'en dire, sinon ?) et de chanter par reconnaissance (et pour s'en délecter aussi). Donc le poème est pont, al kantara, "le pont" dont notre esprit ne peut briser les haubans sans quoi la nuit même n'aurait aucun sens. Vie comme un pont entre une mort et une autre Vivre nous tient en poésie car vivre c'est questionner, sonder jusqu'à l'ultime seconde la vacuité de la question sans jamais y renoncer car se taire devant l'indicible, c'est être mort déjà. Al maari nous mène dinc loin sur une voie d'exigence et sa voix résonne encore dans nos silences quand nous prenons la peine de sonder à sa suite la nuit "extrême", jusqu'à y devenir flammèche dans la nécessaire opposition des ténèbres à notre présence. Il ne nous invite pas à un exhaustif parcours des raisons d'être ou de se maintenir dans une pureté d'âme idéale et, par, ailleurs inaccessible. Non. Il nous propose d'affronter les causes du non-être afin de sortir de l'aveuglement des peurs sans issues. Jour/nuit, contraste éminemment figuratif, si simple, si vieux aussi, qu'on en serait déçu, pour un peu. "Est-ce tout ?" Mais oui. Tout se tient là, entre l'aspiration au sens et le constat de l'absurde. Camus crierait à la révolte. Mais c'est plutôt du côté de Nietzsche qu'on trouverait un lien solide entre le poète de Maarat et notre monde moderne. Au delà du constat de Rien, il existe un espace de conscience où l'humain peut élaborer non pas une pensée, cela, c'est l'occident, mais une lecture signifiante du monde dans l'acceptation de ses fins, ce qui est en soi l'ultime dépassement. Et je m'étonne, en refermant le livre, oui, je m'étonne de me voir ainsi repliée autour d'une vision finalisante du monde puis redéployée en perspectives denses, infinies, les aubes de la pensée.
(1) "Solitude", cité in La poésie arabe, ed Phébus, Paris,1997 [5] (5) Edmond Jabès, Le livre des ressemblances, Gallimard, Paris, 1991,(collection l'imaginaire), p. 87 |
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