Reportage. Maroc-Algérie, La frontière de la discorde
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Tout au long des 500 kilomètres de la frontière maroco-algérienne, des milliers de villageois vivent dans la confusion d’une frontière jamais tracée. Exemples de deux villages frontaliers : Boubker et Touissit.
Du fond du salon mal éclairé de sa modeste demeure à Touissit (sur la frontière algérienne, à 70 km d’Oujda), le Marocain Mohamed Mechmachi ne se lasse pas de raconter son histoire. Les traits durs et le verbe tranchant, avec cet accent franc et viril propre aux gens de l’Oriental. L’histoire d'une terre spoliée par un "cousin algérien", cultivée en l’absence de son propriétaire marocain et, à ce jour, pas encore recupérée. Pour une énième fois, Mechmachi se lance dans un monologue qui semble n'avoir pas de fin. Le même servi à tous ses visiteurs depuis plusieurs jours déjà. Le vieil homme se répète, mais il n’en a cure.
"Il ne lui reste plus que les mots pour faire valoir ses droits", explique sa fille, une jeune diplômée en biologie au chômage (comme beaucoup dans cette region pauvre et aride du royaume). Visiblement touché par les mots de sa fille, Mohamed Mechmachi, les bras toujours croisés et les jambes pliées, retrouve sa verve pour ajouter : "Cette terre, je la vois tous les jours sans pouvoir m’en approcher depuis plus de 10 ans. Et maintenant, je découvre que d’autres l’ont cultivée. Chez nous, la terre, c’est comme l’honneur. Si je devais mourir, je le ferai pour ma terre ou pour mes enfants. Le sentiment d’impuissance et de hogra est insupportable".
L’histoire
Les faits remontent à quelques trois semaines maintenant. En ces derniers jours d’été, les Mechmachi voient s'écouler une nouvelle journée, morne et monotone, presque paisible, entre le marché, le café et la téléboutique de Touissit. Comme d’habitude, en milieu de matinée, des contrebadiers de passage s’arrêtent le temps d’une pause au village. "Les Algériens ont commencé à cultiver les terres sur 'l’hdada' (frontière). On a vu ça de nos propres yeux", répétaient-ils. Mechmachi tend l’oreille, et grâce aux indications pourtant imprécises des contrebandiers, arrive à localiser sa terre. "Je ne savais plus quoi faire. J’étais comme assommé, je ne voulais pas y croire", raconte-t-il. En bon citoyen, il se dirige d`abord vers le caïd. Réponse définitive et expéditive de ce dernier : "Les contrebandiers ne sont pas crédibles. Allez voir ça de vos propres yeux, on verra après". Que faire ? Ignorer la chose et continuer à couler des jours stupides, ou franchir le pas, aller à la rencontre de l’inconnu (algérien en l’occurrence), "s’aventurer là où même les soldats marocains du poste frontière refusent de nous accompagner ?".
La deuxième option s’imposa d’elle-même. Le lendemain de bonne heure, Mohamed Mechmachi se fait accompagner par son père (80 ans). Direction, Ard L’mchamich (domaine des Mechmachi). Les deux contournent le poste frontière marocain et s’enfoncent tout près de la frontière algérienne, matérialisée en tout et pour tout par quelques amas de pierres blanches. Devant eux s’étend une terre fertile, des amandiers florissants, les châteaux d’eau se remplissent à nouveau, mais les branchements ont été détournés vers l’autre côté. Les deux hommes se taisent et regardent, impuissants et béats, leur propre terre, cultivée et exploitée par des étrangers. Sur le trajet du retour, Mechmachi père se fait surprendre par des soldats algériens alors qu’il empruntait un sentier en terre marocaine. Il est alors conduit dans la caserne algérienne la plus proche où il devait s’expliquer devant un lieutenant algérien.
"Que faisiez-vous en territoire algérien ?", demande ce dernier.
"J’étais sur ma terre que tes cousins (bni ammek) m’ont volée et qu'ils exploitent", raconte aujoud’hui, tout fier, le grand-père. Le lieutenant finit par convoquer l’agriculteur algérien responsable de "l’invasion". Après plusieurs heures d’explications, la propriété de la terre est reconnue au vieux Marocain et l’Algérien somme de se retirer dès… qu’il aura récupéré sa récolte. Mechmachi senior dévale seul la pente menant à son village, retrouve sa famille et n’est plus revenu voir le caïd "maintenant qu’il a vu de ses propres yeux, dit-il, que les Algériens avaient plus de courage à reconnaître la marocanité d’une terre que les officiels marocains".Militaires snipers
L’histoire de Mechmachi est loin d’être exceptionnelle dans la région. À moins de deux kilomètres à la ronde, beaucoup disent avoir perdu leur bétail ou leur maison. Miloud Tirsi a perdu les deux. "Ma maison se trouve sur la colline là-bas (visible à l’œil nu, et se trouvant en terre marocaine). Dans le milieu des anné0es 90, des militaires algériens venaient souvent frapper ou fouiller chez moi. C’était du temps du terrorisme islamiste en Algérie. Mes plaintes auprès des autorités n’ont servi à rien. J’ai donc dû déménager. Figurez-vous que, durant plusieurs semaines, j`ai dû mettre les quelques têtes de bétail qui me restaient dans le salon de ma nouvelle maison au village". Miloud finira par vendre tout son bétail et n’a, à ce jour, toujours pas réussi sa reconversion vers le commerce.
Dans le village, les militaires algériens ont une réputation confuse. D’un côté, ce sont de braves types qui défendent chaque centimètre de leur terre. De l’autre, des méchants snipers qui n’hésitent pas à tirer sur le premier contrebandier qui n’a pas "acheté sa route" au préalable. Et les Marocains ? Un grand bof. "Ils ne bougent que sur ordre de Rabat, et sont toujours sur la défensive. Ils ne veulent pas avoir de problèmes", répètent presque tous les habitants rencontrés.
"Le pire, explique cet observateur averti, originaire de la région, est que ces problèmes liés aux frontières concernent des villages sur plus de 500 km, de Saïdia à Figuig". Deux problèmes sont souvent à l’origine de ces "mini conflits". Le tracé des frontières et la passivité de l’armée marocaine. Commençons par ce dernier argument. À quelques kilomètres du village de Boubker (5 km de Touissit), se trouve un poste frontière marocain. Le décor : une guérite, une route barrée et quelques militaires palabrant autour d’un thé a la menthe. Le poste se trouve à plus de 4 kilomètres en retrait par rapport a la frontière. Et donc la zone où se trouve la terre de Mechmachi, la maison de Tirsi et beaucoup d’autres terres appartenant aux villageois. Les instructions ? Ne pas approcher la frontière, éviter tout contact avec les militaires algériens et dissuader les villageois de s’en approcher. "C’est une question de sécurité, explique un militaire sur place. Pire, dans certaines régions, l’armée marocaine a même reculé. Il y a quelques années de cela, les militaires marocains ont abandonné un poste frontière situe à 14 km de la frontière. Les Algériens l’ont immédiatement récupéré et ne l’ont plus quitté", témoigne un jeune soldat.
La frontière qui partage
Ce qui nous ramène à l’autre bout du problème, la frontière dont nous parlons n’a en fait jamais été tracée sur le terrain. Elle avance et recule au rythme des mouvements de l’armée algérienne et des contrebandiers des deux bords. En tout, les militaires, tout comme les villageois, ont pour seuls repères jusqu’au jour d’aujourd`hui, des amandiers, des châteaux d’eau, des ruines de maisons ou de mines. Quelques amas de pierre sont ici et là dispersés, mais rien ne partage les terres des deux pays. D’où la confusion. En cas de conflit, les armées des deux pays font appel aux vieux des villages avoisinants pour départager des voisins fâchés. Car souvent, ils se trouvent être parents aussi. Chaque habitant de ces villages frontaliers a forcément de la famille en Algérie. Une mère, un cousin ou, le plus souvent, une belle famille.
"Soit, mais pourquoi est-ce que les Algériens cultivent leurs terres jusqu’à quelques mètres de la frontière, pourquoi est-ce que leurs soldats sont toujours là pour les protéger, alors que les nôtres refusent de nous accompagner pour préserver nos droits ? De quelle indépendance et de quelle souvraineté parlons-nous dans ce cas ?", rouspète un villageois.
Sur le haut d’une colline surplombant les terres interdites de Douar Boubker et de Touissit, une réunion de crise est improvisée. En cultivant des terres marocaines, les Algériens ont franchi un pas. "De deux choses l’une. Soit l’État nous protège et nous laisse travailler nos terres, soit il nous dédommage en nous donnant une autre terre", commence par affirmer Mechmachi. "Pourquoi ne pas en demander 14 ?", ironise un vieil homme. "Tout ce qu’on demande, c’est un poste frontière à côté des terres. Toutes les mines de la région ont fermé, la contrebande est le seul commerce qui marche encore. De quoi voulez-vous qu’on vive si, en plus, on nous prive de nos terres ?", explique Miloud Tirsi.
Il commence à faire nuit. Mohamed Mechmachi reste seul sur la colline, à regarder inlassablement la terre de ses ancêtres. Il s’accroupit et sort de sa poche de vieux papiers jaunis par le temps.
- "Qu’est ce que c’est ?"
- "Rien, juste les titres fonciers", me dit-il, sur un ton moqueur.
Comment le Maroc s’est-il laissé amputé d’une partie importante de ses territoires orientaux, au profit de l’Algérie ? Sous le protectorat et jusqu’en 1972, le Maroc a cédé des territoires estimés généreusement par Mohamed Alouah à 38 % du territoire algérien actuel. Il exagère, mais n’a pas tort. Dès 1956, afin d’ériger en frontière ses coloniaux, la France tente de négocier un accord fixant les frontières maroco-algériennes. Le Maroc refuse, exigeant de négocier avec l’Algérie indépendante. Dans un esprit fraternel, un premier accord est signé le 6 juillet 1961, par Hassan II et Ferhat Abbas, alors président du G.P.R.A. Mais, indépendante, l’Algérie affirme des ambitions expansionnistes, en menant dès 1963 des attaques à nos frontières. Elle refuse de céder au Maroc les territoires qu’il revendique comme historiquement siens et se donne le droit de conserver le territoire légué par la France. Oufkir, préparant déjà son putsh, fait nombre de concessions à l’Algérie dont il veut l’appui. Hassan II encouragé par son bras droit, et confronté à une gauche marocaine admirative du "modèle algérien", consent à signer l’accord de Tlemcen du 27 mai 1970, par lequel il cède une première part de territoire. Le coup d’État de juillet 1971 accélère les choses. Le souverain marocain, soucieux de régler d’abord les problèmes internes, accepte le projet de frontière de juin 1972, qui prive le royaume de nouveaux territoires, dont d’importantes zones minières. Ce tracé de frontière ne sera publié au Bulletin Officiel qu’en 1992.
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Tout au long des 500 kilomètres de la frontière maroco-algérienne, des milliers de villageois vivent dans la confusion d’une frontière jamais tracée. Exemples de deux villages frontaliers : Boubker et Touissit.
Du fond du salon mal éclairé de sa modeste demeure à Touissit (sur la frontière algérienne, à 70 km d’Oujda), le Marocain Mohamed Mechmachi ne se lasse pas de raconter son histoire. Les traits durs et le verbe tranchant, avec cet accent franc et viril propre aux gens de l’Oriental. L’histoire d'une terre spoliée par un "cousin algérien", cultivée en l’absence de son propriétaire marocain et, à ce jour, pas encore recupérée. Pour une énième fois, Mechmachi se lance dans un monologue qui semble n'avoir pas de fin. Le même servi à tous ses visiteurs depuis plusieurs jours déjà. Le vieil homme se répète, mais il n’en a cure.
"Il ne lui reste plus que les mots pour faire valoir ses droits", explique sa fille, une jeune diplômée en biologie au chômage (comme beaucoup dans cette region pauvre et aride du royaume). Visiblement touché par les mots de sa fille, Mohamed Mechmachi, les bras toujours croisés et les jambes pliées, retrouve sa verve pour ajouter : "Cette terre, je la vois tous les jours sans pouvoir m’en approcher depuis plus de 10 ans. Et maintenant, je découvre que d’autres l’ont cultivée. Chez nous, la terre, c’est comme l’honneur. Si je devais mourir, je le ferai pour ma terre ou pour mes enfants. Le sentiment d’impuissance et de hogra est insupportable".
L’histoire
Les faits remontent à quelques trois semaines maintenant. En ces derniers jours d’été, les Mechmachi voient s'écouler une nouvelle journée, morne et monotone, presque paisible, entre le marché, le café et la téléboutique de Touissit. Comme d’habitude, en milieu de matinée, des contrebadiers de passage s’arrêtent le temps d’une pause au village. "Les Algériens ont commencé à cultiver les terres sur 'l’hdada' (frontière). On a vu ça de nos propres yeux", répétaient-ils. Mechmachi tend l’oreille, et grâce aux indications pourtant imprécises des contrebandiers, arrive à localiser sa terre. "Je ne savais plus quoi faire. J’étais comme assommé, je ne voulais pas y croire", raconte-t-il. En bon citoyen, il se dirige d`abord vers le caïd. Réponse définitive et expéditive de ce dernier : "Les contrebandiers ne sont pas crédibles. Allez voir ça de vos propres yeux, on verra après". Que faire ? Ignorer la chose et continuer à couler des jours stupides, ou franchir le pas, aller à la rencontre de l’inconnu (algérien en l’occurrence), "s’aventurer là où même les soldats marocains du poste frontière refusent de nous accompagner ?".
La deuxième option s’imposa d’elle-même. Le lendemain de bonne heure, Mohamed Mechmachi se fait accompagner par son père (80 ans). Direction, Ard L’mchamich (domaine des Mechmachi). Les deux contournent le poste frontière marocain et s’enfoncent tout près de la frontière algérienne, matérialisée en tout et pour tout par quelques amas de pierres blanches. Devant eux s’étend une terre fertile, des amandiers florissants, les châteaux d’eau se remplissent à nouveau, mais les branchements ont été détournés vers l’autre côté. Les deux hommes se taisent et regardent, impuissants et béats, leur propre terre, cultivée et exploitée par des étrangers. Sur le trajet du retour, Mechmachi père se fait surprendre par des soldats algériens alors qu’il empruntait un sentier en terre marocaine. Il est alors conduit dans la caserne algérienne la plus proche où il devait s’expliquer devant un lieutenant algérien.
"Que faisiez-vous en territoire algérien ?", demande ce dernier.
"J’étais sur ma terre que tes cousins (bni ammek) m’ont volée et qu'ils exploitent", raconte aujoud’hui, tout fier, le grand-père. Le lieutenant finit par convoquer l’agriculteur algérien responsable de "l’invasion". Après plusieurs heures d’explications, la propriété de la terre est reconnue au vieux Marocain et l’Algérien somme de se retirer dès… qu’il aura récupéré sa récolte. Mechmachi senior dévale seul la pente menant à son village, retrouve sa famille et n’est plus revenu voir le caïd "maintenant qu’il a vu de ses propres yeux, dit-il, que les Algériens avaient plus de courage à reconnaître la marocanité d’une terre que les officiels marocains".Militaires snipers
L’histoire de Mechmachi est loin d’être exceptionnelle dans la région. À moins de deux kilomètres à la ronde, beaucoup disent avoir perdu leur bétail ou leur maison. Miloud Tirsi a perdu les deux. "Ma maison se trouve sur la colline là-bas (visible à l’œil nu, et se trouvant en terre marocaine). Dans le milieu des anné0es 90, des militaires algériens venaient souvent frapper ou fouiller chez moi. C’était du temps du terrorisme islamiste en Algérie. Mes plaintes auprès des autorités n’ont servi à rien. J’ai donc dû déménager. Figurez-vous que, durant plusieurs semaines, j`ai dû mettre les quelques têtes de bétail qui me restaient dans le salon de ma nouvelle maison au village". Miloud finira par vendre tout son bétail et n’a, à ce jour, toujours pas réussi sa reconversion vers le commerce.
Dans le village, les militaires algériens ont une réputation confuse. D’un côté, ce sont de braves types qui défendent chaque centimètre de leur terre. De l’autre, des méchants snipers qui n’hésitent pas à tirer sur le premier contrebandier qui n’a pas "acheté sa route" au préalable. Et les Marocains ? Un grand bof. "Ils ne bougent que sur ordre de Rabat, et sont toujours sur la défensive. Ils ne veulent pas avoir de problèmes", répètent presque tous les habitants rencontrés.
"Le pire, explique cet observateur averti, originaire de la région, est que ces problèmes liés aux frontières concernent des villages sur plus de 500 km, de Saïdia à Figuig". Deux problèmes sont souvent à l’origine de ces "mini conflits". Le tracé des frontières et la passivité de l’armée marocaine. Commençons par ce dernier argument. À quelques kilomètres du village de Boubker (5 km de Touissit), se trouve un poste frontière marocain. Le décor : une guérite, une route barrée et quelques militaires palabrant autour d’un thé a la menthe. Le poste se trouve à plus de 4 kilomètres en retrait par rapport a la frontière. Et donc la zone où se trouve la terre de Mechmachi, la maison de Tirsi et beaucoup d’autres terres appartenant aux villageois. Les instructions ? Ne pas approcher la frontière, éviter tout contact avec les militaires algériens et dissuader les villageois de s’en approcher. "C’est une question de sécurité, explique un militaire sur place. Pire, dans certaines régions, l’armée marocaine a même reculé. Il y a quelques années de cela, les militaires marocains ont abandonné un poste frontière situe à 14 km de la frontière. Les Algériens l’ont immédiatement récupéré et ne l’ont plus quitté", témoigne un jeune soldat.
La frontière qui partage
Ce qui nous ramène à l’autre bout du problème, la frontière dont nous parlons n’a en fait jamais été tracée sur le terrain. Elle avance et recule au rythme des mouvements de l’armée algérienne et des contrebandiers des deux bords. En tout, les militaires, tout comme les villageois, ont pour seuls repères jusqu’au jour d’aujourd`hui, des amandiers, des châteaux d’eau, des ruines de maisons ou de mines. Quelques amas de pierre sont ici et là dispersés, mais rien ne partage les terres des deux pays. D’où la confusion. En cas de conflit, les armées des deux pays font appel aux vieux des villages avoisinants pour départager des voisins fâchés. Car souvent, ils se trouvent être parents aussi. Chaque habitant de ces villages frontaliers a forcément de la famille en Algérie. Une mère, un cousin ou, le plus souvent, une belle famille.
"Soit, mais pourquoi est-ce que les Algériens cultivent leurs terres jusqu’à quelques mètres de la frontière, pourquoi est-ce que leurs soldats sont toujours là pour les protéger, alors que les nôtres refusent de nous accompagner pour préserver nos droits ? De quelle indépendance et de quelle souvraineté parlons-nous dans ce cas ?", rouspète un villageois.
Sur le haut d’une colline surplombant les terres interdites de Douar Boubker et de Touissit, une réunion de crise est improvisée. En cultivant des terres marocaines, les Algériens ont franchi un pas. "De deux choses l’une. Soit l’État nous protège et nous laisse travailler nos terres, soit il nous dédommage en nous donnant une autre terre", commence par affirmer Mechmachi. "Pourquoi ne pas en demander 14 ?", ironise un vieil homme. "Tout ce qu’on demande, c’est un poste frontière à côté des terres. Toutes les mines de la région ont fermé, la contrebande est le seul commerce qui marche encore. De quoi voulez-vous qu’on vive si, en plus, on nous prive de nos terres ?", explique Miloud Tirsi.
Il commence à faire nuit. Mohamed Mechmachi reste seul sur la colline, à regarder inlassablement la terre de ses ancêtres. Il s’accroupit et sort de sa poche de vieux papiers jaunis par le temps.
- "Qu’est ce que c’est ?"
- "Rien, juste les titres fonciers", me dit-il, sur un ton moqueur.
Comment le Maroc s’est-il laissé amputé d’une partie importante de ses territoires orientaux, au profit de l’Algérie ? Sous le protectorat et jusqu’en 1972, le Maroc a cédé des territoires estimés généreusement par Mohamed Alouah à 38 % du territoire algérien actuel. Il exagère, mais n’a pas tort. Dès 1956, afin d’ériger en frontière ses coloniaux, la France tente de négocier un accord fixant les frontières maroco-algériennes. Le Maroc refuse, exigeant de négocier avec l’Algérie indépendante. Dans un esprit fraternel, un premier accord est signé le 6 juillet 1961, par Hassan II et Ferhat Abbas, alors président du G.P.R.A. Mais, indépendante, l’Algérie affirme des ambitions expansionnistes, en menant dès 1963 des attaques à nos frontières. Elle refuse de céder au Maroc les territoires qu’il revendique comme historiquement siens et se donne le droit de conserver le territoire légué par la France. Oufkir, préparant déjà son putsh, fait nombre de concessions à l’Algérie dont il veut l’appui. Hassan II encouragé par son bras droit, et confronté à une gauche marocaine admirative du "modèle algérien", consent à signer l’accord de Tlemcen du 27 mai 1970, par lequel il cède une première part de territoire. Le coup d’État de juillet 1971 accélère les choses. Le souverain marocain, soucieux de régler d’abord les problèmes internes, accepte le projet de frontière de juin 1972, qui prive le royaume de nouveaux territoires, dont d’importantes zones minières. Ce tracé de frontière ne sera publié au Bulletin Officiel qu’en 1992.