Être Algérien et habiter au Maroc ou Marocain expulsé d’Algérie, on ne s’en sort jamais. On vit avec. Mais comment ? Amale Samie a fait le tour des préjugés, des histoires et des sentiments qui partagent et rapprochent ces frères ennemis.
La finale de la Coupe du monde a connu la plus forte charge émotionnelle de tous les matchs, mais le match Maroc-Algérie, décrit par les journaux comme un "derby", a été un haut moment de passion. C’est qu’il y a un passif, avec nos frères, et l’idéal aurait été qu’il se règle chaque fois sur un terrain de football. D’autant plus que les brouilles et les orages reviennent régulièrement entre l’Algérie et le Maroc. Elles sont alimentées par des stéréotypes qui ont la peau dure. Au Maroc, on dit que les Soussis sont radins, les Fassis couards et les Oujdis, bornés et plus Algériens que Marocains, etc… Chez nos voisins, la tête de turc des Algérois, c’est l’Oranais (proche des frontières de Zouj Bghal) réputé vulgaire et même indécent quand il chante le raï. Il n’y a pas de quoi en faire un drame. Je t’aime, mais je ne tolère pas ta différence, voilà le sentiment complexe qui préside à nos rapports.
Cela prouve au moins qu’Algériens et Marocains constituent un couple tapageur… et vivant. Sinon, ce ne serait qu’indifférence polie. La preuve, pour le petit peuple marocain, "Tounsi" veut dire "péquenot" et à Tunis, "El Merroki" est le Croquemitaine. Avec l’Algérie, c’est tout autre chose. D’abord parce que nous partageons un espace culturel et mental commun, allant de Taza jusqu’à Oran. Ensuite parce que nos deux peuples ont vécu plus protégés des Carthaginois et des influences orientales par la forteresse montagneuse amazighe des Atlas, ce qui n’est pas le cas de la Tunisie. Nos rapports avec les Algériens sont passionnels parce que nous sommes trop semblables, c’est un cliché, mais y a-t-il une autre explication ?
Il y a d’abord les vicissitudes de l’histoire. On peut faire commencer les scènes de ménage en 1844. Les Marocains disent qu’à la funeste bataille d’Isly, "on s’est fait casser la gueule pour l’Émir Abdel Kader", les Algériens disent qu’on "les a laissés tomber". La guerre de libération algérienne commence en 1954, et les Marocains la soutiennent. Mais comme il y avait des factions au sein du FLN, les Marocains se sont retrouvés dans le clan militaire algérien de Houari Boumediene dit "le clan des Marocains", auquel appartient aussi Bouteflika. Il était fatal qu’on se retrouve impliqués dans des querelles où nous n’avions rien à faire. En 1963, l’irréparable est commis. Les frères se sont battus pendant 4 mois. Irréparable, voire. Une bagarre de 4 mois, il y a 40 ans, laisse des traces (70.000 Marocains résidant en Algérie sont expulsés) mais la génération qui a vécu ce drame a passé. Ces mauvais souvenirs expliquent en grande partie la sympathie de l’Algérie officielle pour le Polisario.
En 1975, le Maroc reprenait le Sahara et la brouille politique qui dure aujourd’hui encore a commencé cette année. Depuis, nous avons frôlé la rupture et la guerre à plusieurs reprises. Et ce dossier n’a pas fini d’envenimer les relations politiques entre les deux pays. C’est en 1979 qu’on retrouve le foot, l’Algérie écrase le Maroc par 5 à 1 à Casablanca. Le public, traumatisé, mais sportif, applaudissait les meilleurs. Une défaite salutaire, on lui devra l’équipe nationale de 1986. Voilà pourquoi les Marocains considèrent que l’affront est lavé depuis les 3 à 1 infligés à l’Algérie à Sfax. En 1994, des attentats sont commis à l’hôtel Atlas Asni à Marrakech. Il y a des Franco-Algériens dans le commando terroriste.
Le Maroc impose le visa d’entrée pour les Algériens qui ferment les frontières aussi sec. Et pour finir, lorsque les 6 gendarmes marocains occupent l’îlot Leila, l’Algérie publie un communiqué favorable à l’Espagne qui scandalise tous les Marocains. Plus que lorsque Bouteflika avait dit que le Maroc ne pouvait vendre que de la bimbeloterie et de la drogue, outrances dont écopent aussi les Algériens traités de flemmards, de fuyards, de traîtres et de chômeurs volontaires. Voilà. Le reste appartient aux peuples. Forte identité amazighe, similitude linguistique, contacts permanents depuis la nuit des temps, les deux pays ont même fait partie de l’Empire almohade. Mais si la fraternité est vivace, c’est surtout grâce aux familles mixtes.
L’espoir est dans le camp des jeunes. Nous avons été étonnés que Feriel, Algérienne casablancaise, 17 ans, renvoie tout ce monde dos-à-dos : "Les Marocains manquent de franchise et les Algériens sont bornés". Feriel a suivi la finale de la CAN dans une famille marocaine. Elle est venue avec son drapeau et un maillot de l’équipe algérienne. Elle a pleuré avec ses hôtes à la fin du match. "Il n’y a pas la moindre hésitation pour moi. Je suis pour le Maroc parce que c’est plus mon pays que la Tunisie". Kamal, 20 ans, un jeune homme intelligent et d’ordinaire caustique devient plus sérieux dès qu’on l’interroge sur tout ça. C’est qu’il a obtenu la nationalité marocaine depuis une semaine à peine. Il a le même discours que les autres Algériens sur la tiédeur des rapports avec la Tunisie.
"Avec les Marocains par contre, les rapports sont exacerbés. Malheureusement, j’entends trop souvent dire : 'chez toi, en Algérie, ils mangent même pas de viande, y'a rien à bouffer'… ou encore, 'chez toi, en Algérie, tu poses ton pied sur le tarmac de l’aéroport que t’es égorgé avant d’avoir compris'". C’est dur. Quand on lui fait remarquer que jusqu’en 1997 c’était un peu ça l’Algérie, il répond : "Oui, mais à chaque fois, la suite c’est : 'regarde chez nous, c’est stable, pas comme chez toi'. Chez moi, c’est ici, je me sens plus Marocain, ou plutôt plus Casablancais, qu’Algérien".
Pourquoi Kamal a-t-il pris la nationalité marocaine ? "Je suis né au Maroc, j’y ai vécu toute ma vie. Mais je suis toujours Algérien, c’est quelque chose que je dois cultiver en moi. Malheureusement, avec la fermeture des frontières, on ne peut même plus voir sa famille". Pour un Marocain qui a des attaches avec l’Algérie, il est jubilatoire de rencontrer l’archétype de tous les Algériens dans les blagues marocaines. Il est bougon, entêté et râleur professionnel. Son langage est émaillé de blasphèmes, de jurons et de mots salés, très salés.
L’une des meilleures, c’est celle de l’Algérien qui ne se résout pas à emprunter un cric à un pompiste alors qu’il a un pneu crevé. Ses hésitations le mettent dans une telle colère qu’il prend la courageuse résolution d’aller voir le pompiste, pour lui dire : "Ben, tu sais, ton cric, tu peux te le foutre où je pense !". Samir Benmalek, journaliste à Alger en est témoin (lire ci-contre), les Algériens n’ont pas peur des mots crus. Officiellement, on en arrive parfois à dire dans l’une ou l’autre capitale : "On ne choisit pas ses voisins". Il n’y a pas de phrase plus négative.
Telquel
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L'Algérie et le Maroc ne se réduisent pas à leurs dirigeants. Il y a ici et là des sociétés vivantes, exigeantes, des femmes et des hommes qui ont leur mot à dire et qui le disent haut et fort à l'occasion. Il y a des opinions constituées ou en formation, constantes sur certaines questions ou changeantes sur d'autres. Le mauvais voisinage étant établi, installé, consommé entre l'Algérie et le Maroc, comment réagissent les Marocains ? Plus exactement, comment les Marocains voient-ils les Algériens aujourd'hui ? Ce regard, véhiculant clichés et stéréotypes, est traditionnellement chargé de sentiments divers et contrastés, tantôt d'admiration ou même de fascination, tantôt d'agacement et de colère, mais toujours nuancé d'une bonne dose d'étonnement et de surprise. Qu'en reste-t-il ?
Un brin d'histoire pour commencer. Jadis à Fès, c'est l'étrangeté qui domine dès qu'il s'agit des Algériens : ils ne sont pas comme nous. Un Algérien est un Wasti, c'est-à-dire originaire du Maghreb du centre ou du milieu, avec une connotation d'éloignement et de dépréciation. Dans le constat de différence, il y a reproche et réprobation. Ils ne sont pas comme nous, alors qu'ils devraient l'être. D'où, pour désigner les Algériens, l'expression « deuxièmes Francès » (deuxièmes Français, Français d'une autre catégorie), qui date du protectorat. Ils sont arabes et musulmans, mais se comportent comme des Nesranis (Nazaréens, pour dire Européens). Ils boivent de l'alcool, tiennent des bars et à l'occasion renseignent les autorités. Normal : les premiers débits de boisson sont attribués à des Algériens. Pour l'aristocratie fassie, l'Algérien est un zoufri, déformation très significative d'ouvrier qui désigne le voyou.
Cette première image, peu flatteuse, s'est modifiée avec le temps. Le protectorat a amené dans ses bagages d'autres Algériens, des professeurs, des administrateurs, des juges, qui, eux, ont nourri une réputation de compétence et d'intégrité. Certaines familles ont fait souche au Maroc et fourniront des cadres appréciés à la Révolution algérienne.
Le 1er novembre 1954 et la guerre d'indépendance de l'Algérie vont transformer fondamentalement l'image des Algériens. Désormais, c'est l'héroïsme qui l'emporte. Les Algériens ne sont pas comme nous, ils sont mieux que nous. C'est d'autant plus vrai que l'indépendance marocaine, après l'euphorie des débuts, laisse un vague sentiment d'inachèvement et de frustration. À coup sûr, pour la gauche, éloignée du pouvoir, l'Algérie est un modèle. Dans les rues de la capitale, les étudiants manifestent au cri de ce slogan rimé (en arabe) : « Ben Bella à Rabat et Hassan II sous nos chaussures ! »
La « guerre des Sables » (octobre 1963) perturbe fortement la donne. Les relations entre la République algérienne démocratique et populaire et l'ancien Empire chérifien vont connaître une transformation profonde et durable qui n'épargne pas les deux peuples. Un épisode permet de saisir à vif les sentiments réciproques. On avait distribué des armes aux hommes valides des deux côtés. Le jour, ils se tiraient dessus à vue et, lorsqu'il faisait noir, ils se rattrapaient à coups d'injures. Les Algériens se défoulent en traitant les Mrarkas (pluriel de Marroki) de « mangeurs de méchoui », de « oulad sidi » et « oulad moulay », allusion aux titres hiérarchiques qui choquent dans une société qui se veut plus égalitaire. En face, pour invectiver les Wastas, on avait une préférence marquée pour les shmata, ce qui signifie en général faux-jeton et désigne ici ceux qui ne respectent pas, suprême infamie, les accords sur les pâturages.
Cette péripétie est précieuse, non seulement parce qu'elle nous donne un florilège sur la guerre des stéréotypes, mais parce qu'on y trouve, résumé, ce qui sera, pour les Marocains, l'idéologie dominante sur leurs incommodes voisins. Méchoui, sidi, moulay... Si les Algériens nous reprochent notre excès de civilité ou notre goût pour la bonne chère, c'est qu'ils nous envient. Ce thème, on l'entendra dans les discours de Hassan II comme dans les salons de Rabat ou de Casablanca.
Sur un mode moins polémique, les Marocains se sont persuadés que les Algériens, au fond, aiment le Maroc et les Marocains. Et ils le montrent volontiers quand ils séjournent dans le royaume. Ils apprécient le mode de vie, le faste, l'hospitalité, la belle vie, et par-dessus tout les chikhates, ces chanteuses-danseuses folkloriques au verbe salace et joyeux qui animent les mariages de toutes conditions et ne détonnent pas dans les soirées huppées.
On pourrait même déceler chez les Algériens qui découvrent le Maroc ou aiment y revenir une certaine nostalgie, ou, si l'on préfère, le mal du pays perdu. Dans le Maroc de toujours, ils retrouvent l'Algérie disparue. Dans les années 1980, un groupe de médecins algériens visite le royaume. Pendant dix jours, ils vont là où il faut aller : Rabat, Fès, Meknès, Marrakech... Au dernier dîner, leurs hôtes leur posent la question rituelle mais pas très innocente : « Alors, comment avez-vous trouvé le Maroc ? - Eh bien, c'est la même chose que chez nous... Avec les remparts en plus. » À la même question, un entrepreneur, qui envisageait de s'installer, eut cette réponse : « C'est l'Algérie, mais une Algérie qui marche ! » On peut citer encore cet homme politique qui avait sillonné le monde arabe mais rêvait de vivre dans la médina de Fès pour retrouver l'Algérie qu'il n'avait pas connue, l'Algérie de ses rêves.
Donc, les Algériens aiment les Marocains. Et ceux-ci le leur rendent bien. Ils aiment en eux ce qu'ils ne sont pas eux-mêmes, ce qu'ils n'osent pas être. Ils sont d'abord surpris par cette dignité à fleur de peau « typiquement algérienne », puis finissent par l'apprécier. Un ami marocain m'a raconté une curieuse histoire qui lui est arrivée à Alger. Il se promenait avec sa femme (française) du côté de Bab el-Oued et s'arrêta à une échoppe qui vendait des crèmes à raser. Le marchand, un vieil homme plutôt taciturne, lui présente les marques disponibles et décline leur prix.
L'ami hésite un moment et choisit la plus chère, puis demande à son épouse de payer. Le vieil homme s'interpose et oblige le client, en invoquant Dieu, à prendre la marchandise sans la payer : « Pour ne pas nous humilier devant la Gaouriya [la Française]. » « Impensable au Maroc », conclut mon interlocuteur, avec un brin de regret et de jalousie.
Le portrait-robot de l'Algérien dessiné ici est loin d'être antipathique. Ombrageux, révolté, se mettant en colère pour un rien, prenant des libertés avec les choses de la religion, il devient franchement irrésistible lorsqu'il sacrifie à la prière : les versets coraniques qu'il récite sont truffés de mots français et il ne peut s'empêcher de pester contre Dieu et tous les saints ! Au jeu des comparaisons, le Marocain ne gagne pas toujours. Un lettré de Fès m'a dit un jour : « Notre pays est émollient et le relâchement nous atteint jusque dans nos vices et défauts. Regarde les Algériens : ils sont entiers, tout d'une pièce, ce sont des saints ou des @#$%&. Nous, lorsque la vertu nous fait défaut, nous sommes surtout des canailles ! »
Jeune Afrique
La finale de la Coupe du monde a connu la plus forte charge émotionnelle de tous les matchs, mais le match Maroc-Algérie, décrit par les journaux comme un "derby", a été un haut moment de passion. C’est qu’il y a un passif, avec nos frères, et l’idéal aurait été qu’il se règle chaque fois sur un terrain de football. D’autant plus que les brouilles et les orages reviennent régulièrement entre l’Algérie et le Maroc. Elles sont alimentées par des stéréotypes qui ont la peau dure. Au Maroc, on dit que les Soussis sont radins, les Fassis couards et les Oujdis, bornés et plus Algériens que Marocains, etc… Chez nos voisins, la tête de turc des Algérois, c’est l’Oranais (proche des frontières de Zouj Bghal) réputé vulgaire et même indécent quand il chante le raï. Il n’y a pas de quoi en faire un drame. Je t’aime, mais je ne tolère pas ta différence, voilà le sentiment complexe qui préside à nos rapports.
Cela prouve au moins qu’Algériens et Marocains constituent un couple tapageur… et vivant. Sinon, ce ne serait qu’indifférence polie. La preuve, pour le petit peuple marocain, "Tounsi" veut dire "péquenot" et à Tunis, "El Merroki" est le Croquemitaine. Avec l’Algérie, c’est tout autre chose. D’abord parce que nous partageons un espace culturel et mental commun, allant de Taza jusqu’à Oran. Ensuite parce que nos deux peuples ont vécu plus protégés des Carthaginois et des influences orientales par la forteresse montagneuse amazighe des Atlas, ce qui n’est pas le cas de la Tunisie. Nos rapports avec les Algériens sont passionnels parce que nous sommes trop semblables, c’est un cliché, mais y a-t-il une autre explication ?
Il y a d’abord les vicissitudes de l’histoire. On peut faire commencer les scènes de ménage en 1844. Les Marocains disent qu’à la funeste bataille d’Isly, "on s’est fait casser la gueule pour l’Émir Abdel Kader", les Algériens disent qu’on "les a laissés tomber". La guerre de libération algérienne commence en 1954, et les Marocains la soutiennent. Mais comme il y avait des factions au sein du FLN, les Marocains se sont retrouvés dans le clan militaire algérien de Houari Boumediene dit "le clan des Marocains", auquel appartient aussi Bouteflika. Il était fatal qu’on se retrouve impliqués dans des querelles où nous n’avions rien à faire. En 1963, l’irréparable est commis. Les frères se sont battus pendant 4 mois. Irréparable, voire. Une bagarre de 4 mois, il y a 40 ans, laisse des traces (70.000 Marocains résidant en Algérie sont expulsés) mais la génération qui a vécu ce drame a passé. Ces mauvais souvenirs expliquent en grande partie la sympathie de l’Algérie officielle pour le Polisario.
En 1975, le Maroc reprenait le Sahara et la brouille politique qui dure aujourd’hui encore a commencé cette année. Depuis, nous avons frôlé la rupture et la guerre à plusieurs reprises. Et ce dossier n’a pas fini d’envenimer les relations politiques entre les deux pays. C’est en 1979 qu’on retrouve le foot, l’Algérie écrase le Maroc par 5 à 1 à Casablanca. Le public, traumatisé, mais sportif, applaudissait les meilleurs. Une défaite salutaire, on lui devra l’équipe nationale de 1986. Voilà pourquoi les Marocains considèrent que l’affront est lavé depuis les 3 à 1 infligés à l’Algérie à Sfax. En 1994, des attentats sont commis à l’hôtel Atlas Asni à Marrakech. Il y a des Franco-Algériens dans le commando terroriste.
Le Maroc impose le visa d’entrée pour les Algériens qui ferment les frontières aussi sec. Et pour finir, lorsque les 6 gendarmes marocains occupent l’îlot Leila, l’Algérie publie un communiqué favorable à l’Espagne qui scandalise tous les Marocains. Plus que lorsque Bouteflika avait dit que le Maroc ne pouvait vendre que de la bimbeloterie et de la drogue, outrances dont écopent aussi les Algériens traités de flemmards, de fuyards, de traîtres et de chômeurs volontaires. Voilà. Le reste appartient aux peuples. Forte identité amazighe, similitude linguistique, contacts permanents depuis la nuit des temps, les deux pays ont même fait partie de l’Empire almohade. Mais si la fraternité est vivace, c’est surtout grâce aux familles mixtes.
L’espoir est dans le camp des jeunes. Nous avons été étonnés que Feriel, Algérienne casablancaise, 17 ans, renvoie tout ce monde dos-à-dos : "Les Marocains manquent de franchise et les Algériens sont bornés". Feriel a suivi la finale de la CAN dans une famille marocaine. Elle est venue avec son drapeau et un maillot de l’équipe algérienne. Elle a pleuré avec ses hôtes à la fin du match. "Il n’y a pas la moindre hésitation pour moi. Je suis pour le Maroc parce que c’est plus mon pays que la Tunisie". Kamal, 20 ans, un jeune homme intelligent et d’ordinaire caustique devient plus sérieux dès qu’on l’interroge sur tout ça. C’est qu’il a obtenu la nationalité marocaine depuis une semaine à peine. Il a le même discours que les autres Algériens sur la tiédeur des rapports avec la Tunisie.
"Avec les Marocains par contre, les rapports sont exacerbés. Malheureusement, j’entends trop souvent dire : 'chez toi, en Algérie, ils mangent même pas de viande, y'a rien à bouffer'… ou encore, 'chez toi, en Algérie, tu poses ton pied sur le tarmac de l’aéroport que t’es égorgé avant d’avoir compris'". C’est dur. Quand on lui fait remarquer que jusqu’en 1997 c’était un peu ça l’Algérie, il répond : "Oui, mais à chaque fois, la suite c’est : 'regarde chez nous, c’est stable, pas comme chez toi'. Chez moi, c’est ici, je me sens plus Marocain, ou plutôt plus Casablancais, qu’Algérien".
Pourquoi Kamal a-t-il pris la nationalité marocaine ? "Je suis né au Maroc, j’y ai vécu toute ma vie. Mais je suis toujours Algérien, c’est quelque chose que je dois cultiver en moi. Malheureusement, avec la fermeture des frontières, on ne peut même plus voir sa famille". Pour un Marocain qui a des attaches avec l’Algérie, il est jubilatoire de rencontrer l’archétype de tous les Algériens dans les blagues marocaines. Il est bougon, entêté et râleur professionnel. Son langage est émaillé de blasphèmes, de jurons et de mots salés, très salés.
L’une des meilleures, c’est celle de l’Algérien qui ne se résout pas à emprunter un cric à un pompiste alors qu’il a un pneu crevé. Ses hésitations le mettent dans une telle colère qu’il prend la courageuse résolution d’aller voir le pompiste, pour lui dire : "Ben, tu sais, ton cric, tu peux te le foutre où je pense !". Samir Benmalek, journaliste à Alger en est témoin (lire ci-contre), les Algériens n’ont pas peur des mots crus. Officiellement, on en arrive parfois à dire dans l’une ou l’autre capitale : "On ne choisit pas ses voisins". Il n’y a pas de phrase plus négative.
Telquel
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L'Algérie et le Maroc ne se réduisent pas à leurs dirigeants. Il y a ici et là des sociétés vivantes, exigeantes, des femmes et des hommes qui ont leur mot à dire et qui le disent haut et fort à l'occasion. Il y a des opinions constituées ou en formation, constantes sur certaines questions ou changeantes sur d'autres. Le mauvais voisinage étant établi, installé, consommé entre l'Algérie et le Maroc, comment réagissent les Marocains ? Plus exactement, comment les Marocains voient-ils les Algériens aujourd'hui ? Ce regard, véhiculant clichés et stéréotypes, est traditionnellement chargé de sentiments divers et contrastés, tantôt d'admiration ou même de fascination, tantôt d'agacement et de colère, mais toujours nuancé d'une bonne dose d'étonnement et de surprise. Qu'en reste-t-il ?
Un brin d'histoire pour commencer. Jadis à Fès, c'est l'étrangeté qui domine dès qu'il s'agit des Algériens : ils ne sont pas comme nous. Un Algérien est un Wasti, c'est-à-dire originaire du Maghreb du centre ou du milieu, avec une connotation d'éloignement et de dépréciation. Dans le constat de différence, il y a reproche et réprobation. Ils ne sont pas comme nous, alors qu'ils devraient l'être. D'où, pour désigner les Algériens, l'expression « deuxièmes Francès » (deuxièmes Français, Français d'une autre catégorie), qui date du protectorat. Ils sont arabes et musulmans, mais se comportent comme des Nesranis (Nazaréens, pour dire Européens). Ils boivent de l'alcool, tiennent des bars et à l'occasion renseignent les autorités. Normal : les premiers débits de boisson sont attribués à des Algériens. Pour l'aristocratie fassie, l'Algérien est un zoufri, déformation très significative d'ouvrier qui désigne le voyou.
Cette première image, peu flatteuse, s'est modifiée avec le temps. Le protectorat a amené dans ses bagages d'autres Algériens, des professeurs, des administrateurs, des juges, qui, eux, ont nourri une réputation de compétence et d'intégrité. Certaines familles ont fait souche au Maroc et fourniront des cadres appréciés à la Révolution algérienne.
Le 1er novembre 1954 et la guerre d'indépendance de l'Algérie vont transformer fondamentalement l'image des Algériens. Désormais, c'est l'héroïsme qui l'emporte. Les Algériens ne sont pas comme nous, ils sont mieux que nous. C'est d'autant plus vrai que l'indépendance marocaine, après l'euphorie des débuts, laisse un vague sentiment d'inachèvement et de frustration. À coup sûr, pour la gauche, éloignée du pouvoir, l'Algérie est un modèle. Dans les rues de la capitale, les étudiants manifestent au cri de ce slogan rimé (en arabe) : « Ben Bella à Rabat et Hassan II sous nos chaussures ! »
La « guerre des Sables » (octobre 1963) perturbe fortement la donne. Les relations entre la République algérienne démocratique et populaire et l'ancien Empire chérifien vont connaître une transformation profonde et durable qui n'épargne pas les deux peuples. Un épisode permet de saisir à vif les sentiments réciproques. On avait distribué des armes aux hommes valides des deux côtés. Le jour, ils se tiraient dessus à vue et, lorsqu'il faisait noir, ils se rattrapaient à coups d'injures. Les Algériens se défoulent en traitant les Mrarkas (pluriel de Marroki) de « mangeurs de méchoui », de « oulad sidi » et « oulad moulay », allusion aux titres hiérarchiques qui choquent dans une société qui se veut plus égalitaire. En face, pour invectiver les Wastas, on avait une préférence marquée pour les shmata, ce qui signifie en général faux-jeton et désigne ici ceux qui ne respectent pas, suprême infamie, les accords sur les pâturages.
Cette péripétie est précieuse, non seulement parce qu'elle nous donne un florilège sur la guerre des stéréotypes, mais parce qu'on y trouve, résumé, ce qui sera, pour les Marocains, l'idéologie dominante sur leurs incommodes voisins. Méchoui, sidi, moulay... Si les Algériens nous reprochent notre excès de civilité ou notre goût pour la bonne chère, c'est qu'ils nous envient. Ce thème, on l'entendra dans les discours de Hassan II comme dans les salons de Rabat ou de Casablanca.
Sur un mode moins polémique, les Marocains se sont persuadés que les Algériens, au fond, aiment le Maroc et les Marocains. Et ils le montrent volontiers quand ils séjournent dans le royaume. Ils apprécient le mode de vie, le faste, l'hospitalité, la belle vie, et par-dessus tout les chikhates, ces chanteuses-danseuses folkloriques au verbe salace et joyeux qui animent les mariages de toutes conditions et ne détonnent pas dans les soirées huppées.
On pourrait même déceler chez les Algériens qui découvrent le Maroc ou aiment y revenir une certaine nostalgie, ou, si l'on préfère, le mal du pays perdu. Dans le Maroc de toujours, ils retrouvent l'Algérie disparue. Dans les années 1980, un groupe de médecins algériens visite le royaume. Pendant dix jours, ils vont là où il faut aller : Rabat, Fès, Meknès, Marrakech... Au dernier dîner, leurs hôtes leur posent la question rituelle mais pas très innocente : « Alors, comment avez-vous trouvé le Maroc ? - Eh bien, c'est la même chose que chez nous... Avec les remparts en plus. » À la même question, un entrepreneur, qui envisageait de s'installer, eut cette réponse : « C'est l'Algérie, mais une Algérie qui marche ! » On peut citer encore cet homme politique qui avait sillonné le monde arabe mais rêvait de vivre dans la médina de Fès pour retrouver l'Algérie qu'il n'avait pas connue, l'Algérie de ses rêves.
Donc, les Algériens aiment les Marocains. Et ceux-ci le leur rendent bien. Ils aiment en eux ce qu'ils ne sont pas eux-mêmes, ce qu'ils n'osent pas être. Ils sont d'abord surpris par cette dignité à fleur de peau « typiquement algérienne », puis finissent par l'apprécier. Un ami marocain m'a raconté une curieuse histoire qui lui est arrivée à Alger. Il se promenait avec sa femme (française) du côté de Bab el-Oued et s'arrêta à une échoppe qui vendait des crèmes à raser. Le marchand, un vieil homme plutôt taciturne, lui présente les marques disponibles et décline leur prix.
L'ami hésite un moment et choisit la plus chère, puis demande à son épouse de payer. Le vieil homme s'interpose et oblige le client, en invoquant Dieu, à prendre la marchandise sans la payer : « Pour ne pas nous humilier devant la Gaouriya [la Française]. » « Impensable au Maroc », conclut mon interlocuteur, avec un brin de regret et de jalousie.
Le portrait-robot de l'Algérien dessiné ici est loin d'être antipathique. Ombrageux, révolté, se mettant en colère pour un rien, prenant des libertés avec les choses de la religion, il devient franchement irrésistible lorsqu'il sacrifie à la prière : les versets coraniques qu'il récite sont truffés de mots français et il ne peut s'empêcher de pester contre Dieu et tous les saints ! Au jeu des comparaisons, le Marocain ne gagne pas toujours. Un lettré de Fès m'a dit un jour : « Notre pays est émollient et le relâchement nous atteint jusque dans nos vices et défauts. Regarde les Algériens : ils sont entiers, tout d'une pièce, ce sont des saints ou des @#$%&. Nous, lorsque la vertu nous fait défaut, nous sommes surtout des canailles ! »
Jeune Afrique