L’histoire des juifs d’Algérie
Les Juifs étaient parmi les plus anciennes populations d’Afrique du Nord où ils vivaient très probablement déjà à l’époque de Carthage et certainement deux siècles avant notre ère. Si, pendant l’été 1962, à la fin de la guerre d’Algérie, quelque 140 000 Juifs se sont trouvés mêlés aux "rapatriés" arrivant en France, ils avaient une histoire différente de celle des Européens d’Algérie. A l’époque romaine et au début de l’expansion du christianisme, les Juifs du Maghreb étant prosélytes, des tribus berbères s’étaient converties au judaïsme, si bien que les Juifs d’Algérie se définissaient volontiers comme "Juifs berbères". Quand les Arabes étaient arrivés au VII-ème siècle, les Juifs, comme les chrétiens, étaient devenus des dhimmi, c’est-à-dire des membres de communautés protégées, faites de gens du Livre, mais aussi des sujets de seconde zone, puisque le statut du dhimmi était à la fois un statut de protection sans comparaison avec celui, à la même époque, des minorités religieuses de l’Europe chrétienne et un statut inégalitaire. [...]
Avec la conquête de l’Algérie, en 1830, les Juifs algériens, dont quelques-uns connaissaient le français, avaient accueilli assez favorablement l’arrivée des nouveaux arrivants et étaient devenus des sortes d’intermédiaires entre colonisateurs et autochtones. Étant vite entrés en contact avec les représentants des Juifs de France, émancipés depuis la Révolution française, c’est-à-dire devenus des citoyens français relevant individuellement de la loi française au prix de la perte de leur "statut personnel" juif antérieur (juridiction des tribunaux rabbiniques sur les mariages, les divorces et les successions), les Juifs d’Algérie avaient subi leur influence et aspiré à la même condition. La situation des Juifs français, pour qui le domaine religieux relevait dorénavant, comme pour les autres citoyens français, de la vie privée, et qui s’intégraient progressivement (non sans provoquer des réactions racistes à leur égard) dans la société française, leur avait semblé préférable au statut de dhimmi qui leur était en quelque sorte conservé par la France au début de la colonisation. L’administration militaire française avait supprimé peu à peu l’autonomie interne des communautés juives d’Algérie [...] A partir de 1845-1850, les Juifs d’Algérie, soutenus par les libéraux et des notables musulmans, avaient commencé à revendiquer la citoyenneté française. Elle leur avait été accordée d’abord par Napoléon III, par le sénatus-consulte de mars 1870, puis, après la proclamation de la République, par le décret connu sous le nom de décret Crémieux, précisé en octobre 1871 par l’Assemblée nationale.
Tout de suite contesté par l’armée et les Européens de "souche" qui en ont réclamé l’abrogation, ce décret a été la cible d’un antisémitisme extrêmement virulent qui a connu une forte poussée au moment de l’affaire Dreyfus, les suffrages des Européens d’Algérie offrant aux antisémites déclarés, dans les années 1894-1902, leur seule représentation parlementaire. A Oran, en 1895, à la suite d’une campagne déclenchée par un Belge devenu français, Paul Bidaine, un parti antisémite s’est emparé, entre 1896 et 1905, du conseil municipal, soumettant les Juifs à des mesures vexatoires et faisant régner un climat de haine conduisant en mai 1897 à des journées d’émeutes accompagnées de violences et de saccages. A Alger, en 1898, alors que le chef de file des antisémites était un immigré italien, Maximiliano Milano dit " Max Régis ", maire d’Alger et président de la Ligue antijuive, Édouard Drumont était élu député, tandis qu’à Constantine, le maire, Émile Morinaud, licenciait les employés municipaux juifs. Cet antisémitisme avait persisté dans les années précédant la guerre de 14 et repris dans les années 1920 avec les Unions latines sur lesquelles se sont appuyées à Oran les municipalités antisémites du docteur Molle et de Jean Ménudier, puis, dans les années 1930, plus influentes encore que les sections locales des partis d’extrême droite comme le PSF ou le PPF, les Amitiés latines de l’abbé Gabriel Lambert, maire depuis 1933, qui prit ouvertement pour programme à partir de 1937 la lutte contre les Juifs et les communistes. Et tandis qu’Oran subissait la fascination de l’ordre fasciste et même nazi (un de ses quotidiens, Le Petit Oranais, portait la croix gammée dans son titre), Alger était en 1935 la première des villes françaises, avant Paris, pour le nombre d’adhérents au mouvement du colonel de la Rocque, Croix-de-Feu puis PSF après sa dissolution comme "ligue factieuse" par le gouvernement de Paris, dont les militants défilaient en uniforme et au pas cadencé, tout comme ceux de la section algéroise du PPF de Doriot, dirigée par Victor Arrighi, alors qu’à Constantine, le maire Émile Morinaud créait les Amitiés françaises pour "organiser la défense contre les Israélites de Constantine". Plusieurs campagnes se développèrent, alimentées par l’exploitation tapageuse de faits divers.
Quand, le 7 octobre 1940, le gouvernement de Vichy abrogea le décret Crémieux, retirant aux Juifs tous leurs droits à la citoyenneté française et refaisant d’eux des "indigènes" au même titre que les Musulmans, ce n’était pas uniquement le résultat de la politique décidée en métropole mais aussi la conséquence de cet antisémitisme persistant au sein de la société européenne d’Algérie. 12 000 enfants juifs furent expulsés de l’enseignement public primaire, secondaire et professionnel à la rentrée de 1941, le nombre d’enfants écartés se montant à 18 000 l’année suivante. Seize camps, de vocations diverses, souvent gardés par d’anciens légionnaires ouvertement pro-nazis, furent ouverts en Algérie, dont certains regroupaient les soldats juifs algériens de la classe 1939, contraints à des travaux forcés. Les Anglo-Américains, en arrivant en novembre 1942, au prix de lourdes pertes (les autorités françaises d’Algérie leur ayant infligé 1 500 morts, enterrés dans le cimetière qui domine encore Oran), y dénombrèrent au total 2 000 détenus.[...] Ce ne fut que le 20 octobre 1943, soit près d’un an après le débarquement allié en Afrique du Nord - le Service des questions juives d’Alger étant resté ouvert jusqu’en mars 1943 -, que le Comité français de libération nationale accéda à la demande des Juifs d’Algérie de recouvrer leurs droits politiques de citoyens, demande à laquelle les notables musulmans, qui formulaient la même pour tous les Algériens, étaient loin d’être hostiles. Quant aux responsables européens de la répression antijuive, ils ne firent, pour la plupart, l’objet d’aucune poursuite.
La mémoire française a préféré retenir l’idée d’une cohabitation difficile entre les Juifs et les Musulmans d’Algérie, projetant rétrospectivement les conflits venant après la Seconde Guerre mondiale, alors que les incidents furent rares entre ces deux communautés et souvent suscités par des antisémites européens à la recherche de troupes pour commettre des violences.
La dernière étape du processus d’intégration des Juifs d’Algérie à la communauté européenne correspondit à la guerre d’Algérie. En 1956, un appel du FLN les incitait à soutenir le mouvement pour l’indépendance, ce que firent un petit nombre d’entre eux, mais la grande partie était déchirée entre ses racines algériennes et son attachement à la France, où se mêlaient, selon les cas, un attachement au statut de citoyenneté qu’elle leur avait finalement assuré et une nostalgie de la société coloniale, où ils occupaient, malgré tout, pour beaucoup d’entre eux, une situation privilégiée par rapport à la masse de la population. [...] Les Juifs d’Algérie avaient peur que la France ne se soucie que des Français ou des Européens "de souche" et que leur citoyenneté française, rétablie moins de vingt ans plus tôt, ne soit de nouveau remise en cause. A leur demande, les accords d’Évian précisèrent que les Juifs d’Algérie seraient considérés comme européens et la France prit même, en 1961, à la veille de l’indépendance, une mesure donnant la citoyenneté française aux quelques Juifs habitant, hors des limites des départements d’Algérie, les territoires du Sud conquis en 1870, qui n’étaient pas citoyens français et conservaient leur statut personnel.
par Hassan Remaoun et Gilles Manceron
Les Juifs étaient parmi les plus anciennes populations d’Afrique du Nord où ils vivaient très probablement déjà à l’époque de Carthage et certainement deux siècles avant notre ère. Si, pendant l’été 1962, à la fin de la guerre d’Algérie, quelque 140 000 Juifs se sont trouvés mêlés aux "rapatriés" arrivant en France, ils avaient une histoire différente de celle des Européens d’Algérie. A l’époque romaine et au début de l’expansion du christianisme, les Juifs du Maghreb étant prosélytes, des tribus berbères s’étaient converties au judaïsme, si bien que les Juifs d’Algérie se définissaient volontiers comme "Juifs berbères". Quand les Arabes étaient arrivés au VII-ème siècle, les Juifs, comme les chrétiens, étaient devenus des dhimmi, c’est-à-dire des membres de communautés protégées, faites de gens du Livre, mais aussi des sujets de seconde zone, puisque le statut du dhimmi était à la fois un statut de protection sans comparaison avec celui, à la même époque, des minorités religieuses de l’Europe chrétienne et un statut inégalitaire. [...]
Avec la conquête de l’Algérie, en 1830, les Juifs algériens, dont quelques-uns connaissaient le français, avaient accueilli assez favorablement l’arrivée des nouveaux arrivants et étaient devenus des sortes d’intermédiaires entre colonisateurs et autochtones. Étant vite entrés en contact avec les représentants des Juifs de France, émancipés depuis la Révolution française, c’est-à-dire devenus des citoyens français relevant individuellement de la loi française au prix de la perte de leur "statut personnel" juif antérieur (juridiction des tribunaux rabbiniques sur les mariages, les divorces et les successions), les Juifs d’Algérie avaient subi leur influence et aspiré à la même condition. La situation des Juifs français, pour qui le domaine religieux relevait dorénavant, comme pour les autres citoyens français, de la vie privée, et qui s’intégraient progressivement (non sans provoquer des réactions racistes à leur égard) dans la société française, leur avait semblé préférable au statut de dhimmi qui leur était en quelque sorte conservé par la France au début de la colonisation. L’administration militaire française avait supprimé peu à peu l’autonomie interne des communautés juives d’Algérie [...] A partir de 1845-1850, les Juifs d’Algérie, soutenus par les libéraux et des notables musulmans, avaient commencé à revendiquer la citoyenneté française. Elle leur avait été accordée d’abord par Napoléon III, par le sénatus-consulte de mars 1870, puis, après la proclamation de la République, par le décret connu sous le nom de décret Crémieux, précisé en octobre 1871 par l’Assemblée nationale.
Tout de suite contesté par l’armée et les Européens de "souche" qui en ont réclamé l’abrogation, ce décret a été la cible d’un antisémitisme extrêmement virulent qui a connu une forte poussée au moment de l’affaire Dreyfus, les suffrages des Européens d’Algérie offrant aux antisémites déclarés, dans les années 1894-1902, leur seule représentation parlementaire. A Oran, en 1895, à la suite d’une campagne déclenchée par un Belge devenu français, Paul Bidaine, un parti antisémite s’est emparé, entre 1896 et 1905, du conseil municipal, soumettant les Juifs à des mesures vexatoires et faisant régner un climat de haine conduisant en mai 1897 à des journées d’émeutes accompagnées de violences et de saccages. A Alger, en 1898, alors que le chef de file des antisémites était un immigré italien, Maximiliano Milano dit " Max Régis ", maire d’Alger et président de la Ligue antijuive, Édouard Drumont était élu député, tandis qu’à Constantine, le maire, Émile Morinaud, licenciait les employés municipaux juifs. Cet antisémitisme avait persisté dans les années précédant la guerre de 14 et repris dans les années 1920 avec les Unions latines sur lesquelles se sont appuyées à Oran les municipalités antisémites du docteur Molle et de Jean Ménudier, puis, dans les années 1930, plus influentes encore que les sections locales des partis d’extrême droite comme le PSF ou le PPF, les Amitiés latines de l’abbé Gabriel Lambert, maire depuis 1933, qui prit ouvertement pour programme à partir de 1937 la lutte contre les Juifs et les communistes. Et tandis qu’Oran subissait la fascination de l’ordre fasciste et même nazi (un de ses quotidiens, Le Petit Oranais, portait la croix gammée dans son titre), Alger était en 1935 la première des villes françaises, avant Paris, pour le nombre d’adhérents au mouvement du colonel de la Rocque, Croix-de-Feu puis PSF après sa dissolution comme "ligue factieuse" par le gouvernement de Paris, dont les militants défilaient en uniforme et au pas cadencé, tout comme ceux de la section algéroise du PPF de Doriot, dirigée par Victor Arrighi, alors qu’à Constantine, le maire Émile Morinaud créait les Amitiés françaises pour "organiser la défense contre les Israélites de Constantine". Plusieurs campagnes se développèrent, alimentées par l’exploitation tapageuse de faits divers.
Quand, le 7 octobre 1940, le gouvernement de Vichy abrogea le décret Crémieux, retirant aux Juifs tous leurs droits à la citoyenneté française et refaisant d’eux des "indigènes" au même titre que les Musulmans, ce n’était pas uniquement le résultat de la politique décidée en métropole mais aussi la conséquence de cet antisémitisme persistant au sein de la société européenne d’Algérie. 12 000 enfants juifs furent expulsés de l’enseignement public primaire, secondaire et professionnel à la rentrée de 1941, le nombre d’enfants écartés se montant à 18 000 l’année suivante. Seize camps, de vocations diverses, souvent gardés par d’anciens légionnaires ouvertement pro-nazis, furent ouverts en Algérie, dont certains regroupaient les soldats juifs algériens de la classe 1939, contraints à des travaux forcés. Les Anglo-Américains, en arrivant en novembre 1942, au prix de lourdes pertes (les autorités françaises d’Algérie leur ayant infligé 1 500 morts, enterrés dans le cimetière qui domine encore Oran), y dénombrèrent au total 2 000 détenus.[...] Ce ne fut que le 20 octobre 1943, soit près d’un an après le débarquement allié en Afrique du Nord - le Service des questions juives d’Alger étant resté ouvert jusqu’en mars 1943 -, que le Comité français de libération nationale accéda à la demande des Juifs d’Algérie de recouvrer leurs droits politiques de citoyens, demande à laquelle les notables musulmans, qui formulaient la même pour tous les Algériens, étaient loin d’être hostiles. Quant aux responsables européens de la répression antijuive, ils ne firent, pour la plupart, l’objet d’aucune poursuite.
La mémoire française a préféré retenir l’idée d’une cohabitation difficile entre les Juifs et les Musulmans d’Algérie, projetant rétrospectivement les conflits venant après la Seconde Guerre mondiale, alors que les incidents furent rares entre ces deux communautés et souvent suscités par des antisémites européens à la recherche de troupes pour commettre des violences.
La dernière étape du processus d’intégration des Juifs d’Algérie à la communauté européenne correspondit à la guerre d’Algérie. En 1956, un appel du FLN les incitait à soutenir le mouvement pour l’indépendance, ce que firent un petit nombre d’entre eux, mais la grande partie était déchirée entre ses racines algériennes et son attachement à la France, où se mêlaient, selon les cas, un attachement au statut de citoyenneté qu’elle leur avait finalement assuré et une nostalgie de la société coloniale, où ils occupaient, malgré tout, pour beaucoup d’entre eux, une situation privilégiée par rapport à la masse de la population. [...] Les Juifs d’Algérie avaient peur que la France ne se soucie que des Français ou des Européens "de souche" et que leur citoyenneté française, rétablie moins de vingt ans plus tôt, ne soit de nouveau remise en cause. A leur demande, les accords d’Évian précisèrent que les Juifs d’Algérie seraient considérés comme européens et la France prit même, en 1961, à la veille de l’indépendance, une mesure donnant la citoyenneté française aux quelques Juifs habitant, hors des limites des départements d’Algérie, les territoires du Sud conquis en 1870, qui n’étaient pas citoyens français et conservaient leur statut personnel.
Hassan Remaoun et Gilles Manceron