L’auteur propose une réflexion de sociologie religieuse et historique de la Kabylie du xviiie siècle à nos jours à partir d’un document original, une épître : la Risâla d’Ibnou Zakrî rédigée en 1903 par un imâm1 de la grande mosquée d’Alger. Formé dans une zâwiya et clerc au service d’un pouvoir colonial, Ibnou Zakrî a fait partie de ce mouvement de penseurs cléricaux pré-réformistes, soucieux d’apporter des solutions pratiques et concrètes à une situation sociale et religieuse en crise.
L’épître d’Ibnou Zakrî est fort intéressante à plus d’un titre : d’une part, parce qu’elle établit un état des lieux de la situation politique et religieuse de la Kabylie du xixe siècle2 et d’autre part parce qu’elle est rédigée par un musulman non arabe qui, de surcroît, est un clerc officiel. On reviendra plus tard sur la façon dont la berbérité du clerc est exprimée et assumée. La pensée d’Ibnou Zakrî est marquée par deux éléments fondamentaux : la décadence de la société kabyle, notamment celle de ses mœurs, de ses traditions et de ses institutions, et celle d’une élite qui n’arrive pas à émerger ou ne souhaite pas être représentative. Cette Risâla3 s’adresse à deux publics qu’elle souhaite réconcilier : celui constitué par les autorités coloniales et le public kabyle.
“ La Risâla d’Ibnou Zakrî est de bout en bout une œuvre de conciliation, d’adaptation, de compromis et de réforme, c’est-à-dire la réponse à cette situation douloureuse d’un auteur marqué par sa condition ethnique de kabyle (zawawi) et contraint par sa position politique de clerc musulman officiel à produire une réflexion, à vrai dire une leçon de réformisme ” (p. 33).
Si la Risâla vise à réformer la société kabyle en y apportant des réponses concrètes, elle ne remet pas du tout en cause le cadre colonial français.
Avec la lettre d’Ibnou Zakrî et l’analyse qu’en fait l’auteur, nous sommes loin des représentations traditionnelles de l’islam kabyle qui, dès la fin du xixe siècle, abondent dans la surenchère d’un islam “ laïc ” ou alors dans celle d’un islam obscurantiste pétri de superstitions et de croyances craintives. Elle démontre qu’il existait en Kabylie des maîtres religieux reconnus par leur savoir religieux, scriptuaire et spécialisé4. C’est une Kabylie des sciences religieuses, des lettrés qui émerge et qui nous est présentée dans cet ouvrage qui conjugue plusieurs méthodes disciplinaires : l’histoire, la sociologie et la biographie. C’est une autre Kabylie, loin des clichés et poncifs habituels5, où l’islam est au centre de la réalité sociale. Cette présentation est à l’opposédes tableaux traditionnels de la société kabyle constituée de saints marabouts et d’amusnawen uniques dépositaires du savoir religieux et réputés et craints pour leurs pouvoirs magiques.
La Risâla donne également à la zâwiya kabyle une place déterminante dans la société kabyle (entre 35 et 40 zawâyâ au xixe siècle)6 ; une place à la fois politique, sociale et religieuse, encore plus importante, selon l’auteur, que celle généralement attribuée à la tajma‘at7 considérée comme la seule institution villageoise fédératrice reconnue aux Kabyles8. La zâwiya présentée comme La Mecque des Kabyles, mais qui, selon l’auteur, a fait l’objet d’un double anti-cléricalisme : celui des ulémas traditionnels et celui des agents de pouvoir de la Troisième République. L’auteur n’accorde pas à la tajma‘at l’importance qu’elle revêt dans les productions postérieures à Ibnou Zakrî.
Il démontre d’ailleurs tout au long de sa thèse pourquoi la zâwiya a connu autant de vicissitudes et d’illégitimité notamment avec la politique coloniale française (et le traumatisme de la répression de 1871) pour que les sciences sociales n’en retiennent qu’une institution obscurantiste, malheureuse et oubliée.
Le ton est donné : il s’agit, au cœur de la démonstration, de présenter l’islamité des Kabyles et d’analyser la façon dont elle s’est manifestée dans la société, dans ses rapports avec les mouvements religieux maghrébins et moyen-orientaux et avec le pouvoir colonial. L’analyse est stimulante car elle permet de comprendre pourquoi les Berbères ont été toujours été perçus comme des islamisés et non comme des musulmans. Un prisme renforcé par le mythe kabyle que l’auteur présente comme
“ une mythologie scientifique et politique qui a été et est toujours, l’inconscient de cette absence de la science, des idées et des mouvements religieux qui ont traversé la Kabylie depuis le xixe siècle ” (p. 301).
L’ouvrage est divisé en trois parties. Dans une longue introduction, l’auteur retrace son propre parcours universitaire et intellectuel avec, en arrière-plan, un panorama de la production des sciences sociales sur le champs d’études berbères par les Algériens et les chercheurs étrangers. Ce passage est fort intéressant dans la mesure où l’auteur s’interroge sur les méthodes sociologiques qui l’ont formé et reprend à son compte les conseils de Bourdieu, à savoir faire la sociologie de la sociologie que l’on pratique : il se met ainsi volontairement en scène, dans une position intellectuelle qui s’expose mais témoigne de son souci d’honnêteté ; car être l’acteur et l’observateur d’une société en mouvement est une entreprise courageuse et périlleuse. L’ouvrage est entièrement marqué, à la fois, par la distance froide que l’auteur réserve à son objet d’études et par la sensibilité avec laquelle il aborde son terrain. L’acuité de l’analyse, le ton incisif et l’écriture nerveuse rendent la lecture passionnante et loin des représentations et des poncifs qui demeurent dans l’historiographie classique. Une façon de prendre à rebrousse-poil les idées qui dominent dans ce champs produites par les sciences sociales et accentuées par les Kabyles eux-mêmes.
La première partie est consacrée à l’histoire et à l’implantation des zawâyâ en Kabylie des xviiie et xixe siècles ; cette approche historique et sociologique se fait à partir d’itinéraires biographiques de chioukh kabyles et de leur influence dans les zawâyâ jusqu’à l’insurrection de 1871. Ces parcours de vie sont débarrassés de tous les aspects légendaires et mythiques attribués traditionnellement aux saints maraboutiques9 ; des personnages vénérés comme Sidi Abderahmane, cheikh Mohamad Ben Alla et Sidi Ali Mussa. Dans ce paysage religieux des xviiie et xixe siècles, on rencontre des maîtres religieux connus comme spécialistes en fiqh (droit musulman) et en naÌw (grammaire arabe) qui, au passage, accordent leur prestige aux confréries religieuses de la Khalwatiya et de la Rahmania. L’auteur montre les contrastes qui existent entre la Haute-Kabylie montagneuse où la zâwiya est quasi-absente et la Basse-Kabylie qui est une pépinière de lieux saints et de mausolées. Dans cette région de forte religiosité, l’auteur avance l’hypothèse suivante :
“ tout porte à croire que, sans la colonisation française, la Kabylie aurait probablement cheminé vers une principauté confrérique par imitation et concurrence avec les deux beylicats d’Alger et de Constantine qui l’enserraient ” (p. 73).
L’épître d’Ibnou Zakrî est fort intéressante à plus d’un titre : d’une part, parce qu’elle établit un état des lieux de la situation politique et religieuse de la Kabylie du xixe siècle2 et d’autre part parce qu’elle est rédigée par un musulman non arabe qui, de surcroît, est un clerc officiel. On reviendra plus tard sur la façon dont la berbérité du clerc est exprimée et assumée. La pensée d’Ibnou Zakrî est marquée par deux éléments fondamentaux : la décadence de la société kabyle, notamment celle de ses mœurs, de ses traditions et de ses institutions, et celle d’une élite qui n’arrive pas à émerger ou ne souhaite pas être représentative. Cette Risâla3 s’adresse à deux publics qu’elle souhaite réconcilier : celui constitué par les autorités coloniales et le public kabyle.
“ La Risâla d’Ibnou Zakrî est de bout en bout une œuvre de conciliation, d’adaptation, de compromis et de réforme, c’est-à-dire la réponse à cette situation douloureuse d’un auteur marqué par sa condition ethnique de kabyle (zawawi) et contraint par sa position politique de clerc musulman officiel à produire une réflexion, à vrai dire une leçon de réformisme ” (p. 33).
Si la Risâla vise à réformer la société kabyle en y apportant des réponses concrètes, elle ne remet pas du tout en cause le cadre colonial français.
Avec la lettre d’Ibnou Zakrî et l’analyse qu’en fait l’auteur, nous sommes loin des représentations traditionnelles de l’islam kabyle qui, dès la fin du xixe siècle, abondent dans la surenchère d’un islam “ laïc ” ou alors dans celle d’un islam obscurantiste pétri de superstitions et de croyances craintives. Elle démontre qu’il existait en Kabylie des maîtres religieux reconnus par leur savoir religieux, scriptuaire et spécialisé4. C’est une Kabylie des sciences religieuses, des lettrés qui émerge et qui nous est présentée dans cet ouvrage qui conjugue plusieurs méthodes disciplinaires : l’histoire, la sociologie et la biographie. C’est une autre Kabylie, loin des clichés et poncifs habituels5, où l’islam est au centre de la réalité sociale. Cette présentation est à l’opposédes tableaux traditionnels de la société kabyle constituée de saints marabouts et d’amusnawen uniques dépositaires du savoir religieux et réputés et craints pour leurs pouvoirs magiques.
La Risâla donne également à la zâwiya kabyle une place déterminante dans la société kabyle (entre 35 et 40 zawâyâ au xixe siècle)6 ; une place à la fois politique, sociale et religieuse, encore plus importante, selon l’auteur, que celle généralement attribuée à la tajma‘at7 considérée comme la seule institution villageoise fédératrice reconnue aux Kabyles8. La zâwiya présentée comme La Mecque des Kabyles, mais qui, selon l’auteur, a fait l’objet d’un double anti-cléricalisme : celui des ulémas traditionnels et celui des agents de pouvoir de la Troisième République. L’auteur n’accorde pas à la tajma‘at l’importance qu’elle revêt dans les productions postérieures à Ibnou Zakrî.
Il démontre d’ailleurs tout au long de sa thèse pourquoi la zâwiya a connu autant de vicissitudes et d’illégitimité notamment avec la politique coloniale française (et le traumatisme de la répression de 1871) pour que les sciences sociales n’en retiennent qu’une institution obscurantiste, malheureuse et oubliée.
Le ton est donné : il s’agit, au cœur de la démonstration, de présenter l’islamité des Kabyles et d’analyser la façon dont elle s’est manifestée dans la société, dans ses rapports avec les mouvements religieux maghrébins et moyen-orientaux et avec le pouvoir colonial. L’analyse est stimulante car elle permet de comprendre pourquoi les Berbères ont été toujours été perçus comme des islamisés et non comme des musulmans. Un prisme renforcé par le mythe kabyle que l’auteur présente comme
“ une mythologie scientifique et politique qui a été et est toujours, l’inconscient de cette absence de la science, des idées et des mouvements religieux qui ont traversé la Kabylie depuis le xixe siècle ” (p. 301).
L’ouvrage est divisé en trois parties. Dans une longue introduction, l’auteur retrace son propre parcours universitaire et intellectuel avec, en arrière-plan, un panorama de la production des sciences sociales sur le champs d’études berbères par les Algériens et les chercheurs étrangers. Ce passage est fort intéressant dans la mesure où l’auteur s’interroge sur les méthodes sociologiques qui l’ont formé et reprend à son compte les conseils de Bourdieu, à savoir faire la sociologie de la sociologie que l’on pratique : il se met ainsi volontairement en scène, dans une position intellectuelle qui s’expose mais témoigne de son souci d’honnêteté ; car être l’acteur et l’observateur d’une société en mouvement est une entreprise courageuse et périlleuse. L’ouvrage est entièrement marqué, à la fois, par la distance froide que l’auteur réserve à son objet d’études et par la sensibilité avec laquelle il aborde son terrain. L’acuité de l’analyse, le ton incisif et l’écriture nerveuse rendent la lecture passionnante et loin des représentations et des poncifs qui demeurent dans l’historiographie classique. Une façon de prendre à rebrousse-poil les idées qui dominent dans ce champs produites par les sciences sociales et accentuées par les Kabyles eux-mêmes.
La première partie est consacrée à l’histoire et à l’implantation des zawâyâ en Kabylie des xviiie et xixe siècles ; cette approche historique et sociologique se fait à partir d’itinéraires biographiques de chioukh kabyles et de leur influence dans les zawâyâ jusqu’à l’insurrection de 1871. Ces parcours de vie sont débarrassés de tous les aspects légendaires et mythiques attribués traditionnellement aux saints maraboutiques9 ; des personnages vénérés comme Sidi Abderahmane, cheikh Mohamad Ben Alla et Sidi Ali Mussa. Dans ce paysage religieux des xviiie et xixe siècles, on rencontre des maîtres religieux connus comme spécialistes en fiqh (droit musulman) et en naÌw (grammaire arabe) qui, au passage, accordent leur prestige aux confréries religieuses de la Khalwatiya et de la Rahmania. L’auteur montre les contrastes qui existent entre la Haute-Kabylie montagneuse où la zâwiya est quasi-absente et la Basse-Kabylie qui est une pépinière de lieux saints et de mausolées. Dans cette région de forte religiosité, l’auteur avance l’hypothèse suivante :
“ tout porte à croire que, sans la colonisation française, la Kabylie aurait probablement cheminé vers une principauté confrérique par imitation et concurrence avec les deux beylicats d’Alger et de Constantine qui l’enserraient ” (p. 73).