Comment Israël expulsa les Palestiniens (1947-1949)
Il y a soixante ans, presque jour pour jour, l’Assemblée générale des Nations unies décidait, à la majorité requise des deux tiers, de partager la Palestine en un État juif et un État arabe, plus une zone sous « régime international particulier » pour Jérusalem et les Lieux saints.
Un an et demi plus tard, c’est à un tout autre partage qu’a abouti la guerre de 1948 : Israël a vu le jour et augmenté d’un tiers son territoire, annexant une partie de l’État palestinien, mort né, dont le reste est passé aux mains de la Jordanie et de l’Égypte. Et surtout plusieurs centaines de milliers de Palestiniens, qui vivaient sur les territoires finalement occupés par Israël, ont dû quitter leurs foyers.
C’est sur ce dernier point que, depuis soixante ans, une intense bataille de propagande oppose deux versions des événements :
Pour les historiens palestiniens et arabes, il s’agit d’une expulsion. La majorité de ces 700 000 à 900 000 réfugiés ont été contraints au départ, au cours des affrontements judéo-palestiniens, puis de la guerre israélo-arabe, dans le cadre d’un plan politico-militaire jalonné de nombreux massacres. C’est notamment la thèse défendue, dès 1961, par Walid Khalidi, dans son essai « Plan Dalet : Master Plan for the Conquest of Palestine » (1), et, plus récemment, par Elias Sanbar dans Palestine 1948. L’Expulsion (2).
Selon l’historiographie israélienne traditionnelle, au contraire, les réfugiés - 500 000 au maximum - seraient partis volontairement, répondant aux appels des dirigeants arabes qui leur auraient promis un retour rapide après la victoire. Non seulement les responsables juifs n’auraient pas planifié d’éviction, mais les rares massacres à déplorer - en premier lieu celui de Deir Yassine, le 9 avril 1948 - auraient été le fait des troupes extrémistes affiliées à l’Irgoun de Menahem Begin et au Lehi d’Itzhak Shamir.
Dès les années 1950, quelques personnalités israéliennes, liées notamment au Parti communiste, contestaient cette thèse. Depuis la seconde moitié des années 80, elles ont été rejointes dans leur critique par un certain nombre de journalistes et de chercheurs : Simha Flapan, Tom Segev, Avi Schlaïm, Ilan Pappé et Benny Morris - c’est ce dernier, avec The Birth of the Palestinian Refugee Problem, qui a donné le signal du scandale et inventé l’expression « nouveaux historiens (3) ». Au point de s’attirer les remontrances plus ou moins acerbes d’historiens plus ou moins orthodoxes (4) qui s’efforcent de faire barrage à cette « révision » de l’histoire d’Israël.
Curieusement, pendant plus de dix ans, aucun ouvrage des « nouveaux historiens » consacré à l’analyse de ces événements - les premiers datent pourtant de 1987 - n’a été traduit en français. Comment accepter qu’une contribution aussi importante à des événements fondateurs du Proche-Orient contemporain, disponible en anglais et en hébreu, reste inaccessible au public francophone ? C’est pourquoi, en 1998, j’ai écrit, avec Joseph Algazy, un livre de synthèse de leurs travaux, qui vient d’être republié, dans une version actualisée et augmentée, Comment Israël expulsa les Palestiniens (1947-1949). L’écho de la première édition a sans doute contribué, comme je l’espérais, à débloquer la situation : le fait est que, depuis 1998, Benny Morris, Ilan Pappé, Tom Segev, Avi Shlaïm ont vu six de leurs livres traitant entièrement ou notamment de la guerre de 1948 publiés en français (5).
Ce retard dans la publication en français des travaux des « nouveaux historiens » n’aide pas à comprendre comment cette école s’est développée. En réalité, deux phénomènes se sont conjugués pour inciter ces chercheurs à se pencher sur les origines de l’État d’Israël et du problème des réfugiés palestiniens :
le premier, c’est bien sûr l’ouverture, à partir de 1978, des archives israéliennes concernant cette période : les chercheurs y puisent l’essentiel de leurs sources. Or, comme le note à juste titre l’historien palestinien Nur Masalha, « l’histoire et l’historiographie ne devraient pas nécessairement être écrites, exclusivement ou essentiellement, par les vainqueurs (6) » ;
mais la plongée dans les archives israéliennes - ainsi qu’américaines et britanniques - n’aurait pas été si fructueuse si les années suivant leur ouverture n’avaient pas été marquées par la guerre du Liban et le déclenchement de la première Intifada. Bref, les « nouveaux historiens » mettent à jour l’origine du problème palestinien alors même que celui-ci revient au premier plan et appelle des solutions nouvelles.
Encore une précision, avant d’entrer dans le vif du sujet : ces chercheurs ne constituent pas un groupe homogène, ni sur le plan méthodologique ni au niveau idéologique. Pour tenter d’éviter le débat sur le fond, certains polémistes - comme Pierre-André Taguieff - ont pensé pouvoir balayer leurs travaux en les qualifiants d’« intellectuels d’extrême gauche ». Absurde : ce qui frappe au contraire, c’est la diversité de leurs opinions politiques et, plus important encore, de leur positionnement par rapport au sionisme. L’enquête que Sébastien Boussois a menée en Israël, pour la postface de mon livre, auprès des « nouveaux historiens » comme de leurs adversaires le démontre clairement.
De tous les historiens de cette école, seul Ilan Pappé se définit comme « antisioniste ». Tous les autres s’affirment sionistes, à des degrés divers. Et, comme chacun sait, leur pionnier, Benny Morris, a connu une évolution politique qui l’a amené, après l’échec du sommet de Camp David de juillet 2000, à soutenir de plus en plus nettement la politique menée par Ariel Sharon. Dans une retentissante interview au quotidien Haaretz, le 8 janvier 2004, il est allé jusqu’à défendre l’épuration ethnique : « Il y a des circonstances dans l’histoire qui justifient le nettoyage ethnique », déclarait-il. Et de poursuivre : « Je sais que ce terme est complètement négatif dans le discours du XXIe siècle, mais, quand le choix est entre le nettoyage ethnique et le génocide - l’annihilation de votre population - je préfère le nettoyage ethnique (...) C’était la situation. C’était ce que le sionisme affrontait. Un État Juif n’aurait pas pu être créé sans déraciner 700 000 Palestiniens. Par conséquent il était nécessaire de les déraciner.(7). » Curieux gauchiste !
Cette dérive du citoyen Benny Morris n’a pas pour autant amené l’historien Benny Morris à renier les résultats de vint années de recherches. Au contraire : ses recherches, depuis vingt ans, ont approfondi la rupture majeure qu’avait marquée, en 1987, la parution de The Birth of the Palestinian Refugee Problem. C’est en effet à Benny Morris et à son premier livre qu’on doit les révélations les plus novatrices sur la période 1947-1949.
Synthétiser en quelques minutes des années de recherches historiques est une impossible gageure. Disons, pour schématiser, que les « nouveaux historiens » ébranlent en particulier trois mythes de l’historiographie traditionnelle :
Le premier, c’est la menace mortelle qui aurait pesé sur Israël à l’époque. Comme l’écrit Benny Morris dans 1948 and After, « la carte qui montre un minuscule Israël et un environnement arabe géant ne reflétait pas - et, jusqu’ici, ne reflète toujours pas - avec exactitude le véritable rapport des forces militaires dans la région (8) » :
Contrairement à la légende dépeignant un frêle État juif à peine né et déjà confronté aux redoutables armées d’un puissant monde arabe, les « nouveaux historiens » confirment la supériorité croissante des forces israéliennes (en effectifs, armement, entraînement, coordination, motivation...) à la seule exception - peut-être - de la courte période qui va du 15 mai au 11 juin 1948.
A quoi s’ajoutent, pour Israël, l’appui politique des États-Unis (en tout cas de leur présidence) et le soutien diplomatique et militaire de l’URSS - à l’époque, même lorsque la répression s’abattra sur les juifs soviétiques, le Kremlin continuera de livrer des armes à Israël et de le défendre inconditionnellement à l’ONU.
Dernier élément, décisif, étudié par Avi Shlaïm dans Collusion across the Jordan : l’accord tacite passé le 17 novembre 1947 (douze jours avant le plan de partage des Nations unies) par Golda Meïr avec le roi Abdallah de Transjordanie. Il constitue une garantie stratégique majeure pour Israël : la Légion arabe, seule armée arabe digne ce nom, s’engageait à ne pas franchir les frontières du territoire alloué à l’État juif en échange de la possibilité d’annexer celui prévu pour l’État arabe. Assuré, dès février 1948, du feu vert explicite du secrétaire au Foreign Office, Ernest Bevin, ce plan sera effectivement mis en œuvre : si la Légion arabe participe à la guerre à partir du 15 mai 1948, elle ne pénètre jamais en territoire israélien et ne prend jamais l’initiative d’une bataille d’envergure contre Tsahal - sauf à Jérusalem, exclue de l’accord. D’ailleurs, le schéma du 17 novembre 1947 se substituera bel et bien, à la fin des hostilités, au plan partage du 29 : la Jordanie occupera et annexera la partie arabe de la Palestine, moins les zones conquises par Israël (qui a augmenté sa superficie d’un tiers) et la bande de Gaza occupée par l’Égypte...
Le deuxième mythe concerne la volonté de paix qu’aurait manifestée Israël au lendemain de la guerre. Organisée par la Commission de conciliation sur la Palestine sur décision de l’Assemblée générale des Nations unies du 11 décembre 1948 - celle qui affirme le droit au retour ou à une compensation des réfugiés -, la conférence de Lausanne a notamment été étudiée par Avi Shlaïm, dans le livre déjà cité, et par Ilan Pappé dans The Making of the Arab-Israeli Conflict. Leurs conclusions contredisent largement la thèse traditionnelle.
Les archives montrent en effet qu’Israël est venu à Lausanne uniquement pour complaire aux Américains et aux Européens afin d’obtenir ainsi son admission aux Nations unies. A cette fin, Tel Aviv ratifiera, le 12 mai 1949, un protocole réaffirmant à la fois le plan de partage - jusque-là refusé par les États arabes - et le droit au retour des réfugiés. Mais il reniera aussitôt sa signature : comme l’écrit un mois plus tard Walter Eytan, codirecteur général du ministère israélien des Affaires étrangères, « mon principal objectif était de commencer à saper le protocole du 12 mai, que nous avions été contraints de signer dans le cadre de notre bataille pour être admis aux Nations unies (9). » De fait, Lausanne finira dans l’impasse. Et Eliahou Sasson, le chef de la délégation israélienne, confiera : « Le facteur qui bloque, c’est aujourd’hui Israël. Par sa position et ses demandes actuelles, Israël rend la seconde partie de la Palestine inutilisable pour tout projet, sauf un - son annexion par un des États voisins, en l’occurrence la Transjordanie (10). »
La meilleure preuve de la mauvaise volonté israélienne, c’est la manière dont David Ben Gourion rejette l’offre incroyable du nouveau président syrien, Husni Zaïm, qui propose non seulement de faire la paix avec Israël, mais aussi d’accueillir 200 000 à 300 000 réfugiés palestiniens. Le temps que Tel Aviv prenne conscience de l’intérêt de la suggestion, il est trop tard : Zaïm est renversé par un coup d’État militaire...
Bref, conclut Ilan Pappé, « contrairement aux opinions de nombreux historiens et au mythe israélien concernant la guerre de 1948, il y avait bien des leaders arabes qui recherchaient la paix avec le nouvel État juif au milieu d’eux, et certains d’entre eux subirent des rebuffades de la part d’Israël (11) ».
Mais le mythe le plus sérieusement ébranlé concerne l’exode des Palestiniens. Résumons. Benny Morris le montre, les archives réfutent formellement la thèse de l’appel arabe à la fuite. « Il n’existe pas de preuve attestant, écrit-il, que les États arabes et le Haut Comité arabe [HCA, palestinien] souhaitaient un exode de masse ou qu’ils aient publié une directive générale ou des appels invitant les Palestiniens à fuir leurs foyers (même si, dans certaines zones, les habitants de villages spécifiques ont reçu de commandants arabes ou du HCA l’ordre de partir, essentiellement pour des raisons stratégiques) (12). » Quant aux fameuses exhortations qu’auraient diffusées les radios arabes, on sait depuis l’étude systématique, à la fin des années 50, de leurs programmes enregistrés par la BBC qu’il s’agit d’inventions pures et simples (13).
Certes, dans les semaines suivant le plan de partage, il y eut 70 000 à 80 000 départs volontaires, pour l’essentiel de riches propriétaires terriens et des membres de la bourgeoisie urbaine. Mais après ? Le premier bilan dressé par les Services de renseignement de la Hagana, daté du 30 juin 1948, estime à 391 000 le nombre de Palestiniens ayant déjà quitté le territoire alors aux mains d’Israël. « Au moins 55 % du total de l’exode ont été causés par nos opérations », écrivent les experts, qui ajoutent les opérations des dissidents de l’Irgoun et du Lehi « qui ont directement causé environ 15 % de l’émigration ». Avec 2 % attribués aux ordres d’expulsion explicites donnés par les soldats juifs et 1 % à leur guerre psychologique, on arrive ainsi à 73 % de départs directement provoqués par les Israéliens. De surcroît, dans 22 % de cas, le rapport met en cause les « peurs » et la « crise de confiance » répandues dans la population palestinienne. Quant aux appels arabes à la fuite, ils n’entrent en ligne de compte que dans 5 % des cas.... Les objections de l’« orthodoxe » Shabtaï Teveth sur ce document doivent certes nous inciter à être prudents dans son utilisation, mais certainement pas à remettre en cause les grandes lignes de l’analyse.
A partir de la reprise des combats, en juillet 1948, la volonté d’expulsion ne fait plus le moindre doute. Un symbole : l’opération de Lydda et de Ramleh, le 12 juillet 1948. « Expulsez-les ! » a dit David Ben Gourion à Igal Allon et Itzhak Rabin - récit censuré dans les Mémoires de ce dernier, mais publié dans le New York Times (14). De fait, la violente répression (250 morts, dont des prisonniers désarmés) est suivie de l’évacuation forcée, accompagnée d’exécutions sommaires et de pillages, de quelque 70 000 civils palestiniens des deux villes - soit près de 10 % de l’exode total de 1947-1949 ! Des scénarios similaires seront mis en œuvre durant l’été, l’automne et l’hiver du Nord (la Galilée) au Sud (la plaine côtière et le Néguev).
Ces Palestiniens qu’on expulse, on fait en même temps main basse sur leurs biens. L’été 1948 voit se généraliser la politique de destruction des villages arabes, puis, de plus en plus, leur simple restructuration de façon à accueillir rapidement les nouveaux immigrants juifs. La Loi sur les « propriétés abandonnées » - destinée à rendre possible la saisie des biens de toute personne « absente » - « légalise », en décembre 1948, la confiscation. Israël mettra ainsi la main sur 73 000 pièces d’habitation dans des maisons abandonnées, 7 800 boutiques, ateliers et entrepôts, 5 millions de livres palestiniennes sur des comptes en banque et - surtout - 300 000 hectares de terres (15).
Vidal
Il y a soixante ans, presque jour pour jour, l’Assemblée générale des Nations unies décidait, à la majorité requise des deux tiers, de partager la Palestine en un État juif et un État arabe, plus une zone sous « régime international particulier » pour Jérusalem et les Lieux saints.
Un an et demi plus tard, c’est à un tout autre partage qu’a abouti la guerre de 1948 : Israël a vu le jour et augmenté d’un tiers son territoire, annexant une partie de l’État palestinien, mort né, dont le reste est passé aux mains de la Jordanie et de l’Égypte. Et surtout plusieurs centaines de milliers de Palestiniens, qui vivaient sur les territoires finalement occupés par Israël, ont dû quitter leurs foyers.
C’est sur ce dernier point que, depuis soixante ans, une intense bataille de propagande oppose deux versions des événements :
Pour les historiens palestiniens et arabes, il s’agit d’une expulsion. La majorité de ces 700 000 à 900 000 réfugiés ont été contraints au départ, au cours des affrontements judéo-palestiniens, puis de la guerre israélo-arabe, dans le cadre d’un plan politico-militaire jalonné de nombreux massacres. C’est notamment la thèse défendue, dès 1961, par Walid Khalidi, dans son essai « Plan Dalet : Master Plan for the Conquest of Palestine » (1), et, plus récemment, par Elias Sanbar dans Palestine 1948. L’Expulsion (2).
Selon l’historiographie israélienne traditionnelle, au contraire, les réfugiés - 500 000 au maximum - seraient partis volontairement, répondant aux appels des dirigeants arabes qui leur auraient promis un retour rapide après la victoire. Non seulement les responsables juifs n’auraient pas planifié d’éviction, mais les rares massacres à déplorer - en premier lieu celui de Deir Yassine, le 9 avril 1948 - auraient été le fait des troupes extrémistes affiliées à l’Irgoun de Menahem Begin et au Lehi d’Itzhak Shamir.
Dès les années 1950, quelques personnalités israéliennes, liées notamment au Parti communiste, contestaient cette thèse. Depuis la seconde moitié des années 80, elles ont été rejointes dans leur critique par un certain nombre de journalistes et de chercheurs : Simha Flapan, Tom Segev, Avi Schlaïm, Ilan Pappé et Benny Morris - c’est ce dernier, avec The Birth of the Palestinian Refugee Problem, qui a donné le signal du scandale et inventé l’expression « nouveaux historiens (3) ». Au point de s’attirer les remontrances plus ou moins acerbes d’historiens plus ou moins orthodoxes (4) qui s’efforcent de faire barrage à cette « révision » de l’histoire d’Israël.
Curieusement, pendant plus de dix ans, aucun ouvrage des « nouveaux historiens » consacré à l’analyse de ces événements - les premiers datent pourtant de 1987 - n’a été traduit en français. Comment accepter qu’une contribution aussi importante à des événements fondateurs du Proche-Orient contemporain, disponible en anglais et en hébreu, reste inaccessible au public francophone ? C’est pourquoi, en 1998, j’ai écrit, avec Joseph Algazy, un livre de synthèse de leurs travaux, qui vient d’être republié, dans une version actualisée et augmentée, Comment Israël expulsa les Palestiniens (1947-1949). L’écho de la première édition a sans doute contribué, comme je l’espérais, à débloquer la situation : le fait est que, depuis 1998, Benny Morris, Ilan Pappé, Tom Segev, Avi Shlaïm ont vu six de leurs livres traitant entièrement ou notamment de la guerre de 1948 publiés en français (5).
Ce retard dans la publication en français des travaux des « nouveaux historiens » n’aide pas à comprendre comment cette école s’est développée. En réalité, deux phénomènes se sont conjugués pour inciter ces chercheurs à se pencher sur les origines de l’État d’Israël et du problème des réfugiés palestiniens :
le premier, c’est bien sûr l’ouverture, à partir de 1978, des archives israéliennes concernant cette période : les chercheurs y puisent l’essentiel de leurs sources. Or, comme le note à juste titre l’historien palestinien Nur Masalha, « l’histoire et l’historiographie ne devraient pas nécessairement être écrites, exclusivement ou essentiellement, par les vainqueurs (6) » ;
mais la plongée dans les archives israéliennes - ainsi qu’américaines et britanniques - n’aurait pas été si fructueuse si les années suivant leur ouverture n’avaient pas été marquées par la guerre du Liban et le déclenchement de la première Intifada. Bref, les « nouveaux historiens » mettent à jour l’origine du problème palestinien alors même que celui-ci revient au premier plan et appelle des solutions nouvelles.
Encore une précision, avant d’entrer dans le vif du sujet : ces chercheurs ne constituent pas un groupe homogène, ni sur le plan méthodologique ni au niveau idéologique. Pour tenter d’éviter le débat sur le fond, certains polémistes - comme Pierre-André Taguieff - ont pensé pouvoir balayer leurs travaux en les qualifiants d’« intellectuels d’extrême gauche ». Absurde : ce qui frappe au contraire, c’est la diversité de leurs opinions politiques et, plus important encore, de leur positionnement par rapport au sionisme. L’enquête que Sébastien Boussois a menée en Israël, pour la postface de mon livre, auprès des « nouveaux historiens » comme de leurs adversaires le démontre clairement.
De tous les historiens de cette école, seul Ilan Pappé se définit comme « antisioniste ». Tous les autres s’affirment sionistes, à des degrés divers. Et, comme chacun sait, leur pionnier, Benny Morris, a connu une évolution politique qui l’a amené, après l’échec du sommet de Camp David de juillet 2000, à soutenir de plus en plus nettement la politique menée par Ariel Sharon. Dans une retentissante interview au quotidien Haaretz, le 8 janvier 2004, il est allé jusqu’à défendre l’épuration ethnique : « Il y a des circonstances dans l’histoire qui justifient le nettoyage ethnique », déclarait-il. Et de poursuivre : « Je sais que ce terme est complètement négatif dans le discours du XXIe siècle, mais, quand le choix est entre le nettoyage ethnique et le génocide - l’annihilation de votre population - je préfère le nettoyage ethnique (...) C’était la situation. C’était ce que le sionisme affrontait. Un État Juif n’aurait pas pu être créé sans déraciner 700 000 Palestiniens. Par conséquent il était nécessaire de les déraciner.(7). » Curieux gauchiste !
Cette dérive du citoyen Benny Morris n’a pas pour autant amené l’historien Benny Morris à renier les résultats de vint années de recherches. Au contraire : ses recherches, depuis vingt ans, ont approfondi la rupture majeure qu’avait marquée, en 1987, la parution de The Birth of the Palestinian Refugee Problem. C’est en effet à Benny Morris et à son premier livre qu’on doit les révélations les plus novatrices sur la période 1947-1949.
Synthétiser en quelques minutes des années de recherches historiques est une impossible gageure. Disons, pour schématiser, que les « nouveaux historiens » ébranlent en particulier trois mythes de l’historiographie traditionnelle :
Le premier, c’est la menace mortelle qui aurait pesé sur Israël à l’époque. Comme l’écrit Benny Morris dans 1948 and After, « la carte qui montre un minuscule Israël et un environnement arabe géant ne reflétait pas - et, jusqu’ici, ne reflète toujours pas - avec exactitude le véritable rapport des forces militaires dans la région (8) » :
Contrairement à la légende dépeignant un frêle État juif à peine né et déjà confronté aux redoutables armées d’un puissant monde arabe, les « nouveaux historiens » confirment la supériorité croissante des forces israéliennes (en effectifs, armement, entraînement, coordination, motivation...) à la seule exception - peut-être - de la courte période qui va du 15 mai au 11 juin 1948.
A quoi s’ajoutent, pour Israël, l’appui politique des États-Unis (en tout cas de leur présidence) et le soutien diplomatique et militaire de l’URSS - à l’époque, même lorsque la répression s’abattra sur les juifs soviétiques, le Kremlin continuera de livrer des armes à Israël et de le défendre inconditionnellement à l’ONU.
Dernier élément, décisif, étudié par Avi Shlaïm dans Collusion across the Jordan : l’accord tacite passé le 17 novembre 1947 (douze jours avant le plan de partage des Nations unies) par Golda Meïr avec le roi Abdallah de Transjordanie. Il constitue une garantie stratégique majeure pour Israël : la Légion arabe, seule armée arabe digne ce nom, s’engageait à ne pas franchir les frontières du territoire alloué à l’État juif en échange de la possibilité d’annexer celui prévu pour l’État arabe. Assuré, dès février 1948, du feu vert explicite du secrétaire au Foreign Office, Ernest Bevin, ce plan sera effectivement mis en œuvre : si la Légion arabe participe à la guerre à partir du 15 mai 1948, elle ne pénètre jamais en territoire israélien et ne prend jamais l’initiative d’une bataille d’envergure contre Tsahal - sauf à Jérusalem, exclue de l’accord. D’ailleurs, le schéma du 17 novembre 1947 se substituera bel et bien, à la fin des hostilités, au plan partage du 29 : la Jordanie occupera et annexera la partie arabe de la Palestine, moins les zones conquises par Israël (qui a augmenté sa superficie d’un tiers) et la bande de Gaza occupée par l’Égypte...
Le deuxième mythe concerne la volonté de paix qu’aurait manifestée Israël au lendemain de la guerre. Organisée par la Commission de conciliation sur la Palestine sur décision de l’Assemblée générale des Nations unies du 11 décembre 1948 - celle qui affirme le droit au retour ou à une compensation des réfugiés -, la conférence de Lausanne a notamment été étudiée par Avi Shlaïm, dans le livre déjà cité, et par Ilan Pappé dans The Making of the Arab-Israeli Conflict. Leurs conclusions contredisent largement la thèse traditionnelle.
Les archives montrent en effet qu’Israël est venu à Lausanne uniquement pour complaire aux Américains et aux Européens afin d’obtenir ainsi son admission aux Nations unies. A cette fin, Tel Aviv ratifiera, le 12 mai 1949, un protocole réaffirmant à la fois le plan de partage - jusque-là refusé par les États arabes - et le droit au retour des réfugiés. Mais il reniera aussitôt sa signature : comme l’écrit un mois plus tard Walter Eytan, codirecteur général du ministère israélien des Affaires étrangères, « mon principal objectif était de commencer à saper le protocole du 12 mai, que nous avions été contraints de signer dans le cadre de notre bataille pour être admis aux Nations unies (9). » De fait, Lausanne finira dans l’impasse. Et Eliahou Sasson, le chef de la délégation israélienne, confiera : « Le facteur qui bloque, c’est aujourd’hui Israël. Par sa position et ses demandes actuelles, Israël rend la seconde partie de la Palestine inutilisable pour tout projet, sauf un - son annexion par un des États voisins, en l’occurrence la Transjordanie (10). »
La meilleure preuve de la mauvaise volonté israélienne, c’est la manière dont David Ben Gourion rejette l’offre incroyable du nouveau président syrien, Husni Zaïm, qui propose non seulement de faire la paix avec Israël, mais aussi d’accueillir 200 000 à 300 000 réfugiés palestiniens. Le temps que Tel Aviv prenne conscience de l’intérêt de la suggestion, il est trop tard : Zaïm est renversé par un coup d’État militaire...
Bref, conclut Ilan Pappé, « contrairement aux opinions de nombreux historiens et au mythe israélien concernant la guerre de 1948, il y avait bien des leaders arabes qui recherchaient la paix avec le nouvel État juif au milieu d’eux, et certains d’entre eux subirent des rebuffades de la part d’Israël (11) ».
Mais le mythe le plus sérieusement ébranlé concerne l’exode des Palestiniens. Résumons. Benny Morris le montre, les archives réfutent formellement la thèse de l’appel arabe à la fuite. « Il n’existe pas de preuve attestant, écrit-il, que les États arabes et le Haut Comité arabe [HCA, palestinien] souhaitaient un exode de masse ou qu’ils aient publié une directive générale ou des appels invitant les Palestiniens à fuir leurs foyers (même si, dans certaines zones, les habitants de villages spécifiques ont reçu de commandants arabes ou du HCA l’ordre de partir, essentiellement pour des raisons stratégiques) (12). » Quant aux fameuses exhortations qu’auraient diffusées les radios arabes, on sait depuis l’étude systématique, à la fin des années 50, de leurs programmes enregistrés par la BBC qu’il s’agit d’inventions pures et simples (13).
Certes, dans les semaines suivant le plan de partage, il y eut 70 000 à 80 000 départs volontaires, pour l’essentiel de riches propriétaires terriens et des membres de la bourgeoisie urbaine. Mais après ? Le premier bilan dressé par les Services de renseignement de la Hagana, daté du 30 juin 1948, estime à 391 000 le nombre de Palestiniens ayant déjà quitté le territoire alors aux mains d’Israël. « Au moins 55 % du total de l’exode ont été causés par nos opérations », écrivent les experts, qui ajoutent les opérations des dissidents de l’Irgoun et du Lehi « qui ont directement causé environ 15 % de l’émigration ». Avec 2 % attribués aux ordres d’expulsion explicites donnés par les soldats juifs et 1 % à leur guerre psychologique, on arrive ainsi à 73 % de départs directement provoqués par les Israéliens. De surcroît, dans 22 % de cas, le rapport met en cause les « peurs » et la « crise de confiance » répandues dans la population palestinienne. Quant aux appels arabes à la fuite, ils n’entrent en ligne de compte que dans 5 % des cas.... Les objections de l’« orthodoxe » Shabtaï Teveth sur ce document doivent certes nous inciter à être prudents dans son utilisation, mais certainement pas à remettre en cause les grandes lignes de l’analyse.
A partir de la reprise des combats, en juillet 1948, la volonté d’expulsion ne fait plus le moindre doute. Un symbole : l’opération de Lydda et de Ramleh, le 12 juillet 1948. « Expulsez-les ! » a dit David Ben Gourion à Igal Allon et Itzhak Rabin - récit censuré dans les Mémoires de ce dernier, mais publié dans le New York Times (14). De fait, la violente répression (250 morts, dont des prisonniers désarmés) est suivie de l’évacuation forcée, accompagnée d’exécutions sommaires et de pillages, de quelque 70 000 civils palestiniens des deux villes - soit près de 10 % de l’exode total de 1947-1949 ! Des scénarios similaires seront mis en œuvre durant l’été, l’automne et l’hiver du Nord (la Galilée) au Sud (la plaine côtière et le Néguev).
Ces Palestiniens qu’on expulse, on fait en même temps main basse sur leurs biens. L’été 1948 voit se généraliser la politique de destruction des villages arabes, puis, de plus en plus, leur simple restructuration de façon à accueillir rapidement les nouveaux immigrants juifs. La Loi sur les « propriétés abandonnées » - destinée à rendre possible la saisie des biens de toute personne « absente » - « légalise », en décembre 1948, la confiscation. Israël mettra ainsi la main sur 73 000 pièces d’habitation dans des maisons abandonnées, 7 800 boutiques, ateliers et entrepôts, 5 millions de livres palestiniennes sur des comptes en banque et - surtout - 300 000 hectares de terres (15).
Vidal