GUECHI Fatima Zohra
Université Mentouri, Constantine
Constantine au XIXe siècle : du beylik ottoman à la province coloniale
Introduction
Comment s’est faite à Constantine la transition du beylik au pouvoir français ? Il a fallu plus de sept ans après le débarquement français et la capitulation d’Alger pour que les militaires entrent dans la ville[1]. Comment les débuts de la conquête militaire et les bouleversements politiques en France ont influé sur le destin de l’Algérie ? Quelle place pour la négociation et la reconnaissance des pouvoirs établis ? En quoi la nature de la structure sociale, politique et institutionnelle de la ville a-t-elle modelé la résistance et l’implantation des nouvelles institutions ou la reconduction des anciennes ? Pourquoi Constantine ? Gardons ou retenons quelques repères pour comprendre l’intérêt français pour la ville de Constantine et pour l’Algérie intérieure dont elle représentait la clé.
Le beylik prend la relève du pachalik
Faut-il rappeler que Haj Ahmed était à Alger et a participé à la résistance contre les troupes françaises débarquées à Sidi Fredj et qu’il a vu et pu apprécier les forces en présence ? Il était là pour remettre le dennouch, la contribution triennale du beylik que le bey était tenu d’accompagner personnellement à la tête d’un cortège imposant par la quantité des biens en nature et la qualité de sa composition dont les chevaux harnachés de selles brodées d’or, sans oublier les caisses de pièces d’or et d’argent qui allaient alimenter les fonds du trésor de l’État d’Alger que convoitaient les Français.
Pour situer Constantine à la veille de la conquête coloniale, il faut rappeler la structure du pouvoir ottoman en Algérie et sa configuration administrative en 1830[2]. Basée dès le départ sur une délégation de pouvoir au représentant du gouvernement central de la Sublime Porte, la régence d’Alger a bénéficié d’une large autonomie de gestion. Le sultan désignait le beylerbey et les membres de son diwan. Le gouverneur désignait les caids, commandants militaires dans les provinces avant l’institution des beys civils. Ces derniers nommaient à leur tour, les cheikhs et caids et organisaient les tribus makhzen. Ils avaient au chef-lieu du beylik un diwan attaché à leur service et menaient une vie de cour.
Beylerbeys, aghas ou deys, les gouverneurs de la régence d’Alger portaient le titre de pacha. Pendant toute la période ottomane, la régence d’Alger a connu des aménagements de son administration. Cette politique consistait à construire des alliances politiques confortées par des alliances matrimoniales, des reconnaissances réciproques de pouvoir sur des territoires ou des apanages fiscaux aussi bien aux tribus alliées qu’à certains chefs de zawiya. Le système était hiérarchisé et décentralisé.
Le pouvoir central à Alger comptait sur les beys pour assurer de bonnes rentrées fiscales et n’intervenait qu’en cas de grande dissidence pour appuyer le bey ou le remplacer. En 1830, chaque beylik avait une personnalité propre et celui de Constantine avait pour caractéristiques un vaste territoire, une plus forte population, des tribus et des familles de grandes tentes alliées aux autorités pour se partager le pouvoir par un jeu d’équilibre à l’intérieur d’un réseau complexe d’alliances et de reconnaissance réciproque, symbolisée par l’investiture au kaftan que recevaient les chefs de tribus après le bey. Dans la ville, les notables citadins participaient activement à la gestion des affaires depuis longtemps.
Certes, le bey est désigné par le dey, parmi les milieux ottomans et kouloughlis surtout. Comme à Alger[3], parmi les grandes familles, les élites lettrées trouvaient place dans les fonctions d’encadrement de l’enseignement, de la justice, du culte et des habous[4]. Le monde du commerce, de l’artisanat et de la production agricole ne leur échappait pas non plus. Les notables citadins étaient les grands propriétaires terriens de la couronne céréalière s’étalant jusqu’à cinquante kilomètres autour de Constantine[5].
Au moins huit beys sur les quarante-huit recensés chronologiquement depuis 1567 sont des khoulouglis et pour plusieurs fils de beys précédents. Ahmad Bey était petit-fils de Ahmad Bey Turki (le turc), donc fils de kouloughli[6]. L’attachement d’Ahmad Bey à sa terre et sa patrie natale et à l’allégeance à la Sublime Porte est ce qui le distingue de tous les anciens beys.
Face à l’intervention coloniale à Alger, Ahmad Bey va prendre les devants et se préparer à la résistance. Il recompose son « gouvernement », introduit plus de gens du pays : Benaissa, - qui va jouer un rôle primordial puis se rallie aux Français après la prise de la ville et sera parmi les Khalifa - du pays kabyle ; Khalifa d’Ahmed Bey, alors que cinquante ans auparavant il devait être le plus proche du bey, son fils ou son gendre, comme l’a été Salah Bey (1771-1792) pour Ahmad Bey (1756-1771), ce qui le préparait à prendre la relève.
Le beylik que convoite l’armée française est déjà en restructuration et en réformation, mais pas suffisamment aux yeux de colonisateurs venus d’une monarchie constitutionnelle encore en ébullition. Après la vacance du pouvoir à Alger, Ahmad se fait proclamer pacha par son nouveau mejlès pour assurer sa légitimité et prendre la relève. Il recevra son kaftan d’investiture du sultan. Peu d’historiens utiliseront son nouveau titre, même s’il frappe monnaie et fait confectionner un drapeau. Il a le souci de la légitimité et de ses signes. Il faut renouer avec les tribus et réaménager les prérogatives de chacun en fonction de la nouvelle donne : l’occupation d’Alger et, rapidement, celle de Bône-Annaba. En vue d’une reconnaissance internationale une longue pétition signée par des dizaines de chefs de tribus est adressée à la Porte et aux Anglais comme preuve de sa popularité et du soutien dont il dispose (Temimi). Ainsi, réorganiser son beylik et faire appel au soutien ottoman sont les principales lignes de conduite d’Ahmed Bey jusqu’à la confrontation sous les murs de la ville.
Mais il est obligé de faire face à la « trahison » des beys de Tunis qui veulent tirer profit de la débâcle du dey d’Alger pour étendre leur hégémonie sur un territoire jusque-là conquérant à leur égard[7]. Malgré les différentes variantes du plan de négociations français, Ahmed Bey est vaincu mais libre hors de Constantine. Les Français seraient amenés à faire face à sa présence et à sa farouche volonté de résistance.
Comment gouverner ?
Longtemps après la décision de l’occupation totale et définitive se posait encore cette interrogation lancinante : que faire des indigènes en Algérie ? ; problème ardu et redoutable, et il fallait envisager les différentes hypothèses[8]. « Le régime administratif de l’Algérie fut le résultat du jeu de deux logiques contradictoires : une logique de différenciation[9] » et une logique de centralisation et d’assimilation.
Dès 1832, la commission d’enquête constatait en des termes forts la « faillite » de la politique indigène : « Les Arabes spoliés, humiliés, brimés passaient de la crainte au mépris. Les Européens, qui s’étaient faits de grandes illusions sur les ressources de l’Afrique, étaient découragés ou ruinés. » Charles-André Julien note un réel « souci d’impartialité qui tourne au réquisitoire par les faits qu’il rapporte[10]. » Malgré ce tableau négatif, la commission conclut à l’occupation définitive de la régence d’Alger par la France, « pour des raisons de prestige et cédant à la pression de l’opinion ». Mais il faudra « tenir compte de la nombreuse population indigène » et rejeter la « dangereuse illusion » de l’assimilation et proposer d’agir vis-à-vis des Algériens « toujours avec fermeté mais toujours avec justice », en mettant fin à l’« abus de la force »[11]. La volonté d’étendre l’occupation à moindre frais se conjuguait à la défiance à l’égard des indigènes.
Sur le terrain militaire la divergence portait sur la manière d’organiser la province de Constantine entre une occupation directe pour tirer le meilleur parti pour le commerce et le développement de la colonie ou remettre Constantine à un prince indigène qui relèverait de la France et lui paierait tribut - Ahmed Bey ou un bey tunisien.
Mais en 1838 la question avait changé même aux yeux du maréchal Valée et, dès le 17 janvier 1838, les possessions de l’Algérie orientale prirent le nom de province de Constantine.
Le général François Négrier voulait préserver l’héritage des Turcs en matière de centralisationdu pouvoir à Constantine qui donnait prise sur presque toutes les tribus de la province[12], alors que le maréchal Valée « voulait pratiquer l’administration indirecte, une sorte de protectorat à plusieurs têtes »[13]. Selon des approches différentes, Valée et Négrier tentaient de tirer profit de l’organisation tribale et des réseaux de relations et du mode de rapport entre le pouvoir beylical et le pouvoir tribal.
Les deux points de vue s’affrontaient au sujet de Constantine : l’idée de nommer un « prince indigène » à la tête de Constantine a vécu et ne semble plus de mise. De plus la nomination prématurée de Yusûf, en remplacement d’Ahmad Bey - destitué par le Clauzel, en janvier 1836 - fut très controversée et a contribué à affaiblir cette hypothèse.
Moins d’un an après la prise de la ville, les arrêtés du 30 septembre 1838 organisaient définitivement la province de Constantine. Un certain nombre de commandements indigènes furent créés. Le titre de bey plus honorifique et plus prestigieux a été délaissé au profit du titre de khalifa, second personnage après le bey. Mais ce sont encore des vassaux comme l’a fait remarquer Louis Rinn, plutôt que des fonctionnaires.
Université Mentouri, Constantine
Constantine au XIXe siècle : du beylik ottoman à la province coloniale
Introduction
Comment s’est faite à Constantine la transition du beylik au pouvoir français ? Il a fallu plus de sept ans après le débarquement français et la capitulation d’Alger pour que les militaires entrent dans la ville[1]. Comment les débuts de la conquête militaire et les bouleversements politiques en France ont influé sur le destin de l’Algérie ? Quelle place pour la négociation et la reconnaissance des pouvoirs établis ? En quoi la nature de la structure sociale, politique et institutionnelle de la ville a-t-elle modelé la résistance et l’implantation des nouvelles institutions ou la reconduction des anciennes ? Pourquoi Constantine ? Gardons ou retenons quelques repères pour comprendre l’intérêt français pour la ville de Constantine et pour l’Algérie intérieure dont elle représentait la clé.
Le beylik prend la relève du pachalik
Faut-il rappeler que Haj Ahmed était à Alger et a participé à la résistance contre les troupes françaises débarquées à Sidi Fredj et qu’il a vu et pu apprécier les forces en présence ? Il était là pour remettre le dennouch, la contribution triennale du beylik que le bey était tenu d’accompagner personnellement à la tête d’un cortège imposant par la quantité des biens en nature et la qualité de sa composition dont les chevaux harnachés de selles brodées d’or, sans oublier les caisses de pièces d’or et d’argent qui allaient alimenter les fonds du trésor de l’État d’Alger que convoitaient les Français.
Pour situer Constantine à la veille de la conquête coloniale, il faut rappeler la structure du pouvoir ottoman en Algérie et sa configuration administrative en 1830[2]. Basée dès le départ sur une délégation de pouvoir au représentant du gouvernement central de la Sublime Porte, la régence d’Alger a bénéficié d’une large autonomie de gestion. Le sultan désignait le beylerbey et les membres de son diwan. Le gouverneur désignait les caids, commandants militaires dans les provinces avant l’institution des beys civils. Ces derniers nommaient à leur tour, les cheikhs et caids et organisaient les tribus makhzen. Ils avaient au chef-lieu du beylik un diwan attaché à leur service et menaient une vie de cour.
Beylerbeys, aghas ou deys, les gouverneurs de la régence d’Alger portaient le titre de pacha. Pendant toute la période ottomane, la régence d’Alger a connu des aménagements de son administration. Cette politique consistait à construire des alliances politiques confortées par des alliances matrimoniales, des reconnaissances réciproques de pouvoir sur des territoires ou des apanages fiscaux aussi bien aux tribus alliées qu’à certains chefs de zawiya. Le système était hiérarchisé et décentralisé.
Le pouvoir central à Alger comptait sur les beys pour assurer de bonnes rentrées fiscales et n’intervenait qu’en cas de grande dissidence pour appuyer le bey ou le remplacer. En 1830, chaque beylik avait une personnalité propre et celui de Constantine avait pour caractéristiques un vaste territoire, une plus forte population, des tribus et des familles de grandes tentes alliées aux autorités pour se partager le pouvoir par un jeu d’équilibre à l’intérieur d’un réseau complexe d’alliances et de reconnaissance réciproque, symbolisée par l’investiture au kaftan que recevaient les chefs de tribus après le bey. Dans la ville, les notables citadins participaient activement à la gestion des affaires depuis longtemps.
Certes, le bey est désigné par le dey, parmi les milieux ottomans et kouloughlis surtout. Comme à Alger[3], parmi les grandes familles, les élites lettrées trouvaient place dans les fonctions d’encadrement de l’enseignement, de la justice, du culte et des habous[4]. Le monde du commerce, de l’artisanat et de la production agricole ne leur échappait pas non plus. Les notables citadins étaient les grands propriétaires terriens de la couronne céréalière s’étalant jusqu’à cinquante kilomètres autour de Constantine[5].
Au moins huit beys sur les quarante-huit recensés chronologiquement depuis 1567 sont des khoulouglis et pour plusieurs fils de beys précédents. Ahmad Bey était petit-fils de Ahmad Bey Turki (le turc), donc fils de kouloughli[6]. L’attachement d’Ahmad Bey à sa terre et sa patrie natale et à l’allégeance à la Sublime Porte est ce qui le distingue de tous les anciens beys.
Face à l’intervention coloniale à Alger, Ahmad Bey va prendre les devants et se préparer à la résistance. Il recompose son « gouvernement », introduit plus de gens du pays : Benaissa, - qui va jouer un rôle primordial puis se rallie aux Français après la prise de la ville et sera parmi les Khalifa - du pays kabyle ; Khalifa d’Ahmed Bey, alors que cinquante ans auparavant il devait être le plus proche du bey, son fils ou son gendre, comme l’a été Salah Bey (1771-1792) pour Ahmad Bey (1756-1771), ce qui le préparait à prendre la relève.
Le beylik que convoite l’armée française est déjà en restructuration et en réformation, mais pas suffisamment aux yeux de colonisateurs venus d’une monarchie constitutionnelle encore en ébullition. Après la vacance du pouvoir à Alger, Ahmad se fait proclamer pacha par son nouveau mejlès pour assurer sa légitimité et prendre la relève. Il recevra son kaftan d’investiture du sultan. Peu d’historiens utiliseront son nouveau titre, même s’il frappe monnaie et fait confectionner un drapeau. Il a le souci de la légitimité et de ses signes. Il faut renouer avec les tribus et réaménager les prérogatives de chacun en fonction de la nouvelle donne : l’occupation d’Alger et, rapidement, celle de Bône-Annaba. En vue d’une reconnaissance internationale une longue pétition signée par des dizaines de chefs de tribus est adressée à la Porte et aux Anglais comme preuve de sa popularité et du soutien dont il dispose (Temimi). Ainsi, réorganiser son beylik et faire appel au soutien ottoman sont les principales lignes de conduite d’Ahmed Bey jusqu’à la confrontation sous les murs de la ville.
Mais il est obligé de faire face à la « trahison » des beys de Tunis qui veulent tirer profit de la débâcle du dey d’Alger pour étendre leur hégémonie sur un territoire jusque-là conquérant à leur égard[7]. Malgré les différentes variantes du plan de négociations français, Ahmed Bey est vaincu mais libre hors de Constantine. Les Français seraient amenés à faire face à sa présence et à sa farouche volonté de résistance.
Comment gouverner ?
Longtemps après la décision de l’occupation totale et définitive se posait encore cette interrogation lancinante : que faire des indigènes en Algérie ? ; problème ardu et redoutable, et il fallait envisager les différentes hypothèses[8]. « Le régime administratif de l’Algérie fut le résultat du jeu de deux logiques contradictoires : une logique de différenciation[9] » et une logique de centralisation et d’assimilation.
Dès 1832, la commission d’enquête constatait en des termes forts la « faillite » de la politique indigène : « Les Arabes spoliés, humiliés, brimés passaient de la crainte au mépris. Les Européens, qui s’étaient faits de grandes illusions sur les ressources de l’Afrique, étaient découragés ou ruinés. » Charles-André Julien note un réel « souci d’impartialité qui tourne au réquisitoire par les faits qu’il rapporte[10]. » Malgré ce tableau négatif, la commission conclut à l’occupation définitive de la régence d’Alger par la France, « pour des raisons de prestige et cédant à la pression de l’opinion ». Mais il faudra « tenir compte de la nombreuse population indigène » et rejeter la « dangereuse illusion » de l’assimilation et proposer d’agir vis-à-vis des Algériens « toujours avec fermeté mais toujours avec justice », en mettant fin à l’« abus de la force »[11]. La volonté d’étendre l’occupation à moindre frais se conjuguait à la défiance à l’égard des indigènes.
Sur le terrain militaire la divergence portait sur la manière d’organiser la province de Constantine entre une occupation directe pour tirer le meilleur parti pour le commerce et le développement de la colonie ou remettre Constantine à un prince indigène qui relèverait de la France et lui paierait tribut - Ahmed Bey ou un bey tunisien.
Mais en 1838 la question avait changé même aux yeux du maréchal Valée et, dès le 17 janvier 1838, les possessions de l’Algérie orientale prirent le nom de province de Constantine.
Le général François Négrier voulait préserver l’héritage des Turcs en matière de centralisationdu pouvoir à Constantine qui donnait prise sur presque toutes les tribus de la province[12], alors que le maréchal Valée « voulait pratiquer l’administration indirecte, une sorte de protectorat à plusieurs têtes »[13]. Selon des approches différentes, Valée et Négrier tentaient de tirer profit de l’organisation tribale et des réseaux de relations et du mode de rapport entre le pouvoir beylical et le pouvoir tribal.
Les deux points de vue s’affrontaient au sujet de Constantine : l’idée de nommer un « prince indigène » à la tête de Constantine a vécu et ne semble plus de mise. De plus la nomination prématurée de Yusûf, en remplacement d’Ahmad Bey - destitué par le Clauzel, en janvier 1836 - fut très controversée et a contribué à affaiblir cette hypothèse.
Moins d’un an après la prise de la ville, les arrêtés du 30 septembre 1838 organisaient définitivement la province de Constantine. Un certain nombre de commandements indigènes furent créés. Le titre de bey plus honorifique et plus prestigieux a été délaissé au profit du titre de khalifa, second personnage après le bey. Mais ce sont encore des vassaux comme l’a fait remarquer Louis Rinn, plutôt que des fonctionnaires.