ALGÉRIE-MAROC: SUR LA FRONTIÈRE DE L’ABSURDE
Marsat Ben M’hidi, septembre 2002 - Officiellement fermée, la frontière entre l’Algérie et le Maroc n’a rien d’hermétique. Contrebande et trafics divers constituent l’activité principale des frontaliers des deux pays qui ont développé un véritable système d’économie parallèle. Reportage.
Marsat Ben M’hidi, septembre 2002 - Le gendarme transpire au soleil: «vous pouvez y aller, mais faites vite.» Le dernier tronçon de la gigantesque plage de Marsat Ben M’hidi est une zone dont l’accès est réglementé. Au fond, le long d’une digue de roches, débouche l’oued Kiss. C’est la frontière entre l’Algérie et le Maroc. Les baigneurs marocains sont là-bas, à 300 mètres. Les mettre en arrière plan sur une photo est devenu le «truc branché» des vacanciers algériens venus de Tlemcen, d’Oran, d’Alger ou - très nombreux cette année - de France.
À 7 km en amont, l’oued Kiss déboule dans un canyon: l’occasion d’une nouvelle halte touristique pour voir passer sur l’autre berge, à 20 mètres, les voitures marocaines, sous la lointaine surveillance d’une guérite perchée sur la falaise. Sur un kilomètre, les deux routes serpentent vers la mer de part et d’autre d’un mur virtuel. «Au début de la révolution c’était un gué de l’ALN (Armée de libération nationale) pour le passage des armes en Algérie», se souvient Tayeb, un ancien maquisard de la région. Depuis huit années que la frontière est à nouveau fermée entre les deux pays, les deux stations balnéaires de Marsat Ben M’hidi, côté algérien, et de Saïdia, côté marocain, se regardent en chiens de faïence. En apparence. «Tout le monde sait comment passer cet oued sans attirer les regards. Il y a peu de choses qui ne circulent pas entre les deux rives.»
Smaïl, lui, tient une salle de jeux électroniques pendant la saison estivale à Marsat Ben M’hidi: «il y a quinze jours j’ai reçu de la ville de Nador un circuit de rechange pour un de mes appareils.» L’hypocrisie qui entoure la frontière terrestre avec le Maroc a enflé au fil des ans. Officiellement elle est fermée. Dans les faits, tout se passe comme si elle était ouverte.
Le voyageur qui s’approche de la ville frontalière de Maghnia, venant d’Oran, à 150 km à l’est, a tout le loisir de prendre la mesure de la situation. Le premier barrage des douanes est dressé près d’Ain Témouchent, à 90 km de la frontière, d’autres suivent tous les 25 kilomètres. Bus, taxis, fourgons: les inspections sont fréquentes. Au carrefour de la route de Ghazaouet, port de la wilaya de Tlemcen, la fouille matinale des douaniers a mis les jeunes passagers d’un monospace de luxe au soleil.
«C’est comme ça toute l’année», témoigne Zoubir, qui habite Béni Saf, à une cinquantaine de kilomètres de là, où il consomme une anisette très recherchée. «Elle vient du Maroc, à dos d’âne.» Elle se vend sous le manteau, comme le cannabis qui est la grande affaire du «trabendo», la contrebande, dans le sens Maroc-Algérie. Mais tout ce qui vient du Maroc ne se cache pas. Zouia est un village à 15 km au sud de Maghnia. C’est, depuis quatre ou cinq ans, la nouvelle porte d’entrée des produits marocains. Tout y est étalé, la journée entière, à même le sol. Salim, un jeune diplômé d’anglais originaire de Sidi Bel Abbès, est accompagné de sa cousine, qui a le coup d’œil professionnel: «je suis venu acheter des djellabas et de la broderie marocaine pour la saison des mariages.»
«Ça vient du Maroc, Madame !»
Maghnia, avec ses 50 000 habitants et son urbanisme difforme, n’est pas tout à fait tombée en disgrâce. Son immense souk couvert a un pur parfum marocain. Les senteurs des épices sont prisonnières de l’air: safran, ras el Hanout (un mélange d’épices très utilisé dans les plats algériens), cumin, carvi, poivre noir, gingembre: la provenance clandestine est ici un argument de vente.«Ça vient du Maroc, Madame», lance à voix haute un commerçant, décidé à conclure. Plus loin, il faut se faufiler entre les sacs d’amandes, les sacs de pruneaux, les bacs de raisins secs, d’abricots séchés ou de cacahuètes. La marchandise provient à 90 % de l’autre côté la frontière, pourtant fermée.
À l’extérieur, du tissu d’ameublement, de l’or, des caftans et bien d’autres produits affichent clairement leur provenance. Pourtant, de Zouia, au sud, à Marsat Ben M’hidi, sur le littoral, personne ne se réjouit de ce gag d’une frontière passoire. Kader tient des douches publiques, à Maghnia: «En 1994, avant la fermeture de la frontière en août, je finissais la construction d’un petit hôtel à la sortie de la ville. Il y avait une forte demande, et les touristes affluaient. Tout s’est brusquement arrêté, du jour au lendemain. J’ai laissé le chantier en friche. Comme beaucoup d’autres qui ont investi dans l’accueil des voyageurs qui se dirigent vers le Maroc».
Aujourd’hui encore, les bâtiments inachevés marquent la sortie ouest de la ville. Quant à la contrebande, elle fonctionne toujours dans le sens Algérie-Maroc. «Les produits comme la semoule ou l’huile restent encore meilleur marché en Algérie » raconte Kader. Ces produits sont revendus à Oujda, la ville marocaine la plus proche de l’autre côté de la frontière. Le produit le plus recherché reste le carburant. Le nord de la wilaya de Tlemcen est la région d’Algérie où la densité des stations d’essence en milieu rural est la plus forte en Algérie. Ce qui ne l’empêche pas d’être aussi celle où le carburant est le plus rare!
À Bab el Assa (littéralement, la porte du guet), à mi-chemin entre Maghnia et la mer, deux jeunes beurs piégés dans un rutilant cabriolet Mercedes pestent contre leur sort, à la sortie d’une station-service. «Il n’y a pas d’essence, on en cherche depuis ce matin.» À la tombée de la nuit les files d’attente sont encore longues dans les banlieues de Maghnia. «Il y a plein de voitures qui ont des doubles réservoirs, c’est pour cela que les stations sont tout le temps vidées», explique Zoubir. Destination du surplus: le Maroc, par les nombreuses pistes de la vaste plaine qui sépare Maghnia d’Oujda.
Des pistes qu’empruntent aussi les «harragas», les nombreux candidats à l’exil en Europe, via l’enclave espagnole de Melilia, toute proche. Ce matin, à Maghnia, au café du marché, tout le monde parle de cette affaire rapportée par les journaux: des passagers clandestins algériens jetés par-dessus bord par un commandant Philippin.
«Il y a de plus en plus de noirs africains qui préférent prolonger leur séjour à Maghnia et attendre des jours meilleurs avant de tenter la traversée vers l’Europe par le Maroc.» Les «clandos» d’Afrique subsaharienne se font moins discrets dans la ville. Ce qui lui redonne l’illusion d’une ville ouverte, à côté d’une frontière fermée.
21 ans de fermeture depuis1962
«On parle beaucoup chez nous des difficultés des habitants de l’est marocain, depuis que la frontière est fermée. Certes, la contrebande ne profite pas à tous. Mais on oublie de dire que les Algériens aussi souffrent de cette fermeture», explique Smaïl. «Il y a 14 km de côte touristique à Saïdia, avec des complexes plein d’étrangers. Si la frontière était ouverte, Marsat Ben M’hidi pourrait en profiter un peu.»
Même le risque terroriste n’est plus ce qu’il était, sur cette large façade méditerranéenne de l’Oranie. La nuit tombée, des voitures quittent encore en nombre Maghnia pour Oran et Tlemcen.
Au début de l’année, les habitants de Bab el Assa ont frémi d’espoir, lorsque de petits travaux de réfection du poste frontière de Boukanoun ont commencé. «C’est pour bientôt», ont-ils pensé, avant de déchanter après l’échec du sommet maghrébin d’Alger, boudé par le souverain marocain, Mohamed VI. Cet été, une nouvelle ligne maritime Almeria-Ghazaouet a permis d’acheminer directement des milliers d’émigrés venus en vacances dans leur région des Traras et dans le reste de l’Oranie frontalière. «Un peu comme si on désespérait de reprendre un jour l’itinéraire par le détroit de Gibraltar et le Maroc», avoue Smaïl, partisan bruyant de la réouverture de la frontière. Le vieux Tayeb, lui, tient bien ses comptes: depuis l’indépendance de l’Algérie, en 1962, la frontière algéro-marocaine est demeurée plus souvent fermée qu’ouverte: «21 ans contre 19. Pour les gens de ma génération, c’est impensable.»
El Kadi Ihsane
Marsat Ben M’hidi, septembre 2002 - Officiellement fermée, la frontière entre l’Algérie et le Maroc n’a rien d’hermétique. Contrebande et trafics divers constituent l’activité principale des frontaliers des deux pays qui ont développé un véritable système d’économie parallèle. Reportage.
Marsat Ben M’hidi, septembre 2002 - Le gendarme transpire au soleil: «vous pouvez y aller, mais faites vite.» Le dernier tronçon de la gigantesque plage de Marsat Ben M’hidi est une zone dont l’accès est réglementé. Au fond, le long d’une digue de roches, débouche l’oued Kiss. C’est la frontière entre l’Algérie et le Maroc. Les baigneurs marocains sont là-bas, à 300 mètres. Les mettre en arrière plan sur une photo est devenu le «truc branché» des vacanciers algériens venus de Tlemcen, d’Oran, d’Alger ou - très nombreux cette année - de France.
À 7 km en amont, l’oued Kiss déboule dans un canyon: l’occasion d’une nouvelle halte touristique pour voir passer sur l’autre berge, à 20 mètres, les voitures marocaines, sous la lointaine surveillance d’une guérite perchée sur la falaise. Sur un kilomètre, les deux routes serpentent vers la mer de part et d’autre d’un mur virtuel. «Au début de la révolution c’était un gué de l’ALN (Armée de libération nationale) pour le passage des armes en Algérie», se souvient Tayeb, un ancien maquisard de la région. Depuis huit années que la frontière est à nouveau fermée entre les deux pays, les deux stations balnéaires de Marsat Ben M’hidi, côté algérien, et de Saïdia, côté marocain, se regardent en chiens de faïence. En apparence. «Tout le monde sait comment passer cet oued sans attirer les regards. Il y a peu de choses qui ne circulent pas entre les deux rives.»
Smaïl, lui, tient une salle de jeux électroniques pendant la saison estivale à Marsat Ben M’hidi: «il y a quinze jours j’ai reçu de la ville de Nador un circuit de rechange pour un de mes appareils.» L’hypocrisie qui entoure la frontière terrestre avec le Maroc a enflé au fil des ans. Officiellement elle est fermée. Dans les faits, tout se passe comme si elle était ouverte.
Le voyageur qui s’approche de la ville frontalière de Maghnia, venant d’Oran, à 150 km à l’est, a tout le loisir de prendre la mesure de la situation. Le premier barrage des douanes est dressé près d’Ain Témouchent, à 90 km de la frontière, d’autres suivent tous les 25 kilomètres. Bus, taxis, fourgons: les inspections sont fréquentes. Au carrefour de la route de Ghazaouet, port de la wilaya de Tlemcen, la fouille matinale des douaniers a mis les jeunes passagers d’un monospace de luxe au soleil.
«C’est comme ça toute l’année», témoigne Zoubir, qui habite Béni Saf, à une cinquantaine de kilomètres de là, où il consomme une anisette très recherchée. «Elle vient du Maroc, à dos d’âne.» Elle se vend sous le manteau, comme le cannabis qui est la grande affaire du «trabendo», la contrebande, dans le sens Maroc-Algérie. Mais tout ce qui vient du Maroc ne se cache pas. Zouia est un village à 15 km au sud de Maghnia. C’est, depuis quatre ou cinq ans, la nouvelle porte d’entrée des produits marocains. Tout y est étalé, la journée entière, à même le sol. Salim, un jeune diplômé d’anglais originaire de Sidi Bel Abbès, est accompagné de sa cousine, qui a le coup d’œil professionnel: «je suis venu acheter des djellabas et de la broderie marocaine pour la saison des mariages.»
«Ça vient du Maroc, Madame !»
Maghnia, avec ses 50 000 habitants et son urbanisme difforme, n’est pas tout à fait tombée en disgrâce. Son immense souk couvert a un pur parfum marocain. Les senteurs des épices sont prisonnières de l’air: safran, ras el Hanout (un mélange d’épices très utilisé dans les plats algériens), cumin, carvi, poivre noir, gingembre: la provenance clandestine est ici un argument de vente.«Ça vient du Maroc, Madame», lance à voix haute un commerçant, décidé à conclure. Plus loin, il faut se faufiler entre les sacs d’amandes, les sacs de pruneaux, les bacs de raisins secs, d’abricots séchés ou de cacahuètes. La marchandise provient à 90 % de l’autre côté la frontière, pourtant fermée.
À l’extérieur, du tissu d’ameublement, de l’or, des caftans et bien d’autres produits affichent clairement leur provenance. Pourtant, de Zouia, au sud, à Marsat Ben M’hidi, sur le littoral, personne ne se réjouit de ce gag d’une frontière passoire. Kader tient des douches publiques, à Maghnia: «En 1994, avant la fermeture de la frontière en août, je finissais la construction d’un petit hôtel à la sortie de la ville. Il y avait une forte demande, et les touristes affluaient. Tout s’est brusquement arrêté, du jour au lendemain. J’ai laissé le chantier en friche. Comme beaucoup d’autres qui ont investi dans l’accueil des voyageurs qui se dirigent vers le Maroc».
Aujourd’hui encore, les bâtiments inachevés marquent la sortie ouest de la ville. Quant à la contrebande, elle fonctionne toujours dans le sens Algérie-Maroc. «Les produits comme la semoule ou l’huile restent encore meilleur marché en Algérie » raconte Kader. Ces produits sont revendus à Oujda, la ville marocaine la plus proche de l’autre côté de la frontière. Le produit le plus recherché reste le carburant. Le nord de la wilaya de Tlemcen est la région d’Algérie où la densité des stations d’essence en milieu rural est la plus forte en Algérie. Ce qui ne l’empêche pas d’être aussi celle où le carburant est le plus rare!
À Bab el Assa (littéralement, la porte du guet), à mi-chemin entre Maghnia et la mer, deux jeunes beurs piégés dans un rutilant cabriolet Mercedes pestent contre leur sort, à la sortie d’une station-service. «Il n’y a pas d’essence, on en cherche depuis ce matin.» À la tombée de la nuit les files d’attente sont encore longues dans les banlieues de Maghnia. «Il y a plein de voitures qui ont des doubles réservoirs, c’est pour cela que les stations sont tout le temps vidées», explique Zoubir. Destination du surplus: le Maroc, par les nombreuses pistes de la vaste plaine qui sépare Maghnia d’Oujda.
Des pistes qu’empruntent aussi les «harragas», les nombreux candidats à l’exil en Europe, via l’enclave espagnole de Melilia, toute proche. Ce matin, à Maghnia, au café du marché, tout le monde parle de cette affaire rapportée par les journaux: des passagers clandestins algériens jetés par-dessus bord par un commandant Philippin.
«Il y a de plus en plus de noirs africains qui préférent prolonger leur séjour à Maghnia et attendre des jours meilleurs avant de tenter la traversée vers l’Europe par le Maroc.» Les «clandos» d’Afrique subsaharienne se font moins discrets dans la ville. Ce qui lui redonne l’illusion d’une ville ouverte, à côté d’une frontière fermée.
21 ans de fermeture depuis1962
«On parle beaucoup chez nous des difficultés des habitants de l’est marocain, depuis que la frontière est fermée. Certes, la contrebande ne profite pas à tous. Mais on oublie de dire que les Algériens aussi souffrent de cette fermeture», explique Smaïl. «Il y a 14 km de côte touristique à Saïdia, avec des complexes plein d’étrangers. Si la frontière était ouverte, Marsat Ben M’hidi pourrait en profiter un peu.»
Même le risque terroriste n’est plus ce qu’il était, sur cette large façade méditerranéenne de l’Oranie. La nuit tombée, des voitures quittent encore en nombre Maghnia pour Oran et Tlemcen.
Au début de l’année, les habitants de Bab el Assa ont frémi d’espoir, lorsque de petits travaux de réfection du poste frontière de Boukanoun ont commencé. «C’est pour bientôt», ont-ils pensé, avant de déchanter après l’échec du sommet maghrébin d’Alger, boudé par le souverain marocain, Mohamed VI. Cet été, une nouvelle ligne maritime Almeria-Ghazaouet a permis d’acheminer directement des milliers d’émigrés venus en vacances dans leur région des Traras et dans le reste de l’Oranie frontalière. «Un peu comme si on désespérait de reprendre un jour l’itinéraire par le détroit de Gibraltar et le Maroc», avoue Smaïl, partisan bruyant de la réouverture de la frontière. Le vieux Tayeb, lui, tient bien ses comptes: depuis l’indépendance de l’Algérie, en 1962, la frontière algéro-marocaine est demeurée plus souvent fermée qu’ouverte: «21 ans contre 19. Pour les gens de ma génération, c’est impensable.»
El Kadi Ihsane