Bien que tardivement, J'aimerai bien partagé avec les intervenants cet extrait de texte d'Amin Maalouf en rapport avec la teneur du débat.
Chère AIDAMA?
Au contraire moi ,je me sens bien dans ma peau d'apatride. Je ne me suis pas éloigné de mes origines puisque je vis avec et à ma manière.
Je me suis vacciné contre le nationalisme qui est le produit de la raison d'état.Je veux dire que ma déportation de mon pays natal et les difficultés d'intégration dans mon pays d'origine m'ont encouragé à épouser cette belle réflexion de notre compatriote Jacques Dérrida :" mes origines, c'est comme des racines dans l'air".
Salutations
3 07 /02 /2007 17:18
Amin Maalouf, Les Identités meurtrières
Les Identités me urtrières d’Amin Maalouf
La dénonciation de la « conception tribaliste de l’identité »
« L’humanité, tout en étant multiple, est d’abord une[1] »
Les Identités meurtrières est un essai, particulièrement abordable et didactique, publié en 1998 aux Éditions Grasset, qui refuse la définition simpliste, « tribaliste », trop courante, de l’identité. Et c’est à partir de son expérience personnelle, de la diversité de ses appartenances qu’Amin Maalouf a souhaité entamer cette réflexion.
L’identité est forcément complexe, elle ne se limite pas à une seule appartenance : elle est une somme d’appartenances plus ou moins importantes, mais toutes signifiantes, qui font la richesse et la valeur propre de chacun, rendant ainsi tout être humain irremplaçable, singulier. Elle n’est pas innée, n’est pas d’emblée ; elle s’acquiert via l’influence d’autrui. Aucun individu au monde ne partageant toutes ses appartenances (ni même avec son père ou son fils), il apparaît extrêmement dangereux et non-pertinent d’englober des individus sous un même vocable, a fortiori de leur attribuer des actes, opinions ou crimes collectifs. L’identité reste incontestablement un tout : elle n’est ni un « patchwork », ni « une juxtaposition d’appartenances autonomes » ; quand une appartenance est attaquée, toute la personne est touchée.
Les identités deviennent ou peuvent devenir meurtrières, lorsqu’elles sont conçues de manière tribale : elles opposent « Nous » aux « Autres », favorisent une attitude partiale et intolérante, exclusive et excluante. Le choix proposé par cette conception est extrêmement dangereux, il implique soit la négation de l’autre, soit la négation de soi-même, soit l’intégrisme, soit la désintégration. En ce sens, les individus hybrides semblent devoir jouer un rôle clé : celui de traits d’union, de médiateurs. Mais ils sont généralement les premières victimes de cette conception tribale. Ils peuvent constituer alors des relais comme les pires tueurs identitaires s’ils sont dans l’incapacité ou dans l’impossibilité d’assumer cette diversité : à l’heure de la mondialisation, une nouvelle conception de l’identité s’impose, à tous. Or, « pour aller résolument vers l’autre, il faut avoir les bras ouverts et la tête haute, et l’on ne peut avoir les bras ouverts que si l’on a la tête haute » (p. 53).
Pour poursuivre sa réflexion sur la notion d’identité, il semble nécessaire de se demander pourquoi la modernité, notion qui s’avère très liée, est parfois rejetée et non considérée comme un progrès. Dans ce but, Maalouf choisit d’aborder particulièrement le « cas » du monde arabe.
Le XX°s. nous aura appris qu’aucune doctrine n’est, par elle-même, nécessairement libératrice, toutes peuvent déraper [que ce soit les doctrines religieuses, politiques, etc.] […] Personne n’a le monopole du fanatisme et personne n’a, à l’inverse, le monopole de l’humain. », p. 62.
Il faut se questionner différemment, poser « un regard neuf et utile », avoir le « scrupule de l’équité », ne supporter ni « hostilité, ni complaisance, ni surtout l’insupportable condescendance ». Après avoir abordé rapidement l’Histoire de l’Occident chrétien et du monde arabe, et surtout celle de leurs relations, l’auteur pose la question essentielle de son deuxième chapitre :
Pourquoi l’Occident chrétien, qui a une longue tradition d’intolérance, qui a toujours eu du mal à coexister avec « l’Autre », a-t-il su produire des sociétés respectueuses de la liberté d’expression, alors que le monde musulman, qui a longtemps pratiqué la coexistence, apparaît désormais comme une citadelle du fanatisme [2]?
Ce questionnement lui permet d’aborder la notion d’influence : tandis que l’on exagère l’influence de la religion sur les peuples, on atténue, on minimise l’influence des peuples sur les religions. Ces influences sont en fait dans un lien de réciprocité ; il est donc inapproprié, voire risqué de nier un aspect de cette dialectique. Tout comme l’Islam ne peut être considéré comme un facteur d’immobilisme, le christianisme n’a pas été « la locomotive » de la modernisation de l’Occident : il s’est adapté.
Devenue la civilisation de référence, la civilisation occidentale a alors placé les autres dans une position périphérique, modernisation est devenue synonyme d’occidentalisation, et cette réalité a pu être vécue de manière douloureuse par ceux nés au-dehors. Si même en France la notion de modernisation suspectée d’être une américanisation est perçue comme le « cheval de Troie d’une culture étrangère dominatrice » (p. 86), le sentiment est d’autant plus fort hors de l’Occident : se répand le sentiment de vivre dans un monde appartenant à l’autre, dont les règles sont édictées par l’autre. Historiquement, le monde arabe a très tôt vu la modernisation comme une nécessité. Ce sont les nationalistes et non les islamistes qui ont mené leurs pays à l’Indépendance ; le radicalisme religieux a été la dernière réponse quand toutes les autres voies ont été bouchées, il n’a pas été un choix spontané, naturel, immédiat des Arabes ou des Musulmans.
L’auteur essaie de comprendre pour quelles raisons aujourd’hui l’appartenance religieuse est celle qui est la plus mise en valeur. Pour Maalouf c’est un phénomène complexe qui ne peut se réduire à un retour en arrière. Il met en valeur, en s’appuyant sur l’Histoire et les changements du XX°s. trois facteurs pour expliquer cette tendance actuelle : le déclin, la chute du bloc communiste qui voulait bâtir une société sans religion, la crise de l’Occident et la mondialisation accélérée :
Il ne fait pas de doute que la mondialisation accélérée provoque, en réaction un renforcement du besoin d’identité […] et un renforcement du besoin de spiritualité. Or, seule l’appartenance religieuse apporte, ou du moins cherche à apporter une réponse à ces deux besoins[3].
Il explicite alors sa notion de « tribus planétaires », désignant les communautés de croyants qui tentent « la synthèse entre le besoin d’identité et l’exigence d’universalité » (p. 106). Ayant fait ce postulat, il se demande vers quoi dépasser ce phénomène, sans dépasser bien sûr la religion :
Je ne rêve pas d’un monde où la religion n’aurait plus de place, mais d’un monde où le besoin de spiritualité serait dissocié du besoin d’appartenance. […] Séparer l’Eglise de l’Etat ne suffit plus ; tout aussi important serait de séparer le religieux de l’identitaire[4].
La solution serait que l’appartenance à la communauté apparaisse comme la composante majeure de l’identité : pour l’auteur, elle est indispensable et semble être la plus apte à dépasser l’appartenance religieuse comme les autres, sans pour autant les effacer.
L’évolution actuelle pourrait favoriser, à terme, l’émergence d’une nouvelle approche de la notion d’identité. Une identité qui serait perçue comme la somme de toutes nos appartenances, et au sein de laquelle l’appartenance à la communauté humaine prendrait de plus en plus d’importance, jusqu’à devenir un jour l’appartenance principale, sans pour autant effacer nos multiples appartenances particulières[5].
Se fondant sur une citation de Marc Bloch : « les hommes sont plus les fils de leur temps que de leurs pères », il insiste sur le fait que nous soyons dépositaires de deux héritages : l’un « vertical », celui de nos ancêtres, l’autre « horizontal », celui de notre époque, de nos contemporains. Il considère alors le dernier comme le plus déterminant. Or ce n’est point ainsi que nous le percevons : existe un fossé entre ce que nous sommes, ce que nous devenons, et la manière dont nous nous percevons, ce que nous prétendons être. Il explique alors la peur ressentie par une majorité face à la mondialisation par la peur de l’uniformité. Si l’universalité est, elle, bienvenue, il comprend que les hommes rencontrent des difficultés à dissocier les deux qui se font dans le même mouvement qu’est la mondialisation. Il faut donc que les valeurs d’universalité priment : les droits universels ne peuvent être déniés sous prétexte de préserver une tradition, une croyance mais il faut également lutter contre une uniformisation appauvrissante.
Maalouf distingue deux uniformisations possibles : l’« uniformisation par la médiocrité », et l’« uniformisation par l’hégémonie » (p. 132), dangereuses, auxquelles il faut prendre garde. L’attitude proposée : ne pas être frileux car cette uniformisation est un risque inhérent à la démocratie : le foisonnement plutôt que d’être un facteur de diversité culturelle peut mener à l’uniformité « si l’on s’en remet passivement à la pesanteur du nombre » (p. 131).
Il lui paraît indispensable, alors, que la civilisation globale n’apparaisse pas comme exclusivement américaine, il ne doit pas y avoir d’un côté des émetteurs universels, de l’autre des récepteurs, d’où son attachement au « principe-clé » de réciprocité. Mais s’il faut refuser la tentation hégémonique, il faut également refuser la tentation du dépit : ne pas se conforter dans un rôle de victime. Le monde n’appartient à personne, il faut avoir l’ambition de s’y inscrire. La mondialisation menace la diversité culturelle mais « le monde d’aujourd’hui donne aussi à ceux qui veulent préserver les cultures menacées les moyens de se défendre », (p. 146). Elle n’est pas l’arme de quelques-uns contre tous mais une « immense arène, ouverte de toutes parts » (p. 146).
Une des appartenances qu’il considère des plus déterminantes, rivale de la religieuse, est la langue, et son avantage est de ne pas être exclusive, contrairement à la religion. « Séparer le linguistique de l’identitaire ne me paraît ni envisageable, ni bénéfique », (p. 153) car la langue est le « pivot de l’identité culturelle » et « la diversité linguistique le pivot de toute diversité », tout être humain a besoin d’une langue identitaire. C’est pourquoi chacun doit s’engager pour le maintien et l’avancement de sa langue identitaire, mais il apparaît également nécessaire de connaître la langue globale (l’anglais) tout comme d’investir une troisième langue, la langue « de cœur ». En effet pour l’auteur, consolider la diversité linguistique, c’est avancer dans la « voie de la sagesse », afin de « tirer du formidable essor des communications l’enrichissement à tous les niveaux », (p. 164).
Dans une perspective plus politique, il formule l’idée que le respect des équilibres en matière de diversité identitaire doit être assurée par « un minutieux système de quotas ». S’il est profondément attaché à la démocratie, il est conscient qu’elle ne suffit pour assurer l’harmonie, la paix civile. L’exemple même de la formule libanaise montre selon lui comment le processus de préservation nécessaire de la diversité des appartenances au sein d’une collectivité nationale est délicat : il peut donner des résultats inverses à l’objectif, prouvant que toute pratique discriminatoire, même positive, peut s’avérer dangereuse. Son essai permet alors l’ouverture de sa réflexion sur le système démocratique et la loi du suffrage universel : « ce qui est sacré, dans la démocratie, ce sont les valeurs, pas les mécanismes », p. 178. Car la démocratie peut être injuste si le vote n’est pas un vote d’opinion : il faudrait arriver dans le monde entier à ce que le vote des électeurs soit indifférent à l’appartenance ethnique des candidats, que les hommes « apprivoisent la bête identitaire ».
Tout au long de cet essai transparaît l’humilité de son auteur. De manière paradoxale, il souhaiterait que cet ouvrage ne soit plus lu et ceci le plus rapidement possible, ses idées devenues évidentes, voire même dépassées :
Pour ce livre, qui n’est ni un divertissement ni une œuvre littéraire, je formulerai [ce] vœu […] : que mon petit-fils, devenu homme, le découvrant un jour par hasard dans la bibliothèque familiale, le feuillette, le parcoure un peu, puis le remette aussitôt à l’endroit poussiéreux d’où il l’avait retiré, en haussant les épaules, et en s’étonnant que du temps de son grand-père, on eût encore besoin de dire ces choses-là[6].
C’est à nous qu’il incombe de devenir rapidement ce petit-fils-là ou du moins à contribuer à le faire naître, à la lecture de cette réflexion.
Circé Krouch-Guilhem