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[Histoire] Le poids du passé et la vision de l’histoire en Algérie

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admin"SNP1975"

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Le poids du passé et la vision de l’histoire en Algérie

Par Gilbert MEYNIER


Professeur émérite à l’Université de Nancy II

Avant-propos: rapports avec le passé et conflits historiographiques

Partons d’un exemple: comment a été appréhendée et comment est ressentie l’Algérie ottomane qui, faute de mieux, a longtemps constitué le référent d’un État algérien qu’aurait détruit le colonisateur français?
Sur ce point, par un paradoxe qui n’est pas innocent, des historiens colonia­listes et des historiens nationalistes ont pu être implicitement d’accord: le modèle de l’État légitime et digne de ce nom ne pouvait pas, pour les nationalistes, être trouvé dans les royaumes berbères, antérieurs à l’époque ottomane: ces derniers étaient vus comme trop entachés de particularismes tribaux et régionaux pour incarner la na­tion. Le modèle célèbre d’Ibn Khaldûn – diplomate, historien et sociologue écrivant au XIVe siècle – sur les modes de prise du pouvoir et de désaisissement du pouvoir pouvait conforter le mythe de l’inachèvement, voire de l’indignité de ces États.
Un universitaire colonial de l’entre-deux-guerres, Émile-Félix Gautier, de son côté, tirait argument de l’ « anarchie » berbère, puis de l’emprise otto­mane, pour conclure que, décidément, les hommes du Maghreb étaient incapables de s’organiser eux-mêmes, et qu’il avaient besoin en permanence d’être organisés par d’autres: les Romains, les Arabes, les Turcs, les Français… Bien sûr, pour lui, les Arabes et les Turcs étaient loin de valoir les Romains et leurs descendants en my­thologie coloniale, les Français. D’où l’idée, très coloniale, de « siècles obscurs du Maghreb ». Et cette « anarchie » -que traduit avec plus de force encore peut-être le terme arabe de fawda- fut rejetée avec autant de force par les reconstructeurs de l’histoire nationale.
A vrai dire, les savant colonialistes et les savants nationalistes n’écrivirent pas et n’enseignèrent pas sans se lire mutuellement. Par exemple, un Joseph Desparmet, professeur d’arabe et fin observateur de l’Algérie des années 20 et 30, lisait assidûment toutes les productions des ‘ulamâ’ (la cléricature musulmane ré­formatrice). Il comprit fort bien que l’œuvre d’éducation entreprise par eux pour donner au peuple une nouvelle culture, rivale en dignité de celle du colonisateur, était en train de constituer la conscience nationale moderne par la fixation de réfé­rences finalement triomphantes et qui empruntaient aux modèles orientaux acclima­tés en Algérie.
Symétriquement, ce que voulurent faire les historiens ‘ulâmâ’ comme Mubarak al-Mili et, plus encore, Ahmed Tawfiq al-Madanî, ce fut de construire un passé ressemblant aux modèles téléologiques de l’histoire de France. Fut ainsi produite une histoire telle que l’avait conçue, pour les enfants et pour les grands, Ernest Lavisse, l’historien officiel de la IIIe République française: toute l’histoire de l’Algérie ne ser­vait qu’à expliquer le cheminement vers l’État national moderne accompli. Une ga­lerie de portraits des grands ancêtres prestigieux – de Jugurtha a l’émir Abd El Kader – répondait en écho à la galerie de portraits des Français -de Vercingétorix à Napoléon. La fierté nationale reconquise répondait aux arrogants modèles narcissi­ques diffusés par l’école coloniale. Même si l’histoire officielle ainsi conduite faisait des Algériens les frères des Français en traumatisme des origines : Jugurtha avait été emprisonné et étranglé dans une prison romaine 53 ans avant Vercingétorix.
Dans les deux cas, fut produite une histoire idéologique, l’histoire nationa­liste algérienne se situant en quelque sorte en symétrique de l’histoire coloniale. Aujourd’hui, certes, les passions n’ont pas disparu. On continue encore à entretenir des stéréo­types et à divulguer des délires des deux côtés mais il existe beaucoup plus qu’il y a seulement dix ans une communauté scientifique par-delà la Méditerranée, commu­nauté qui n’est plus toujours empoisonnée par les défiances et les malentendus qui mar­quaient naguère encore la production historique.
Une nouvelle génération d’historiens européens est apparue en Europe dans les années cinquante et soixante, à la suite de l’œuvre pionnière de Charles-André Julien qui avait commencé à s’éloigner des modèles coloniaux stéréotypés. La pu­blication d’œuvres iimportantes – par exemple le livre d’André Nouschi, en 1961, sur l’histoire du Constantinois de 1830 à 1919, puis des livres de Charles-Robert Ageron et d’Annie Rey-Goldzeiguer, et en 1974, de l’Allemand Hartmut Elsenhans sur la guerre franco-algérienne de 1954-62 – a fixé une nouvelle légiti­mité scientifique de l’histoire qui a forcé le respect: le livre d’André Nouschi a été salué par Tawfiq al-Madani comme « la goûte d’eau rafraichissante offerte au voya­geur après une longue étape». Actuellement, avec des historiens comme Mohammed Harbi sur l’histoire du FLN, Daho Djerbal sur les mémoires de Lakhdar Ben Tobbal ou Omar Carlier sur l’Etoile Nord-Africaine et le PPA, mais aussi plus récemment Houari Touati sur les lettrés, les saints et les sorciers au XVIIe siècle, la connaissance scientifique du passé de l’Algérie a fait des progrès déci­sifs.
Introduction
Toute société fait son histoire. Mais l’histoire de toute société pèse sur les conditions de vie de celle-ci, sur ses manières de penser et de ressentir le monde, sur sa culture et son idéologie. L’Algérie n’échappe pas à la règle commune qui vaut pour l’ensemble des sociétés humaines. L’histoire est un enjeu politique qui inté­resse au premier chef la construction nationale, la conscience d’identité et la forma­tion des mythes nationaux, c’est à dire la reconstruction des identifications.
Cela est particulièrement vrai dans des sociétés ayant eu à se définir contre un ennemi et sous l’œil de cet ennemi. L’Algérie a été une société longtemps dé­pendante. Son indépendance ne fut acquise qu’au terme d’une des guerres les plus cruelles que ce que l’on nomme la « décolonisation » ait enregistré. Le poids du passé apparaît d’autant plus contraignant qu’il a fait l’objet d’appropriations colo­niales et de ré-appropriations nationales inversées… La sérénité n’est pas facile dans la recherche historique parce que, constamment, l’idéologie se met en travers du chemin..
Mais rendre compte du rapport de la société algérienne avec son passé récent ne suffit pas à rendre compte du présent. Les attitudes humaines sont redevables, certes, à des faits historiques connus et mémorisés. Mais ils sont aussi en relations avec des faits peu connus, voire inconnus, mais qui se sont glissés dans la mémoire inconsciente. Pour les sociétés humaines, comme pour les personnes, ce qui est re­foulé a des chances d’être plus prégnant encore que ce qui est dit et publié. On sait qu’il existe des « mémoires-écrans » qui fonctionnent comme si elles voulaient cacher l’indicible, et qui reconstruisent le passé pour servir aux intérêts des luttes politiques récentes et actuelles, et plus largement à l’idéologie nationaliste algérienne, sœur ennemie d’une histoire nationaliste française qui se projetait dans le colonial..
Parler du poids du passé sur l’Algérie d’aujourd’hui revient donc non seule­ment à fouiller la mémoire proche, mais aussi à tenter d’évaluer le poids du rapport entre présent et passé sur la longue durée: quels rapports avec le passé et quel passé ? En quoi la culture ancestrale des Algériens exprime-t-elle ce rapport inconscient avec la longue durée? Y a-t-il un lien entre leur culture actuelle et, par exemple, le passé de la colonisation romaine, des royaumes berbères ou de l’époque ottomane? En quoi ce lien explique-t-il le regard que les hommes portent sur leur propre so­ciété et la manière dont ils y agissent? En quoi le passé de l’Algérie explique-t-il les conceptions que se font les hommes de l’État? Bien sûr, l’analyse doit prendre en compte le poids du passé colonial: ce n’est pas parce que les historiens se surtout focalisés sur lui et qu’on croit tout en savoir qu’il ne faut pas lui donner toute sa place.
Il faut aussi tenir compte de la localisation géographique de l’Algérie: l’Al­gérie a des voisins, proches ou lointains, qui sont notamment l’Espagne, la France et l’Italie côté nord, et le Proche-Orient côté est, sans négliger le Sahara. Ses relations avec eux dans le passé marquent durablement son devenir historique et l’une des faces de son identité.



Dernière édition par Admin le Jeu 4 Sep - 17:07, édité 1 fois

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-I- Ce qui est refoulé et/ou travesti dans la vision officielle de l’histoire
- Passé, relations avec l’extérieur et devenir historique
Ce qui est caché est d’abord la phase préislamique de l’histoire de l’Algérie. Le passé punique, celui de l’influence de Carthage du IXe au IIe siècle av. J.-C., a été magnifié par les fabricants d’histoire nationale algériens comme un précédent civilisationnel de l’implantation islamo-arabe: toute civilisation était censée, dans la tradition et le sens commun algériens, et en particulier par le fondateur de la mythologie nationaliste algérienne, le faiseur d’histoire Ahmed Tawfiq al-Madanî (1898-1984), devoir provenir d’Orient. De même, symétriquement, pour les Français des XIXe-XXe siècles, toute civilisation était censée provenir d’Europe. La civilisation carthaginoise fut donc vue commodément comme proto-islamo/arabe. Pourtant, Ahmed Tawfiq al-Madanî fut quelque peu embarrassé par les sacrifices d’enfants Molek dédiés à Carthage au Dieu Ba‘al Hammon. Il s’en tira en expliquant que, justement, l’islam était finalement parvenu au Maghreb aux fins de purifier les proto-Arabes carthaginois et de leur apporter enfin le vrai message de la vraie foi.
La domination romaine en Afrique du Nord a été commodément assimilée par les historiographes nationalistes algériens à une domination coloniale, cela non sans anachronisme : pour Tawfiq al-Madanî, toute la période qui va de l’Empire romain à la conquête coloniale française est sans grandes nuances dénommée la phase de « al isti‘mâr al salîbiyy » (le colonialisme croisé), sans qu’une attention particulière soit portée à la césure qui clôt, dans la première moitié du 4e siècle (règne de l’empereur Constantin) l’Empire romain classique, et le distingue de l’Empire romain tardif/chrétien, prolongé après 4761 en Orient par l’Empire byzantin. Les historiens coloniaux français se prévalaient du prestigieux précédent romain pour légitimer la colonisation française des XIXe-XXe siècles ; ils étaient les porte-parole du colonialisme. Donc Rome avait été colonialiste.
Bien sûr, on sait qu’il y eut, dès Jules César, au 1er siècle av. J.-C., des vétérans des légions romaines qui furent pourvus de terres et installés comme colons en Afrique du Nord. Mais, en guère plus de deux générations, ils s’assimilaient au milieu berbère ambiant, et devenaient des « Africains ». L’Antiquité ne connaissait pas le racialisme à fondements biologiques du XIXe siècle, et jamais n’exista, dans l’Afrique du Nord romaine, cette muraille de Chine entre autochtones et immigrants que fut ultérieurement la barrière coloniale française entre « Pieds noirs » et Algériens. Fin IIe-début IIIe siècle, il y eut un empereur romain nord-africain, Septime-Sévère. Son fils, Caracalla, promulgua en 212 l’édit donnant la citoyenneté romaine à tous les hommes libres (c’est-à-dire pas aux esclaves) de l’Empire. L’empereur romain qui présida en 248 avec faste aux cérémonies du millième anniversaire de la naissance de Rome s’appelait Philippe l’Arabe, et il était Syrien.
A titre de comparaison suggestive, imagine-t-on, au XXe siècle, qu’un Ferhat Abbas ait pu être président de la République française ? Et que les Algériens aient tous été des citoyens français égaux des Français ? Et l’on sait que, au IIe siècle, environ 20% des sénateurs de l’Empire romain étaient des Nord-Africains : imagine-t-on, 17 ou 18 siècles plus tard, 20% de l’effectif du Parlement français composé de Nord-Africains ? Et l’on ajoutera que, de tout l’Empire romain, les réalisations urbaines d’Afrique du Nord furent, par leur nombre, par leur importance et par leur beauté, peut-être les plus importantes de l’empire romain. Q’aucune province de l’Empire ne produisit autant d’inscriptions latines (plus de 50 000 à ce jour ont été répertoriées). Et que la densité des sièges épiscopaux (plus de 600 évêques en Africa-Numidie2 à l’époque de Saint Augustin – fin du IVe siècle-début du Ve siècle – ont été dénombrés) fut la plus importante du même empire romain. Sans compter que Saint Augustin (né à Thagaste [Souk Ahras] en 354, mort à Hippone [Bône/Annaba] en 430, qui fut évêque d’Hippone (Bône, aujourd’hui Annaba), fut le plus prestigieux des pères de l’Église catholique.
Tous ces épisodes sont peu ou prou occultés par l’histoire algérienne officielle : cette histoire a en effet tendance à se mouvoir dans l’anachronisme ; elle a propension à voir les événements de l’histoire de l’Algérie dans un anachronisme se référant au seul choc avec la colonisation des XIXe-XXe siècles. Il est vrai que ce choc avait été suffisamment brutal pour qu’il éclipsât tous les substrats antérieurs.
Un épisode aussi éclipsé dans ses réalités historiques : l’histoire, depuis la conquête islamo-arabe. On sait que l’Algérie fait partie du monde méditerranéen, dont la connaissance a été re­nouvelée en 1948 par la publication de l’ouvrage décisif de Fernand Braudel sur la Méditerranée à l’époque de Philippe II. Cette Méditerranée fut pendant plusieurs siècles un lac musulman. Elle se trouvait à l’extrémité occidentale des routes domi­nant les relations entre l’Extrême-Orient d’une part et l’Occident d’autre part, et au terminus nord des grands itinéraires caravaniers transsahariens. La prospérité, commerçante et manufacturière d’une cité comme Tlemcen l’atteste. Le rôle des Islamo-Arabes dans la transmission des biens et des idées fut fondamental.
Or, on sait qu’un vaste mouvement de reconquête chrétien-européen de la Méditerranée commença avec la première croisade à la fin du XIe siècle. Avec les capitaux et les navires italiens, en un siècle, pratiquement, la Méditerranée cessa d’être un lac musulman. Les croisades revêtent dans l’imaginaire islamo-arabe une signification négative forte qui marque encore l’historiographie contemporaine: Ahmed Tawfiq al-Madani parle couramment, pour désigner le colonialisme fran­çais, de « al isti‘mâr al salibiyy » (le colonialisme croisé). Cela peut structurer des com­portements qui sont incompréhensibles si l’on n’a pas conscience de ce traumatisme profond et vivace, aussi bien au Proche-Orient qu’au Maghreb: en mars 1996, le communiqué revendiquant l’assassinat des pères blancs de Tibehirine , non loin de Medea, faisait ré­férence à l’obligation d’éliminer les chrétiens et les croisés.
L’opposition, dans les consciences entre deux instances ennemies, le dâr al harb et le dar al-islâm (demeure de la guerre – chrétienne – et demeure de l’Islam) traduit le traumatisme. Matériellement, la coupure introduite par les croisades éli­mine les Islamo-Arabes du contrôle occidental des grandes routes maritimes sud-est – nord-ouest. On sait que, dès le XVe siècle, les escadres portugaises vont chercher par voie maritime l’or dans le golfe de Guinée et court-circuitent (long-circuitent plutôt) ainsi les itinéraires sahariens, appauvrissant et desséchant leurs terminus septentrionaux: Tlemcen vé­gète et s’appauvrit. Cette expansion est contemporaine de l’élimination de la civili­sation islamo-arabe de l’Andalousie. Là aussi, le traumatisme est profond et du­rable; bien ancré est la nostalgie de l’âge d’or perdu. La volonté de reconquête pro­sélyte, sous-jacente ou exprimée ouvertement, ne s’est jamais démentie. Un homme comme le plus attachant des chefs historiques du 1er novembre 1954, Larbi Ben M’hidi, avait l’Andalousie au cœur de ses émotions, et il l’évoquait souvent pour ses amis.
Plus largement, le mouvement dit des grandes découvertes européennes permet aux Européens de s’approprier par voie maritime le grand commerce mon­dial Asie-Europe. C’est le dessèchement général et l’appauvrissement pour le monde islamo-arabe. Cette évolution a des connexions culturelles et intellectuelles: les grands intellectuels hardis de l’époque de l’Islam classique cèdent la place à des gens qui répètent, parfois en beauté, mais qui ne créent plus. L’un des plus grands, Ibn Khaldoun, est aussi pratiquement le dernier – il meurt en 1406. Dans tous les do­maines de l’activité humaine, les centres de décision sont transférés vers le nord, vers l’Europe, et vers l’Ouest. On peut dire que, à la veille de la révolution indus­trielle dans l’Europe nord-occidentale, l’Atlantique a en grande partie, sinon totalement remplacé la Méditerranée comme lac intérieur des activités mondiales primordiales.
Cette évolution n’est pas strictement propre à l’Algérie; elle est aussi partiel­lement celle de l’Europe du sud, celle du Maghreb dans son ensemble et celle du Proche-Orient. Mais dans la mesure où le territoire de l’Algérie actuelle apparaît comme l’un des plus enclavés et des plus repliés sur l’intérieur, le mouvement de repli fut peut-être ressenti comme plus grave. Alger devient le cadre de la course maritime. Un pouvoir corsaire s’installa dans le cadre ottoman au XVIe siècle. Or la course est partout une réponse à une marginalisation par rapports à des circuits d’échanges principaux: les nids de corsaires dalmates s’expliquaient par l’impéria­lisme adriatique de la République de Venise. La course d’Alger est la réaction à l’exclusion des grands circuits maritimes dominés par l’Europe. Et, sur ce terrain, les corsaires algériens ont des concurrents, notamment en Italie du Sud et sur la côte dalmate.
Bref, dans la mémoire longue algérienne, le rapport avec les voisins du Nord est marqué par la rivalité et par le traumatisme de l’exclusion. Le sentiment des Algériens d’avoir ainsi été des mal-aimés de l’histoire est encore à vif dans les consciences, et surtout dans les inconscients. Ce sentiment s’est accompagné sans doute de celui d’une injustice par rapport aux voisins de l’est et de l’ouest: si une évolution comparable se produisit dans tout le nord de l’Afrique, les centres presti­gieux de diffusion des modèles intellectuels et culturels restèrent en-dehors de l’Al­gérie. Quelque importants qu’aient pu être en Algérie les foyers intellectuels de Mazouna ou de Tlemcen, l’attraction des grands centres de cultures écrite qu’étaient Fès (université Qarawiyyn = des Kairouanais), Tunis (université de l’Olivier = Al-Zaytûna) et plus encore peut-être Le Caire (université d’Al-Azhar = la lumineuse) s’est davantage encore fait sentir.
Il en est résulté que les Algériens ont, par compensation, renforcé leurs liens avec le Proche-Orient islamo-arabe; l’installation ottomane a aidé à ce renforcement, surtout en direction de l’Est, c’est à dire de là où venait encore la lumière. Plus que jamais, les gens épris de culture classique s’y rendirent. A l’époque coloniale, ce fut parmi les lettrés un des moyens normaux d’échapper à l’emprise coloniale. Cette fascination pour l’Orient marque non seulement l’historiographie nationaliste clas­sique, mais aussi les références savantes de la réforme musulmane (islâh) algé­rienne empruntées à tel mouvement de la nahda, – aggiornamento entrepris surtout en Égypte à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle –, et qu’on appelle plus précisément pour la pensée islamique la sala­fiyya, en référence et révérence aux supposés dignes ancêtres (al aslâf al sullâh).
Plus récemment, les programmations télévisées en langue arabe, pour le meilleur ou pour le pire, laissent une place notable aux feuilletons issus des bords du Nil. Les regards algériens sont fixés vers l’Orient, non sans complexes d’ailleurs vis à vis de ce qui est considéré comme marqué de supériorité dans l’échelle du raffinement culturel arabe. Même si nombre d’enseignants égyptiens importés sans précautions en Algérie dans les an­nées 60 étaient fréquemment de fort médiocres pédagogues, voire de vrais obscurantistes, ce fut bien à eux qu’on fit prioritairement ap­pel pour aider au début de l’œuvre d’arabisation. Mais non sans problèmes. Car les Algériens ne regardent pas que vers l’Est.
Ils regardent aussi vers le Nord. Certes, pendant longtemps, comme dans l’ensemble du monde islamo-arabe, les Européens chrétiens ont plutôt constitué des anti-modèles. Ce n’est qu’à partir du XVIIIe siècle que l’État ottoman commence à chercher des recettes de puissance dans l’imitation des techniques – guerrières, ad­ministratives, scolaires – de l’Europe. Une obsession: retrouver cette puissance d’antan que les Ottomans ont ressentie dès le XVIIIe siècle avoir perdue au profit des États européens. – Angleterre, France, Prusse, Autriche-Hongrie, et Russie. Et pour cela étudier leurs recettes et les mettre en œuvre.
Le pacha d’Egypte Mohammed Ali envoie en 1826 un groupe de savants ayant pour mission de s’instruire à Paris dans les « sciences des infidèles ». Le séjour en est connu par le merveilleux livre de Rif’a al-Tahtawi traduit en français sous le titre L’Or de Paris.. Il y a eu donc des tentatives émanant des pouvoirs musulmans pour rechercher l’ouverture. Mêmes processus au Maghreb, en Tunisie, notamment, au XIXe siècle, comme en témoigne la création, bien avant le traité du Bardo (1881) instituant le protectorat français sur la Tunisie, de cette prestigieuse école moderne bilingue arabe-française connue sous le nom de collège Sâdiqî.
Certes les Algériens n’ignoraient pas l’extérieur: en témoignent les voyages en Europe d’un Hamdan Khodja; en témoigne la volonté de l’émir Abd El-Kader, à la fois vrai despote éclairé (et très musulman adepte du taççawwuf3) de constuire un État influencé par celui du pacha d’Égypte Mohammed Ali, utilisant des techniques modernes, employant des coopérants français et italiens. Mais on peut dire que la conquête coloniale, trop précoce (1830), priva paradoxalement l’Algérie de contacts avec le Nord européen dans la mesure où, sous la domination étrangère, les modèles du Nord ne furent plus ensuite librement recherchés comme ce fut le cas dans les élites turques, égyptiennes ou tunisiennes. Ils furent toujours dès lors pro­posés par le colonisateur et ils furent subis. Subis mais en même temps désirés, dé­sirés mais non sans malaise. Là est la différence avec le Proche-Orient ou même la Tunisie. On aura l’occasion d’en reparler ultérieurement.

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Les Algériens se mirent plus ou moins, surtout avec l’entrée en scène de la domination coloniale, à regarder à la fois vers le Nord et vers l’Est, en y voyant deux origines possibles de la lumière, mais deux origines que la mémoire concevait comme irréductibles l’une à l’autre, inconciliables l’une et l’autre. A force de regar­der au Nord et à l’Est, on risqua le torticolis identitaire, on risqua l’obsession du « mais qui sommes-nous donc » ? Dans ce rapport ambivalent avec l’extérieur, entre le Cham (Syrie-Palestine, Proche-Orient) et le nord de la Méditerranée, seul le Cham fut valorisé par l’histoire officielle algérienne parce qu’elle paraissant pouvoir figurer le contrepoids arabe aux prétentions narcissiques françaises qui voyaient l’histoire fabriquée à l’aune d’un nationalisme français assimilé à Rome. Le Cham fut de ce fait hyperboliquement valorisé.
Pouvaient donner du crédit à ces propensions philo-orientales un légendaire nord-africain qui pensait que les ancêtres des Algériens étaient originaires d’Orient. Dans ses Confessions, Saint Augustin ne dit-il pas que, à l’entour de sa Thagaste natale, les gens se disaient être des « Kan‘anî », c’est-à-dire des Cananéens – aujourd’hui, on dirait des Palestiniens ? Aujourd’hui, les linguistes nous apprennent que les parlers berbères des ancêtres des Algériens sont linguistiquement parents des parlers couchitiques de la corne de l’Afrique, et aussi du copte, issue de la vieille langue de l’Égypte pharaonique, laquelle ne subsiste plus aujourd’hui qu’à l’état de traces dans la liturgie de l’Église copte. De tout cela, aucune trace dans les manuels d’histoire de l’Algérie d’aujourd’hui. Tout ce qui est référé à l’Algérie pré-islamique est peu ou prou considéré comme relevant de la jâhiliyya – l’état d’ignorance antéislamique, qui connote aussi généralement la sauvagerie avec laquelle l’islam est censé avoir rompu. Ils sont expédiés en quelques phrases dans les manuels d’histoire algériens. En comparaison, les manuels égyptiens accordent une place notable à l’Égypte pharaonique. Il y a une quarantaine d’années, le régime du colonel Nasser a installé devant la gare ferroviaire centrale de Bab El Hadid, au Caire, une statue colossale de Ramsès II. Et elle n’en a été retirée que tout récemment, pour la soustraire aux effets désastreux de la pollution automobile.
Le regard que l’on porte sur soi-même en relation avec le passé est aussi important pour rendre compte de l’identité .

- Le passé et la conception de soi-même

Le passé de l’Algérie est vu par les Algériens comme un passé à la fois is­lamo-arabe et berbère. L’identification à l’un ou à l’autre de ces deux pôles est sou­vent problématique. La vulgate du catéchisme nationaliste a imposé l’identité is­lamo-arabe parce qu’elle se rapportait à un sacré surinvesti et parce qu’elle paraissait la mieux à même, par son prestige, d’équilibrer la force offensive du colonisateur. Même un Berbère – un Kabyle par exemple –, pour se désigner, à l’époque coloniale, face au colonisateur, pouvait se ressentir et se proclamer « arabe », ce qu’arrivait difficilement à admettre un colonialiste normé obtus. Ne pas le faire, ou pire, insister sur la berbérité, était ressenti comme aveu de trahison au sein du parti nationaliste radical, le PPA-MTLD : c’est ce qui explique la crise dite « berbé­riste » de 1949, ou encore la répression anti-berbère de 1980 à Tizi-Ouzou.
L’identification à la berbérité est de longtemps ressentie en public comme moins fiable et moins forte que l’allégeance à l’arabité. La berbérité fut donc, de ce point de vue, dévalorisée. A vrai dire, on ne sait pas toujours très bien qui sont pré­cisément les Berbères tant les différenciations de toutes nuances sont grandes, et importantes les identifications mixtes: soit par exemple le cas du Guergour, à la limite des Hautes Plaines orientales: c’est une région de contact où la société est ka­byle – donc appartenant à la berbérité –, mais où le monolinguisme kabyle a prati­quement disparu. Et même au sein de cette région, les choses sont plus compliquées et plus nuancées. Il existe par ailleurs des sociétés berbères dans lesquelles les mo­dèles islamo-arabes modernisés par l’Islâh (la réforme musulmane des ‘ulamâ’ ont déterminé les comportements culturels et politiques: c’est le cas de l’Aurès. A l’in­verse, la Kabylie, réputée plus laïque par le sens commun actuel, a peut-être bien conservé avec moins de vergogne des pratiques de magie, de sorcellerie et de thaumatargie issues de croyances ancestrales et condamnées comme telles par le courant triomphant de l’Islâh, dans les Aurès par exemple.
Globalement, l’histoire apprend que l’Algérie fait partie du Maghreb ancien berbère et qu’elle a été, selon des modalités et une intensité différentes, arabisée. Même si quelques réactionnaires continuent à proclamer que l’Algérie est arabe ethniquement – ce qui ne veut rien dire –, voire même, pour certains illuminés, originaires du Yemen, l’accord est aujourd’hui établi sur le point de l’arabité culturelle. Ce qui n’empêche pas que, pour se distinguer de modèles orientaux qui purent être ressentis comme oppressifs, des hommes aient voulu insis­ter sur la berbérité, se parer de l’ancienne dénomination de Imazighen (hommes libres), réintroduite dans des régions berbères où son utilisation ancienne n’est pas toujours attestée.
Au-delà de ces distinctions vulgaires, pour parler à la coloniale, entre « Arabes » et « Berbères », qui ont été naturellement exploitées par la puissance coloniale pour fragmenter la résistance anticoloniale, le passé commun est celui d’une société rurale, composée de commu­nautés humaines connues dans l’ethnographie coloniale sous le nom de « tribus4 ». La solidarité y était de règle; l’unanimité des opinions et des comportements y était la norme. Cette norme était celle, fortement intériorisée, d’une gérontocratie masculine qui y régnait et ne souffrait pas de manquements. Les femmes régnaient sur l’orga­nisation de l’intime et du privé inviolable mais les hommes régnaient en maîtres sur l’espace public, de même que les femmes étaient exclues de l’Ecclesia (le nom grec de la grande jamâ‘a5 de la « démocratie » athénienne), et qu’elles n’avaient pas le droit de bénéficier des beefsteaks sacrificiels issus des of­frandes à la divinité de la cité, Athéna. Ces communautés avaient des définitions positives – la reconnaissance d’un commun ancêtre mythique –-; elles avaient des identités né­gatives en ce qu’elles se définissaient par la différenciation et les oppositions avec d’autres communautés. Comme en Corse ou comme en Sicile, en Crête ou dans le jabal druse, l’idéolo­gie disait qu’on ne pouvait y trouver de traîtres (la réalité était évidemment moins évidente); on ne pouvait y avoir que des alliés ou des ennemis. Les traîtres, ceux qui manquaient à la règle de l’unanimité, étaient à ostraciser ou à éliminer.
Ce trait n’est pas spécifique à l’Algérie. On retrouve ces solidarités et des groupement communautaires analogues tout autour du bassin méditerranéen, qu’elles soient désignées fratellanze par les anthropologues italiens, ou endo-groups par les Anglo-Saxons, qu’elles soient dénommées fiss par les Albanais ou qabîla (pluriel qabâïl) en arabe. On y retrouve aussi la prégnance du pouvoir pu­blic des mâles. Vulgairement les observateurs coloniaux français disaient que la tribu était une réalité surtout arabe alors que, en arabe, la Kabylie sédentaire est toujours dénommée bilâd al qabâ’il (mot à mot pays des tribus). Comprenne qui pourra.
Le passé de l’Algérie, c’était aussi l’union intime entre les communautés, le culte des saints et les différentes confréries de l’islam mystique (tasawwuf). La soli­darité et l’unanimisme communautaires faisaient donc partie des normes du sacré. Y déroger était ressenti comme une offense au sacré. Les manquements à l’ordre ci­vique de la cité grecque antique étaient, de même, des manquements au sacré. Et c’était le même réflexe qui faisait recourir au jihâd6, qui assurait la solidarité au sein de la communauté musulmane (al umma l muhammadiyya), vue comme le commun dénominateur sacré contre l’ennemi, lequel était dans tous les cas l’ennemi de la communauté, qu’il s’agisse de la communauté tribale ou patriarcale (l’ennemi est le voisin, le mâle me­naçant l’intégrité des femmes…) ou qu’il s’agisse de la communauté des croyants défendant le dâr al-Islam (demeure de l’Islam) contre le dâr al harb (demeure de la guerre = pays des infidèles).
Or la nation algérienne moderne procède de ces données du passé. Elle se distingue de l’adhésion affective ou rationnelle à une nation-état ayant triomphé de ses divisions internes ou de son organisation sociale archaïque, comme en France ou en Allemagne ou en Italie. Bref, la construction nationale impliqua une rupture avec le passé. On peut parler de la construction de l’unité allemande. Déjà, avec l’Italie, il y eut construction contre (contre l’empire d’Autriche). En Algérie, aussi, il y eut un volontarisme positif (l’œuvre culturelle des ‘ulamâ’, les chants patriotiques, le scoutisme musulman) mais jamais, dans la conscience des hommes, ce volonta­risme ne fut ressenti comme une rupture avec le passé. Au contraire. Le sentiment national algérien s’est construit contre l’étranger dominateur prioritaire – le Français –, vu comme le descendant des croisés, et il est issu du communautarisme, à la fois solidaire, unanimiste et sacré, qui procède d’un élargissement spatial et mental du sentiment communautaire de la vieille Algérie rurale. Il procède aussi du commu­nautarisme musulman qu’il identifie et précise spatialement face à la réalité colo­niale en reliant les Algériens à une culture universelle..
Ce qui, pour des Européens, est ambigu, ne l’est pas pour les Algériens. Le maquisard est le combattant du combat sacré (al mujâhid); le premier journal de l’Étoile Nord-Africains, entre les deux guerres, avait pour nom El Ouma (al-umma [sous entendu: al-muhammadiyya : la communauté musuilmane]). Certes, le nationalisme algérien est désigné dans les productions historiques algé­riennes par wataniyya; mais watan, c’est à l’origine le lieu natal, ce lieu qui est aussi un lien. La traduction par « patriotisme » serait littéralement peut-être plus exacte. Si ce n’est que l’allé­geance au watan concret a fini par s’identifier à la umma abstraite et non spatia­lisée. De toute façon, cette terminologie est une terminologie d’importation issue du Proche-Orient et qui s’est acclimatée en Algérie. En définitive, le sentiment national algérien est un mixte. Il emprunte à l’Orient, il s’enracine dans de vieilles réalités locales et il mélange ces apports avec le modèle européen de l’État-nation qui en impose par sa force. Il convient maintenant de s’interroger rapidement sur le rapport que le passé a construit entre les Algériens et l’État.

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- Le passé et la représentation de l’État
La manière dont les Algériens ont conçu l’État est à la fois différente et semblable de celle des Européens ou des autres sociétés de l’aire islamo-arabe. Entre la manière dont le pouvoir d’État se faisait connaître dans la France de l’An­cien Régime et l’Algérie, il y a plus d’une ressemblance, dont celle de la machi­nerie fiscale, de ses exactions et de la haine que suscitait la perception de l’impôt. L’État était surtout vu comme une machine d’oppression fiscale. L’État algérien pré­-colonial de l’époque turque était appelé le beylik (du nom du titre ottoman de bey, le bey qui régnait en maître sur les grandes provinces de l’Algérie comme fondé de pouvoir du dey régnant à Alger). Le terme de beylik connotait toujours la défiance quand ce n’était pas la haine. Dans tout le Maghreb, il y a de longue date défiance vis à vis d’un pouvoir qui empiète sur le pouvoir des communautés et veut les asservir. C’était déjà le cas avec la domination romaine. Dans la sphère ottomane, les tribus les plus pressurées avaient le nom significatif de tribus ra‘âiyya (surveillées comme un troupeau par son berger; -al-râ‘î = le berger).
Jamais les Algériens n’ont eu le type de charge affective/sacrée que les Marocains avaient à l’égard du souverain marocain. Jamais les Algériens n’ont eu tout proche, comme les Marocains, un sultan à la prestigieuse généalogie chéri­fienne (c’est à dire de noble filiation prophétique) détenteur de la baraka7 divine. Le dey ou les bey(s) n’étaient que des parvenus ottomans. Les Algériens n’ont jamais eu non plus dans leur imaginaire, à la différence des Égyptiens, l’image d’un pouvoir d’État centralisé tout puissant existant depuis cinq millénaires. Ni le fleuve Nil inté­grateur, ni le pharaon, ni le khâlife fatimide al- Hâkim ou Saladin n’ont leurs équi­valents algériens. A l’inverse, les Egyptiens n’ont pas dans leur mémoire la fierté obstinée de l’indépendance des hommes vis à vis du pouvoir d’État Les communau­tés d’Algérie ont toujours pensé qu’elles n’avaient de comptes à rendre à personne qui fût placé au-dessus d’elles. Les Égyptiens, eux, ont toujours su et savent tou­jours qu’ils doivent rendre des comptes et à qui ils doivent les rendre. Leur bureau­cratie est lourde mais séculairement rodée. La bureaucratie algérienne, elle, n’a pas la même légitimité étatique. Dans ce sens, on peut donc dire que l’Algérien est un Égyptien inversé.
En Algérie, l’identité communautaire a toujours été un frein au pouvoir éta­tique, lequel n’a jamais eu de très grand prestige; il était, certes, despotique mais lointain: comme en Italie du sud, l’État, c’était, et c’est encore, à la fois l’Arlésienne et lo stato ladro (l’État voleur). De ce point de vue, le régime de la rente fiscale ottomane précéda et annonça le système de prédation colonial. Jamais les Algériens n’ont eu le sentiment de bé­néficier des bienfaits d’un État capable de redistributions au bénéfice du bien com­mun de ce qu’il extorquait par la fiscalité, si ce n’est à l’extrême-fin de l’Algérie ottomane: les figures, à Constantine, de Salah Bey, puis de Ahmed Bey, et, dans le centre-ouest de l’Algérie, de l’émir Abd El Kader, ont pu donner l’image d’un État sou­cieux de réalisations, capable d’honorer un contrat de services avec la société, bref, susceptible de faire le bien du peuple. Le peuple, dans l’Algérie indépendante, a tendance à disqualifier le pouvoir d’État, représenté non sans raisons comme un système maffieux.
Aujourd’hui encore (est-ce très différent dans le reste de l’aire méditerra­néenne?), on n’imagine guère recourir aux services de l’administration d’État si l’on n’y connaît pas, installé dans la place, un « piston », un ami ou un parent, seul ca­pable de faire avancer votre dossier. Et même dans la très jacobine France, le comportement civique des Français n’est pas le même dans la moitié nord et dans la moitié sud de l’Hexagone. L’État se moquait du citoyen. En Algérie, réci­proquement, le citoyen eut longtemps du mal à émerger parce qu’il ne croyait pas à l’État et parce que le rapport au sacré – à la communauté – rendait suspecte la série individualisante du citoyen. Il y a cru d’enthousiasme un temps, au lendemain de l’indépendance, lorsque, dans l’euphorie de la libération, et grâce à la redistribution partielle de la rente pétrolière, il a pu croire que l’État, ce pouvait autre chose que le vol. La déception a été d’autant plus amère lorsqu’on s’est aperçu que l’État était tou­jours un fragment de la société qui prétendait vivre au-dessus de la société et conti­nuer à vivre sur elle en parasite. Le capital d’adhésion qui avait profité au nationa­lisme put ainsi être récupéré par l’islamisme qui capitalisa les rancœurs et les mé­contentements que l’oppression coloniale avait focalisés pendant 130 ans. Et ce que les Algériens ont eu – et de loin – de plus digne et de plus vraiment politique au sens noble du terme, comme gouvernement – l’équipe du réformateur Mouloud Hamrouche – n’a pu rester assez longtemps au pouvoir pour faire œuvre durable.

-II- Ce qui est mis en exergue : le poids – ambivalent – du passé colonial

Les Algériens ont plus qu’aucun autre peuple islamo-arabe souffert de la domination coloniale, à un point tel que la mémoire de la période 1830-1962 a relégué dans l’inconscient les mémoires antérieures, et que, dans les mémoires et dans l’histoire officielle, la période précoloniale est volontiers l’objet d’une idéalisation permanente : tout ce qui existait avant le colonialisme est censé avoir été l’âge d’or. Nulle part ailleurs, sous le régime colonial, il n’y eut dépossession des 2/5 des terres et confiscation à une telle échelle des meilleures terres. Nulle part la conquête colo­niale ne fut aussi atroce. Nulle part la domination coloniale n’a été aussi présente et aussi bouleversante. Nulle part la guerre de libération n’occasionna autant de morts, causa autant de souffrances, installa autant de traumatismes. Dans un livre impor­tant sur Lyautey et le protectorat français au Maroc8, Daniel Rivet a estimé à environ 100 000 morts les victimes de la conquête française du Maroc. Pour une société équivalente en population, si l’on compte les victimes de la conquête proprement dite au XIXe siècle et les victimes du bouleversement sans pareil du système de production agricole algérien, le nombre des victimes algériennes fut peut-être six à sept fois plus important; beaucoup plus encore si l’on compte les victimes des répressions des révoltes, qui courent du milieu du XIXe siècle à la répres­sion de 1945 du Constantinois, et celles de la guerre manquée de reconquête coloniale de 1954-62.
Cela même si l’on ne re­tient pas les chiffres de mobilisation politique officiels martelés en toute occasion (d’après des travaux historiques convergents fondés sur des documents démographiques (recensements notamment), il faut diviser le chiffre de un million et demi de chuhadâ’ par quatre ou cinq, ce qui, proportionnellement à la population, représente en ordre de grandeur le nombre des morts de l’atroce guerre civile d’Espagne dans les années trente… Sans exagérer, on pourra dire que les Algériens se sont sentis installés dans le malheur, que s’est déve­loppée une culture du malheur tenant pour acquis que les Algériens étaient consti­tués par la souffrance.
Or cela s’est produit dans un contexte de rapports ambivalents avec le domi­nateur: ce pouvoir français qui labourait cruellement le pays et la société, qui installait les normes d’un îlot capitaliste, qui instal­lait la discrimination raciste comme norme ordinaire de pouvoir, fut aussi, comme on l’a déjà suggéré, l’objet d’attirances et de fascinations. Que cela plût ou non, et même à son corps défendant, il était porteur d’une modernité. Au moins jusqu’au printemps 1945, des Algériens ont pu croire au mythe de la « bonne France », bonne France contredite en terrain colonial par des colons passéistes et irresponsables qui trahissaient les principes de 89. La vérité est naturellement moins simple: si Paris n’a jamais voulu vraiment contredire le colonat maître de l’Algérie, ce fut bien parce qu’existait avec lui une profonde entente structurelle au nom du national français, une entente qui était celle, dans son ensemble, de la société politique française, et pas seulement de tel ou tel de ses segments partisans. L’existence d’anticolonialistes n’enlève rien à cette évi­dence. Et même les anticolonialistes déclarés ne mettaient pas que l’anticolonia­lisme sous leurs protestations. Ils y mirent longtemps, d’abord, ou l’antimilitarisme ou l’anticapitalisme.
Pourtant, la France a offert en modèle les principes de 89, diffusés par des instituteurs républicains généralement sincères, mais incapables de démentir la rai­son pour laquelle ils étaient là: le droit du plus fort, la domination d’un peuple par un autre, d’une culture par une autre. Ce qui n’empêcha pas la petite cohorte des Algériens scolarisés à la française d’être fascinés par les principes universels qui leur étaient proposés, et d’y adhérer: ce fut par exemple ce qu’exprima un Farhat ‘Abbâs qui, un temps, dans l’entre-deux-guerres, put se sentir à la fois pleinement un Français et à la fois un Algérien musulman à qui la norme coloniale refusait de devenir fran­çais.
Le problème était que, ce qui fascinait, était dans le même temps proposé par une domination étrangère haïssable. Les rapports avec l’autre, avec le dominateur, devinrent des rapports d’ambivalence dans toute la société, mais peut-être plus profondément et plus tragiquement dans l’élite acculturée à la française qui ne sa­vait plus toujours distinguer qui était l’autre et qui était soi. Pour la masse, le grand hiatus généré par le colonisateur français a été de laisser entrevoir des espoirs en étant incapable de les satisfaire, et surtout de risquer de déconsidérer des valeurs te­nues pour universelles – la liberté, l’égalité, la fraternité – parce qu’elles étaient sans cesse truquées par le dominateur qui en faisait un instrument de séduction, donc de pouvoir. Comme le dit très bien l’historien marocain Abdallah Laroui, « le plus grand méfait de toute colonisation, ce n’est pas d’entraver l’évolution historique, c’est d’obliger le colonisé à la refaire en sens inverse », c’est à dire à reculer, à s’arri­mer au conservatisme parce que la conservation des valeurs ancestrales est le seul point d’appui sur lequel on peut s’accrocher pour se prémunir contre la domination et la pollution opérées par le dominateur étranger.
La société algérienne devint, de ce fait, peut-être à la fois la plus moderne et la plus crispée, sans équivalent, selon l’expression de O. Carlier, de ce point de vue, de Baghdad à Rabat: l’Algérie possède les usines les plus modernes; elle a aussi le code de la famille le plus réactionnaire. La haute technocratie d’État développée à l’époque du président Boumediene a toujours eu comme contrepoids culturel l’in­tégrisme d’État, ce même État qui construisait la cité de l’avenir par l’industrialisa­tion accélérée, dont l’exemple pouvait autoriser de grands espoirs dans la libération du Tiers Monde et qui fit publier pendant dix ans la revue Al Açala (l’authenticité) en faisant de Mouloud Qâsim – célèbre ministre kabyle fondamentaliste – un per­sonnage-clé de la culture du retour aux sources, qui annonça sur bien des points nombre de thèmes du FIS.

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De la période coloniale, l’Algérie a tiré le modèle scolaire – celui de l’école française et celui de l’école arabe réformée –; elle a aussi partiellement tiré le modèle militaire, déjà installé il est vrai dans l’Algérie pré-coloniale où le dey d’Alger était le chef d’une caste militaire. Et les Français instituèrent le service militaire obligatoire en 1912 ; ils commencèrent à prélever la totalité des classes d’âge concernées à partir de 1916; ce qui fait qu’il y eut finalement beaucoup plus d’Algériens à connaître la caserne et l’armée françaises qu’il n’y en eut à connaître cette école française qui était si chichement dispensée à la masse (en 1954, moins d’un enfant algérien sur sept allait à l’école). Cela est à souligner pour une société qui a tant été marquée par le fait militaire.
Mais avec un changement notable par rapport à l’époque ottomane et l’époque coloniale: l’armée, prestigieuse fille de l’Armée de Libération Nationale, s’est donnée pour la garante de l’unité nationale. De même, les officiers formés par le canal des écoles militaires françaises, puis soviétiques, mais aussi algériennes, se sont sentis investis de la charge de chefs communautaires d’une nouvelle généra­tion. Le colonel était père du régiment. Le militant devenu combattant est devenu père du peuple. C’est ce qu’indiquent par exemple les mémoires inédits du dirigeant FLN Lakhdar Ben Tobbal.: le chef glorifie le peuple; il se légitime en lui; il ne peut pas se permettre, sur le terrain du maquis, de tout faire; il peut être exemplaire, comme l’ont été dans le Constantinois Mourad Didouche et Youssef Zighout. Il peut aussi, dans son état-major, se livrer à des abus de pouvoir. Il aspire à prendre le pouvoir dans la paix des bases arrière de Tunisie, d’Egypte ou du Maroc. Et de fait l’État-major général prend le pouvoir en 1962, d’abord par la courte médiation de Ben Bella; puis l’ar­mée s’en empare plus directement à partir de juin 1965.
Conclusion
L’épilogue, c’est le pouvoir militaire, avec, durant quatre décennies, un paravent et un fusible: la couverture bureaucratique du parti unique. A l’État redistributeur crédible des années 70, à la fierté nationale et au prestige dans le Tiers-Monde, succédèrent l’évidence des gaspillages et des erreurs d’investissement, l’échec du tout industriel, l’échec d’une technocratie trouvant difficilement dans la société les répondants que sa politique attendait, la mise en évidence d’un pouvoir reposant sur des clans se si­tuant au-dessus de la société et s’en nourrissant, succèdent la crise mondiale, l’ac­cumulation de la dette et l’explosion de 1988… La suite est dans toutes les mé­moires.
Dans l’histoire officielle algérienne, quelques toilettages mineurs ont bien été faits : on nomme désormais Messali Hadj, Ahmed Ben Bella et Hocine Aït Ahmed dans les manuels scolaires, ce qui est déjà une révolution : jusqu’à la fin du XXe siècle, ces porte-parole du nationalisme algérien avaient été disqualifiés parce que leur itinéraire n’avait pas épousé celui des maîtres de l’appareil régnant qui s’étaient emparé de la direction du pays. Il existe nombre d’historiens algériens de valeur. Mais force est de reconnaître que les plus valeureux écrivent depuis le nord de la Méditerranée, et qu’ils sont en grande partie installés à l’étranger : Abd El Hadi Ben Mansour, Lemnouar Merouche, Mohammed Harbi travaillent en France ; et pour la nouvelle génération, Amar Mohand Amer travaille en France, Rachid Ouaïssa travaille en Allemagne, Ryme Sefdjereli travaille au Canada… Il faut cependant reconnaître l’éclosion récente de nouveaux historiens algériens qui, contre vents et marées, travaillent et s’expriment en Algérie. Il reste que le poids de l’histoire officielle reste écrasant : le peuple algérien est largement un peuple qui ignore son histoire. Cela est propice à tous les échappatoires dans le fantasmatique : dans une histoire idéologique, dont la version islamiste et/ou européocentrée constitue une thérapie face à l’histoire apprise à l’école. Mais une thérapie qui n’est bien souvent pas mieux construite et pas davantage historienne.
Dans l’Algérie actuelle, existe une sédimentation où se mêlent les couches d’inconscient et de conscient construites par l’histoire qui s’est faite. L’Algérie a un passé riche et elle en a une perception ambivalente. Elle ressemble en cela à toutes les sociétés humaines. Spécifiquement, ce poids du passé a peut-être accusé les contrastes entre la dévalorisation de soi-même et l’autovalorisation. De ce point de vue, l’Algérie ressemble à la France, persuadée d’être la première nation du monde, sachant bien que ce n’est pas vrai et nourrissant des sentiments à la fois mêlés d’in­fériorité et de supériorité patents à l’égard des autres – l’Allemagne notamment. La France, comme toute l’Europe, a payé le prix fort de son passé sanglant pour être aujourd’hui dans une paix (à vrai dire précaire et menacée par la dégradation so­ciale interne et la crise de son système de valeurs). Le prix sanglant, ce fut dans les siècles derniers deux siècles de guerres religieuses, de guerres monarchiques, de guerres révolutionnaires, de guerres nationales. L’Algérie a connu pendant les « années de feu » une violence centrée contre elle-même.
Le passé permet d’expliquer le présent mais il n’en est pas maître. Les déchirements actuels, comme tout, en histoire, nécessitent un dénouement dialectique. L’historien n’est pas prophète. Il peut simplement rap­peler que, en histoire, rien ne se perd et que ce qui se crée n’est jamais ce qui est at­tendu par les hommes.
Gilbert MEYNIER
Professeur émérite à l’Université de Nancy II

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