Les Janissaires ottomans
Les janissaires formaient en Turquie une milice analogue à celle des prétoriens de Rome ou des strélitz moscovites. Véritable armée permanente dont la création précéda de cent quinze ans le premier essai de ce genre qui fut fait dans les Etats européens, elle dura cinq siècles, de 1334 à 1826. Son histoire est intimement liée à celle de l'empire Ottoman; après avoir été la terreur de l'ennemi du dehors et avoir conduit l'empire ottoman à l'apogée de sa puissance, ce corps d'élite, devenu une non-valeur militaire et la pierre d'achoppement de toutes les réformes, finit par être la terreur des sultans eux-mêmes et une perpétuelle menace de ruine pour le pays.
Au début de la monarchie ottomane, sous le règne de son fondateur Osman (1231-1326), l'armée turque consistait en une horde d'irréguliers, pasteurs à l'ordinaire, guerriers quand sonnait l'appel aux armes. Ces soldats volontaires ne savaient que combattre à cheval; l'infanterie n'existait pas. Ils n'en étaient pas moins redoutables, grâce à leur intrépidité et à leur discipline. La seule troupe permanente était la garde particulière du sultan (gapougouli). Déjà maître d'un territoire vaste et peuplé, puis rendu ambitieux par le succès, Orhan (1326-60) songea à organiser ses forces militaires sur un pied nouveau. Il enrôla par voie de sélection des mercenaires turcs qu'il prit à sa solde et dont il forma un corps de fantassins (yaya ou piyadè). Mais bientôt les prétentions insolentes et l'insubordination de cette soldatesque le forcèrent à modifier cette tentative d'organisation militaire. C'est pourquoi il résolut, de concert avec son vizir Ala ed-Dîn et le ghazi-asker Djândéréli de créer une nouvelle milice qui, ne se recrutant pas parmi le peuple, lui fut étrangère, ne pût exciter de séditions, fût enfin entièrement dévouée au sultan, dont elle tiendrait tout.
La fondation du corps des yeniceri
La loi du devsirme (recrutement) fut édictée; elle concluait à l'enrôlement, au fur et à mesure que la nécessité se présenterait et une fois par an, d'un millier de jeunes gens chrétiens parmi ceux qui avaient accepté la sujétion ottomane. Ces recrues, cantonnées dans Bursa, furent élevées dans la religion de l'Islam et reçurent une rapide instruction militaire; chaque homme fut habillé d'un vêtement d'uniforme en drap grossier et eut pour paye une aspre (aqçe) par jour; comme ration, deux pains, 100 drachmes (320 grammes) de riz, 200 de viande et 30 de beurre. Le sultan étant considéré comme le père nourricier de cette milice, les grades des officiers et des sous-officiers empruntèrent leur dénomination aux principaux emplois de la cuisine : le commandant fut appelé çorbacI-basI (premier distributeur de soupe, cantinier), après lui venaient l'asçI-basI (premier maître-queux) et le saqqa-basI (premier distributeur d'eau). En raison de ces bizarreries, la marmite du régiment (kazan) en fut comme le drapeau, le centre de ralliement, et l'insigne de parade fut une cuiller de bois fixée au bonnet de feutre blanc. Sur la prière d'Orhan, l'institution fut solennellement consacrée par le fondateur de l'ordre des derviches BektasI, Cheïkh Hâdji-Bektas, qui bénit la troupe en imposant les mains sur la tête de l'un des hommes et en disant :
« Cette milice aura nom yeniceri (nouvelle milice); que la face de ces guerriers soit toujours blanche, leurs bras redoutables, leur sabre tranchant, leurs flèches mortelles, et qu'eux-mêmes soient toujours victorieux! »
En mémoire de cette cérémonie, le bonnet du soldat fut agrémenté par derrière d'un morceau d'étoffe représentant la manche pendante du derviche. Haci Bektas (Hâdji-Bektach) devint naturellement le patron spirituel de cette troupe d'élite qui devait se rendre si célèbre par sa bravoure, ses crimes et enfin sa lâcheté. Tel est l'historique de la création des yeniceri, mot dont on a fait en français janissaires. Les commencements furent modestes; le corps ne se composa que de mille hommes; mais, chaque année, on enleva un millier d'enfants chrétiens pour l'augmenter. Ce chiffre alla toujours croissant et finit par atteindre des proportions formidables : il n'y eut pas d'autre mode de recrutement jusqu'à Mehmet IV (1648-87).
« C'est le plus épouvantable tribut de chair humaine, dit Théophile Lavallée, qui ait été levé par une religion victorieuse sur une religion vaincue [...] Par cet étrange mode de recrutement, les Ottomans trouvèrent à la fois le moyen d'enlever aux populations chrétiennes leur partie la plus virile et de doubler leurs troupes sans mettre les armes aux mains des vaincus. » (Hist. de la l’Empire ottoman).
Murat Ir (1360-89), qui dut aux janissaires d'être vainqueur des Serbes à Kosovo, dota l'armée créée par son père d'un code militaire spécial et en perfectionna l'organisation. Après lui Mehmet II (1451-71), le conquérant de Constantinople, et celui de l'Égypte, Selim I (1512-20), complétèrent dans une large mesure les lois qui régissaient ce corps et y introduisirent les réformes devenues nécessaires avec le temps et le progrès. Or voici de quelle façon était constituée l'armée permanente des janissaires, à l'époque de sa plus grande gloire, c.-à-d. au XVIe siècle, sous Suleiman le Magnifique. Le corps entier, désigné sous le nom de ocak, comprenait deux catégories : les stagiaires et l'armée active. Ces deux catégories étaient divisées en régiments (orta), chaque orta résidant en un local déterminé (oda, chambrée, caserne).
Les acemi oglan
Les stagiaires n'étaient autres que les enfants chrétiens faits esclaves au cours des guerres et les jeunes gens recrutés en vertu de la loi du devsirme parmi les sujets ottomans non musulmans; C’était des Albanais, des Bosniaques, des Bulgares, des Grecs, des Serbes ou des Arméniens de Roumélie. On les appelait acemi-oglan, c.-à-d. « jeunes recrues ». Avant d'entrer au service actif, ces novices, ces aspirants janissaires avaient à faire un stage de sept années. En conséquence, ils étaient envoyés, dès leur inscription aux rôles, les uns dans les palais impériaux, les autres aux casernes-écoles d'Istanbul, ceux-ci au service des gouverneurs de province, ceux-là dans les fermes, jardins et vergers du sultan. Choisis parmi les plus robustes, sinon les plus intelligents, ils recevaient d'officiers instructeurs, de maîtres ès-arts et métiers rétribués par l'État, une éducation aussi complète que possible en vue de leur future carrière. Outre la langue turque et le catéchisme musulman, on leur enseignait le maniement des armes, les exercices de force et d'adresse, les différents arts manuels et industriels, l'agriculture, etc. On rompait leur esprit à la plus sévère discipline et leurs corps aux plus pénibles travaux. Ils étaient employés comme ouvriers dans les différents arsenaux, ateliers et manufactures de l'État. Sous le nom de bastandji ( = jardiniers bahçIvan), ils avaient la garde, la police et l'entretien des jardins du Sérail, de Scutari, des rives du Bosphore, de Gallipoli et d'Andrinople; sous celui d'içoglan, ils étaient pages de Son Altesse.
Içoglan (en turc, enfant de l'intérieur [du sérail]). C'était de jeunes officiers du sultan, d'origine chrétienne, capturés à la guerre ou amenés de loin, et de bonne constitution ; on les élevait dans les collèges spéciaux de Pera et d'Andrinople, et à Constantinople, dans le sérail même. Dans le palais du sultan, ils étaient dirigés par le chef des eunuques blancs, et divisés en deux quartiers (oda : chambre en turc), 400 dans l'un et 250 dans l'autre. Là, au moyen d'une sévère discipline, où les coups de bâton, les jeûnes et les veilles imposés tenaient la première place, on leur enseignait le respect, le silence et l'humilité. Des professeurs (khâdjeh) leur apprenaient, avec le Coran, à parler, lire et écrire la langue turque. On complétait leur instruction par l'étude de l'arabe et du persan. On les formait aux exercices physiques et surtout à l'équitation. S'ils étaient indociles, on les tirait du sérail pour les enrôler dans les troupes. Ceux qui profitaient de leur éducation montaient en grade et changeaient leurs habits de drap pour des vêtements de satin et d'or. Ils lavaient le linge du sultan, et leur paye quotidienne s'augmentait de 5 à 6 aspres. Ils passaient ensuite à la chambre du Trésor, puis au laboratoire de médecine, et de là ils entraient dans la plus haute chambre du sérail. Quarante pages la composaient, parmi lesquels douze avaient les plus hautes charges : porter l'épée, le manteau, tenir les étriers, dresser les chiens, diriger l'hôtel, etc. Ils remettaient les placets au Grand Seigneur et faisaient parvenir ses messages. A ces occasions, ils pratiquaient largement la coutume du bahçis. Dans l'ordre des vacances, ils étaient promus aux plus hautes fonctions (gouverneurs de province, etc.). L'institution a persisté jusqu'à la fin de l'Empire. (Arthur Guy).
Paul Ravaisse).
Les janissaires formaient en Turquie une milice analogue à celle des prétoriens de Rome ou des strélitz moscovites. Véritable armée permanente dont la création précéda de cent quinze ans le premier essai de ce genre qui fut fait dans les Etats européens, elle dura cinq siècles, de 1334 à 1826. Son histoire est intimement liée à celle de l'empire Ottoman; après avoir été la terreur de l'ennemi du dehors et avoir conduit l'empire ottoman à l'apogée de sa puissance, ce corps d'élite, devenu une non-valeur militaire et la pierre d'achoppement de toutes les réformes, finit par être la terreur des sultans eux-mêmes et une perpétuelle menace de ruine pour le pays.
Au début de la monarchie ottomane, sous le règne de son fondateur Osman (1231-1326), l'armée turque consistait en une horde d'irréguliers, pasteurs à l'ordinaire, guerriers quand sonnait l'appel aux armes. Ces soldats volontaires ne savaient que combattre à cheval; l'infanterie n'existait pas. Ils n'en étaient pas moins redoutables, grâce à leur intrépidité et à leur discipline. La seule troupe permanente était la garde particulière du sultan (gapougouli). Déjà maître d'un territoire vaste et peuplé, puis rendu ambitieux par le succès, Orhan (1326-60) songea à organiser ses forces militaires sur un pied nouveau. Il enrôla par voie de sélection des mercenaires turcs qu'il prit à sa solde et dont il forma un corps de fantassins (yaya ou piyadè). Mais bientôt les prétentions insolentes et l'insubordination de cette soldatesque le forcèrent à modifier cette tentative d'organisation militaire. C'est pourquoi il résolut, de concert avec son vizir Ala ed-Dîn et le ghazi-asker Djândéréli de créer une nouvelle milice qui, ne se recrutant pas parmi le peuple, lui fut étrangère, ne pût exciter de séditions, fût enfin entièrement dévouée au sultan, dont elle tiendrait tout.
La fondation du corps des yeniceri
La loi du devsirme (recrutement) fut édictée; elle concluait à l'enrôlement, au fur et à mesure que la nécessité se présenterait et une fois par an, d'un millier de jeunes gens chrétiens parmi ceux qui avaient accepté la sujétion ottomane. Ces recrues, cantonnées dans Bursa, furent élevées dans la religion de l'Islam et reçurent une rapide instruction militaire; chaque homme fut habillé d'un vêtement d'uniforme en drap grossier et eut pour paye une aspre (aqçe) par jour; comme ration, deux pains, 100 drachmes (320 grammes) de riz, 200 de viande et 30 de beurre. Le sultan étant considéré comme le père nourricier de cette milice, les grades des officiers et des sous-officiers empruntèrent leur dénomination aux principaux emplois de la cuisine : le commandant fut appelé çorbacI-basI (premier distributeur de soupe, cantinier), après lui venaient l'asçI-basI (premier maître-queux) et le saqqa-basI (premier distributeur d'eau). En raison de ces bizarreries, la marmite du régiment (kazan) en fut comme le drapeau, le centre de ralliement, et l'insigne de parade fut une cuiller de bois fixée au bonnet de feutre blanc. Sur la prière d'Orhan, l'institution fut solennellement consacrée par le fondateur de l'ordre des derviches BektasI, Cheïkh Hâdji-Bektas, qui bénit la troupe en imposant les mains sur la tête de l'un des hommes et en disant :
« Cette milice aura nom yeniceri (nouvelle milice); que la face de ces guerriers soit toujours blanche, leurs bras redoutables, leur sabre tranchant, leurs flèches mortelles, et qu'eux-mêmes soient toujours victorieux! »
En mémoire de cette cérémonie, le bonnet du soldat fut agrémenté par derrière d'un morceau d'étoffe représentant la manche pendante du derviche. Haci Bektas (Hâdji-Bektach) devint naturellement le patron spirituel de cette troupe d'élite qui devait se rendre si célèbre par sa bravoure, ses crimes et enfin sa lâcheté. Tel est l'historique de la création des yeniceri, mot dont on a fait en français janissaires. Les commencements furent modestes; le corps ne se composa que de mille hommes; mais, chaque année, on enleva un millier d'enfants chrétiens pour l'augmenter. Ce chiffre alla toujours croissant et finit par atteindre des proportions formidables : il n'y eut pas d'autre mode de recrutement jusqu'à Mehmet IV (1648-87).
« C'est le plus épouvantable tribut de chair humaine, dit Théophile Lavallée, qui ait été levé par une religion victorieuse sur une religion vaincue [...] Par cet étrange mode de recrutement, les Ottomans trouvèrent à la fois le moyen d'enlever aux populations chrétiennes leur partie la plus virile et de doubler leurs troupes sans mettre les armes aux mains des vaincus. » (Hist. de la l’Empire ottoman).
Murat Ir (1360-89), qui dut aux janissaires d'être vainqueur des Serbes à Kosovo, dota l'armée créée par son père d'un code militaire spécial et en perfectionna l'organisation. Après lui Mehmet II (1451-71), le conquérant de Constantinople, et celui de l'Égypte, Selim I (1512-20), complétèrent dans une large mesure les lois qui régissaient ce corps et y introduisirent les réformes devenues nécessaires avec le temps et le progrès. Or voici de quelle façon était constituée l'armée permanente des janissaires, à l'époque de sa plus grande gloire, c.-à-d. au XVIe siècle, sous Suleiman le Magnifique. Le corps entier, désigné sous le nom de ocak, comprenait deux catégories : les stagiaires et l'armée active. Ces deux catégories étaient divisées en régiments (orta), chaque orta résidant en un local déterminé (oda, chambrée, caserne).
Les acemi oglan
Les stagiaires n'étaient autres que les enfants chrétiens faits esclaves au cours des guerres et les jeunes gens recrutés en vertu de la loi du devsirme parmi les sujets ottomans non musulmans; C’était des Albanais, des Bosniaques, des Bulgares, des Grecs, des Serbes ou des Arméniens de Roumélie. On les appelait acemi-oglan, c.-à-d. « jeunes recrues ». Avant d'entrer au service actif, ces novices, ces aspirants janissaires avaient à faire un stage de sept années. En conséquence, ils étaient envoyés, dès leur inscription aux rôles, les uns dans les palais impériaux, les autres aux casernes-écoles d'Istanbul, ceux-ci au service des gouverneurs de province, ceux-là dans les fermes, jardins et vergers du sultan. Choisis parmi les plus robustes, sinon les plus intelligents, ils recevaient d'officiers instructeurs, de maîtres ès-arts et métiers rétribués par l'État, une éducation aussi complète que possible en vue de leur future carrière. Outre la langue turque et le catéchisme musulman, on leur enseignait le maniement des armes, les exercices de force et d'adresse, les différents arts manuels et industriels, l'agriculture, etc. On rompait leur esprit à la plus sévère discipline et leurs corps aux plus pénibles travaux. Ils étaient employés comme ouvriers dans les différents arsenaux, ateliers et manufactures de l'État. Sous le nom de bastandji ( = jardiniers bahçIvan), ils avaient la garde, la police et l'entretien des jardins du Sérail, de Scutari, des rives du Bosphore, de Gallipoli et d'Andrinople; sous celui d'içoglan, ils étaient pages de Son Altesse.
Içoglan (en turc, enfant de l'intérieur [du sérail]). C'était de jeunes officiers du sultan, d'origine chrétienne, capturés à la guerre ou amenés de loin, et de bonne constitution ; on les élevait dans les collèges spéciaux de Pera et d'Andrinople, et à Constantinople, dans le sérail même. Dans le palais du sultan, ils étaient dirigés par le chef des eunuques blancs, et divisés en deux quartiers (oda : chambre en turc), 400 dans l'un et 250 dans l'autre. Là, au moyen d'une sévère discipline, où les coups de bâton, les jeûnes et les veilles imposés tenaient la première place, on leur enseignait le respect, le silence et l'humilité. Des professeurs (khâdjeh) leur apprenaient, avec le Coran, à parler, lire et écrire la langue turque. On complétait leur instruction par l'étude de l'arabe et du persan. On les formait aux exercices physiques et surtout à l'équitation. S'ils étaient indociles, on les tirait du sérail pour les enrôler dans les troupes. Ceux qui profitaient de leur éducation montaient en grade et changeaient leurs habits de drap pour des vêtements de satin et d'or. Ils lavaient le linge du sultan, et leur paye quotidienne s'augmentait de 5 à 6 aspres. Ils passaient ensuite à la chambre du Trésor, puis au laboratoire de médecine, et de là ils entraient dans la plus haute chambre du sérail. Quarante pages la composaient, parmi lesquels douze avaient les plus hautes charges : porter l'épée, le manteau, tenir les étriers, dresser les chiens, diriger l'hôtel, etc. Ils remettaient les placets au Grand Seigneur et faisaient parvenir ses messages. A ces occasions, ils pratiquaient largement la coutume du bahçis. Dans l'ordre des vacances, ils étaient promus aux plus hautes fonctions (gouverneurs de province, etc.). L'institution a persisté jusqu'à la fin de l'Empire. (Arthur Guy).
Paul Ravaisse).