La révolution marocaine est en marche ![u]
Majesté ! J'aurais aimé ne pas avoir à vous écrire. Le printemps arabe qui secoue le monde me l'impose. J'aurais préféré faire l'apologie d'un Maroc moderne et démocratique au lieu de ressasser le mal qui le ronge. Que de regrets, de désillusions, de colère face au gâchis incité par tant de pouvoir et de vanité ! Le roi des pauvres a vite fait place à l'homme d'affaires, entouré de vils courtisans. Nous aurions aimé trouver en vous un chef d'Etat qui veille à l'application de la loi, avec un projet de société, pas un promoteur hôtelier ou un chef de chantier.
Nous espérions que vous seriez l'homme qui partage nos rêves et notre pain quotidien au lieu de museler nos libertés, de tuer l'espoir que nous avons placé en vous et de chasser les esprits probes pour ne conserver que les véreux. Le constat est simple, la monarchie se duplique de la même manière, avec les servitudes du makhzen (l'appareil tout-puissant de l'Etat marocain, basé sur l'allégeance au roi).
Le roi des Marocains a le devoir d'entendre un autre son de cloche qu'"Allah Ibarak fi Amar Sidi !" (Dieu bénisse la vie de notre Seigneur !) entonné à son intention par son entourage comme une fausse rengaine. Le destin aurait bien pu vous jouer un sale tour et vous faire naître à Sidi Moumen, par exemple. Alors, ces milliards accumulés, ces milliers de voitures, bateaux, palais, résidences, dépenses et luxe fastueux devraient avoir moins de valeur à vos yeux que l'amour du peuple à votre égard lors de votre avènement, en 1999.
En peu de temps, Fouad Ali El-Himma et Mohamed Mounir El-Majidi sont devenus les maîtres du pays grâce à leur proximité avec leur ami le roi. Ils ont phagocité tous les espaces, économie, finance, culture, sport, politique, nous écoeurant de tout, comme un jeu de sales gosses (la'b adrari), soumettant le monde à la lubie du gain rapide et des affaires faciles, dilapidant le capital sympathie que le peuple avait pour vous et transformant le Maroc en une cage aux folles où les pieds ont remplacé la tête. Ces commis sorciers ont étouffé le jeu politique, ruiné la concurrence économique, dilapidé les deniers publics dans des lubies et piétiné le contrat constitutionnel, celui de défendre les intérêts du peuple. Ils agissent en votre nom, vous êtes de fait garant de leurs actes. Ils doivent s'en aller ; ils constituent un danger pour vous et un obstacle à l'essor du pays.
Le clan El-Fassi fait sienne la spécificité marocaine qui engendre arbitraire et inégalité. Il s'est accaparé les meilleures fonctions et les plus hauts salaires. Soutenant les siens même dans l'erreur, le palais a gratifié Abbas du poste de premier ministre alors que l'affaire Annajat (énorme scandale dont plus de 30 000 jeunes chômeurs ont été victimes, en 2003, alors que M. El-Fassi était ministre de l'emploi) le poursuit. Dans l'Etat de droit, chacun est responsable et comptable de ses actes, même le roi.
Devant ce désir universel de liberté de plus en plus irréversible, comment pouvez-vous rester à l'écart, derrière vos rideaux opaques de l'Etat de non-droit ? La fuite des présidents tunisien et égyptien, MM. Ben Ali et Moubarak, la fin imminente du président yéménite Saleh, celle sûrement tragique du guide libyen Mouammar Kadhafi... montrent comment finissent les plus pitoyables des tyrans. Elisabeth et Juan Carlos existent en tant que réalité symbolique et historique. Leur peuple les respecte, mais leur impose des restrictions et leur demande des comptes. Ni la reine d'Angleterre ni le roi d'Espagne ne déméritent car ils consignent leur destin dans le cadre de la démocratie. L'heure n'est plus aux divertissements, aux voyages d'agrément, ni aux scènes d'éclat. Vous devez retrousser vos manches et travailler avec altruisme, dans la transparence, pour accomplir votre mission, sinon le Maroc devra cesser d'être la concession exclusive des Alaouites !
Au début, vous avez suscité des attentes et dessiné l'espoir dans le regard des petites gens. Le peuple vous a interpellé sur son drame et son refus de la tyrannie, des injustices. Sa maturité, sa grande retenue sont à saluer, une dernière chance à saisir. A vous d'anticiper les réformes et de proposer des élections transparentes. Un gouvernement d'union nationale avec une feuille de route conforme aux changements qu'il souhaite peut apaiser sa colère.
Votre responsabilité devant l'Histoire est de répondre favorablement à son appel, car le destin de votre monarchie constitutionnelle, garante de l'unité et de la stabilité du Maroc, en dépend. Soyez pour votre peuple ce guide qu'il espère. Rompu par le bruit des chaînes qui entravent ses pas, il crie pour retrouver sa dignité parmi les peuples et revendique l'Etat de droit.
La révolution est en marche. Viendra-t-elle de vous ou se fera-t-elle contre vous ? Si elle vient de vous, il faudra donner l'exemple et guider le peuple sur la voie de la liberté, la justice sociale et la démocratie. Si vous le faites, on se mobilisera tous derrière vous dans cette noble démarche. Si vous voulez continuer à faire de la simple figuration, la révolution se fera alors contre vous. Et dans ce cas la houle emportera tout sur son passage.
La colère des déshérités est sans nuances. Les actes terroristes du 16 mai 2003 (cinq attentats-suicides dans la ville de Casablanca) ont sonné le glas de l'état de grâce. Ce signal vous a été adressé par une jeunesse ravagée de désespoir et qui n'a plus d'issue que dans la drogue, la fuite ou la mort.
Inapte à décoder le message et à rectifier le tir, votre système a renoué avec les pratiques du passé dans ce qu'elles ont de plus inique, de plus barbare au nom de la lutte antiterroriste, sévissant contre nous pour un mot, une caricature, une nokta (plaisanterie) visant la famille royale ; signe pathologique du makhzen qui survit à Hassan II.
Aussi pénible que puisse être pour vous ce discours, je veux me convaincre que vous respectez les hommes sincères. Je n'ai jamais eu que mon franc-parler et mon intégrité à offrir au pays pour lequel nous avons dessiné de beaux rêves dans notre jeunesse. J'assume mon rôle d'intellectuel trublion jusqu'au bout, pour être en règle avec ma conscience. A vous d'être à présent en règle avec la vôtre.
Abdelhak Serhane, écrivain