Le poids du passé et la vision de l’histoire en Algérie
Par Gilbert MEYNIER
Professeur émérite à l’Université de Nancy II
Avant-propos: rapports avec le passé et conflits historiographiques
Partons d’un exemple: comment a été appréhendée et comment est ressentie l’Algérie ottomane qui, faute de mieux, a longtemps constitué le référent d’un État algérien qu’aurait détruit le colonisateur français?
Sur ce point, par un paradoxe qui n’est pas innocent, des historiens colonialistes et des historiens nationalistes ont pu être implicitement d’accord: le modèle de l’État légitime et digne de ce nom ne pouvait pas, pour les nationalistes, être trouvé dans les royaumes berbères, antérieurs à l’époque ottomane: ces derniers étaient vus comme trop entachés de particularismes tribaux et régionaux pour incarner la nation. Le modèle célèbre d’Ibn Khaldûn – diplomate, historien et sociologue écrivant au XIVe siècle – sur les modes de prise du pouvoir et de désaisissement du pouvoir pouvait conforter le mythe de l’inachèvement, voire de l’indignité de ces États.
Un universitaire colonial de l’entre-deux-guerres, Émile-Félix Gautier, de son côté, tirait argument de l’ « anarchie » berbère, puis de l’emprise ottomane, pour conclure que, décidément, les hommes du Maghreb étaient incapables de s’organiser eux-mêmes, et qu’il avaient besoin en permanence d’être organisés par d’autres: les Romains, les Arabes, les Turcs, les Français… Bien sûr, pour lui, les Arabes et les Turcs étaient loin de valoir les Romains et leurs descendants en mythologie coloniale, les Français. D’où l’idée, très coloniale, de « siècles obscurs du Maghreb ». Et cette « anarchie » -que traduit avec plus de force encore peut-être le terme arabe de fawda- fut rejetée avec autant de force par les reconstructeurs de l’histoire nationale.
A vrai dire, les savant colonialistes et les savants nationalistes n’écrivirent pas et n’enseignèrent pas sans se lire mutuellement. Par exemple, un Joseph Desparmet, professeur d’arabe et fin observateur de l’Algérie des années 20 et 30, lisait assidûment toutes les productions des ‘ulamâ’ (la cléricature musulmane réformatrice). Il comprit fort bien que l’œuvre d’éducation entreprise par eux pour donner au peuple une nouvelle culture, rivale en dignité de celle du colonisateur, était en train de constituer la conscience nationale moderne par la fixation de références finalement triomphantes et qui empruntaient aux modèles orientaux acclimatés en Algérie.
Symétriquement, ce que voulurent faire les historiens ‘ulâmâ’ comme Mubarak al-Mili et, plus encore, Ahmed Tawfiq al-Madanî, ce fut de construire un passé ressemblant aux modèles téléologiques de l’histoire de France. Fut ainsi produite une histoire telle que l’avait conçue, pour les enfants et pour les grands, Ernest Lavisse, l’historien officiel de la IIIe République française: toute l’histoire de l’Algérie ne servait qu’à expliquer le cheminement vers l’État national moderne accompli. Une galerie de portraits des grands ancêtres prestigieux – de Jugurtha a l’émir Abd El Kader – répondait en écho à la galerie de portraits des Français -de Vercingétorix à Napoléon. La fierté nationale reconquise répondait aux arrogants modèles narcissiques diffusés par l’école coloniale. Même si l’histoire officielle ainsi conduite faisait des Algériens les frères des Français en traumatisme des origines : Jugurtha avait été emprisonné et étranglé dans une prison romaine 53 ans avant Vercingétorix.
Dans les deux cas, fut produite une histoire idéologique, l’histoire nationaliste algérienne se situant en quelque sorte en symétrique de l’histoire coloniale. Aujourd’hui, certes, les passions n’ont pas disparu. On continue encore à entretenir des stéréotypes et à divulguer des délires des deux côtés mais il existe beaucoup plus qu’il y a seulement dix ans une communauté scientifique par-delà la Méditerranée, communauté qui n’est plus toujours empoisonnée par les défiances et les malentendus qui marquaient naguère encore la production historique.
Une nouvelle génération d’historiens européens est apparue en Europe dans les années cinquante et soixante, à la suite de l’œuvre pionnière de Charles-André Julien qui avait commencé à s’éloigner des modèles coloniaux stéréotypés. La publication d’œuvres iimportantes – par exemple le livre d’André Nouschi, en 1961, sur l’histoire du Constantinois de 1830 à 1919, puis des livres de Charles-Robert Ageron et d’Annie Rey-Goldzeiguer, et en 1974, de l’Allemand Hartmut Elsenhans sur la guerre franco-algérienne de 1954-62 – a fixé une nouvelle légitimité scientifique de l’histoire qui a forcé le respect: le livre d’André Nouschi a été salué par Tawfiq al-Madani comme « la goûte d’eau rafraichissante offerte au voyageur après une longue étape». Actuellement, avec des historiens comme Mohammed Harbi sur l’histoire du FLN, Daho Djerbal sur les mémoires de Lakhdar Ben Tobbal ou Omar Carlier sur l’Etoile Nord-Africaine et le PPA, mais aussi plus récemment Houari Touati sur les lettrés, les saints et les sorciers au XVIIe siècle, la connaissance scientifique du passé de l’Algérie a fait des progrès décisifs.
Introduction
Toute société fait son histoire. Mais l’histoire de toute société pèse sur les conditions de vie de celle-ci, sur ses manières de penser et de ressentir le monde, sur sa culture et son idéologie. L’Algérie n’échappe pas à la règle commune qui vaut pour l’ensemble des sociétés humaines. L’histoire est un enjeu politique qui intéresse au premier chef la construction nationale, la conscience d’identité et la formation des mythes nationaux, c’est à dire la reconstruction des identifications.
Cela est particulièrement vrai dans des sociétés ayant eu à se définir contre un ennemi et sous l’œil de cet ennemi. L’Algérie a été une société longtemps dépendante. Son indépendance ne fut acquise qu’au terme d’une des guerres les plus cruelles que ce que l’on nomme la « décolonisation » ait enregistré. Le poids du passé apparaît d’autant plus contraignant qu’il a fait l’objet d’appropriations coloniales et de ré-appropriations nationales inversées… La sérénité n’est pas facile dans la recherche historique parce que, constamment, l’idéologie se met en travers du chemin..
Mais rendre compte du rapport de la société algérienne avec son passé récent ne suffit pas à rendre compte du présent. Les attitudes humaines sont redevables, certes, à des faits historiques connus et mémorisés. Mais ils sont aussi en relations avec des faits peu connus, voire inconnus, mais qui se sont glissés dans la mémoire inconsciente. Pour les sociétés humaines, comme pour les personnes, ce qui est refoulé a des chances d’être plus prégnant encore que ce qui est dit et publié. On sait qu’il existe des « mémoires-écrans » qui fonctionnent comme si elles voulaient cacher l’indicible, et qui reconstruisent le passé pour servir aux intérêts des luttes politiques récentes et actuelles, et plus largement à l’idéologie nationaliste algérienne, sœur ennemie d’une histoire nationaliste française qui se projetait dans le colonial..
Parler du poids du passé sur l’Algérie d’aujourd’hui revient donc non seulement à fouiller la mémoire proche, mais aussi à tenter d’évaluer le poids du rapport entre présent et passé sur la longue durée: quels rapports avec le passé et quel passé ? En quoi la culture ancestrale des Algériens exprime-t-elle ce rapport inconscient avec la longue durée? Y a-t-il un lien entre leur culture actuelle et, par exemple, le passé de la colonisation romaine, des royaumes berbères ou de l’époque ottomane? En quoi ce lien explique-t-il le regard que les hommes portent sur leur propre société et la manière dont ils y agissent? En quoi le passé de l’Algérie explique-t-il les conceptions que se font les hommes de l’État? Bien sûr, l’analyse doit prendre en compte le poids du passé colonial: ce n’est pas parce que les historiens se surtout focalisés sur lui et qu’on croit tout en savoir qu’il ne faut pas lui donner toute sa place.
Il faut aussi tenir compte de la localisation géographique de l’Algérie: l’Algérie a des voisins, proches ou lointains, qui sont notamment l’Espagne, la France et l’Italie côté nord, et le Proche-Orient côté est, sans négliger le Sahara. Ses relations avec eux dans le passé marquent durablement son devenir historique et l’une des faces de son identité.
Par Gilbert MEYNIER
Professeur émérite à l’Université de Nancy II
Avant-propos: rapports avec le passé et conflits historiographiques
Partons d’un exemple: comment a été appréhendée et comment est ressentie l’Algérie ottomane qui, faute de mieux, a longtemps constitué le référent d’un État algérien qu’aurait détruit le colonisateur français?
Sur ce point, par un paradoxe qui n’est pas innocent, des historiens colonialistes et des historiens nationalistes ont pu être implicitement d’accord: le modèle de l’État légitime et digne de ce nom ne pouvait pas, pour les nationalistes, être trouvé dans les royaumes berbères, antérieurs à l’époque ottomane: ces derniers étaient vus comme trop entachés de particularismes tribaux et régionaux pour incarner la nation. Le modèle célèbre d’Ibn Khaldûn – diplomate, historien et sociologue écrivant au XIVe siècle – sur les modes de prise du pouvoir et de désaisissement du pouvoir pouvait conforter le mythe de l’inachèvement, voire de l’indignité de ces États.
Un universitaire colonial de l’entre-deux-guerres, Émile-Félix Gautier, de son côté, tirait argument de l’ « anarchie » berbère, puis de l’emprise ottomane, pour conclure que, décidément, les hommes du Maghreb étaient incapables de s’organiser eux-mêmes, et qu’il avaient besoin en permanence d’être organisés par d’autres: les Romains, les Arabes, les Turcs, les Français… Bien sûr, pour lui, les Arabes et les Turcs étaient loin de valoir les Romains et leurs descendants en mythologie coloniale, les Français. D’où l’idée, très coloniale, de « siècles obscurs du Maghreb ». Et cette « anarchie » -que traduit avec plus de force encore peut-être le terme arabe de fawda- fut rejetée avec autant de force par les reconstructeurs de l’histoire nationale.
A vrai dire, les savant colonialistes et les savants nationalistes n’écrivirent pas et n’enseignèrent pas sans se lire mutuellement. Par exemple, un Joseph Desparmet, professeur d’arabe et fin observateur de l’Algérie des années 20 et 30, lisait assidûment toutes les productions des ‘ulamâ’ (la cléricature musulmane réformatrice). Il comprit fort bien que l’œuvre d’éducation entreprise par eux pour donner au peuple une nouvelle culture, rivale en dignité de celle du colonisateur, était en train de constituer la conscience nationale moderne par la fixation de références finalement triomphantes et qui empruntaient aux modèles orientaux acclimatés en Algérie.
Symétriquement, ce que voulurent faire les historiens ‘ulâmâ’ comme Mubarak al-Mili et, plus encore, Ahmed Tawfiq al-Madanî, ce fut de construire un passé ressemblant aux modèles téléologiques de l’histoire de France. Fut ainsi produite une histoire telle que l’avait conçue, pour les enfants et pour les grands, Ernest Lavisse, l’historien officiel de la IIIe République française: toute l’histoire de l’Algérie ne servait qu’à expliquer le cheminement vers l’État national moderne accompli. Une galerie de portraits des grands ancêtres prestigieux – de Jugurtha a l’émir Abd El Kader – répondait en écho à la galerie de portraits des Français -de Vercingétorix à Napoléon. La fierté nationale reconquise répondait aux arrogants modèles narcissiques diffusés par l’école coloniale. Même si l’histoire officielle ainsi conduite faisait des Algériens les frères des Français en traumatisme des origines : Jugurtha avait été emprisonné et étranglé dans une prison romaine 53 ans avant Vercingétorix.
Dans les deux cas, fut produite une histoire idéologique, l’histoire nationaliste algérienne se situant en quelque sorte en symétrique de l’histoire coloniale. Aujourd’hui, certes, les passions n’ont pas disparu. On continue encore à entretenir des stéréotypes et à divulguer des délires des deux côtés mais il existe beaucoup plus qu’il y a seulement dix ans une communauté scientifique par-delà la Méditerranée, communauté qui n’est plus toujours empoisonnée par les défiances et les malentendus qui marquaient naguère encore la production historique.
Une nouvelle génération d’historiens européens est apparue en Europe dans les années cinquante et soixante, à la suite de l’œuvre pionnière de Charles-André Julien qui avait commencé à s’éloigner des modèles coloniaux stéréotypés. La publication d’œuvres iimportantes – par exemple le livre d’André Nouschi, en 1961, sur l’histoire du Constantinois de 1830 à 1919, puis des livres de Charles-Robert Ageron et d’Annie Rey-Goldzeiguer, et en 1974, de l’Allemand Hartmut Elsenhans sur la guerre franco-algérienne de 1954-62 – a fixé une nouvelle légitimité scientifique de l’histoire qui a forcé le respect: le livre d’André Nouschi a été salué par Tawfiq al-Madani comme « la goûte d’eau rafraichissante offerte au voyageur après une longue étape». Actuellement, avec des historiens comme Mohammed Harbi sur l’histoire du FLN, Daho Djerbal sur les mémoires de Lakhdar Ben Tobbal ou Omar Carlier sur l’Etoile Nord-Africaine et le PPA, mais aussi plus récemment Houari Touati sur les lettrés, les saints et les sorciers au XVIIe siècle, la connaissance scientifique du passé de l’Algérie a fait des progrès décisifs.
Introduction
Toute société fait son histoire. Mais l’histoire de toute société pèse sur les conditions de vie de celle-ci, sur ses manières de penser et de ressentir le monde, sur sa culture et son idéologie. L’Algérie n’échappe pas à la règle commune qui vaut pour l’ensemble des sociétés humaines. L’histoire est un enjeu politique qui intéresse au premier chef la construction nationale, la conscience d’identité et la formation des mythes nationaux, c’est à dire la reconstruction des identifications.
Cela est particulièrement vrai dans des sociétés ayant eu à se définir contre un ennemi et sous l’œil de cet ennemi. L’Algérie a été une société longtemps dépendante. Son indépendance ne fut acquise qu’au terme d’une des guerres les plus cruelles que ce que l’on nomme la « décolonisation » ait enregistré. Le poids du passé apparaît d’autant plus contraignant qu’il a fait l’objet d’appropriations coloniales et de ré-appropriations nationales inversées… La sérénité n’est pas facile dans la recherche historique parce que, constamment, l’idéologie se met en travers du chemin..
Mais rendre compte du rapport de la société algérienne avec son passé récent ne suffit pas à rendre compte du présent. Les attitudes humaines sont redevables, certes, à des faits historiques connus et mémorisés. Mais ils sont aussi en relations avec des faits peu connus, voire inconnus, mais qui se sont glissés dans la mémoire inconsciente. Pour les sociétés humaines, comme pour les personnes, ce qui est refoulé a des chances d’être plus prégnant encore que ce qui est dit et publié. On sait qu’il existe des « mémoires-écrans » qui fonctionnent comme si elles voulaient cacher l’indicible, et qui reconstruisent le passé pour servir aux intérêts des luttes politiques récentes et actuelles, et plus largement à l’idéologie nationaliste algérienne, sœur ennemie d’une histoire nationaliste française qui se projetait dans le colonial..
Parler du poids du passé sur l’Algérie d’aujourd’hui revient donc non seulement à fouiller la mémoire proche, mais aussi à tenter d’évaluer le poids du rapport entre présent et passé sur la longue durée: quels rapports avec le passé et quel passé ? En quoi la culture ancestrale des Algériens exprime-t-elle ce rapport inconscient avec la longue durée? Y a-t-il un lien entre leur culture actuelle et, par exemple, le passé de la colonisation romaine, des royaumes berbères ou de l’époque ottomane? En quoi ce lien explique-t-il le regard que les hommes portent sur leur propre société et la manière dont ils y agissent? En quoi le passé de l’Algérie explique-t-il les conceptions que se font les hommes de l’État? Bien sûr, l’analyse doit prendre en compte le poids du passé colonial: ce n’est pas parce que les historiens se surtout focalisés sur lui et qu’on croit tout en savoir qu’il ne faut pas lui donner toute sa place.
Il faut aussi tenir compte de la localisation géographique de l’Algérie: l’Algérie a des voisins, proches ou lointains, qui sont notamment l’Espagne, la France et l’Italie côté nord, et le Proche-Orient côté est, sans négliger le Sahara. Ses relations avec eux dans le passé marquent durablement son devenir historique et l’une des faces de son identité.
Dernière édition par Admin le Jeu 4 Sep - 17:07, édité 1 fois