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L’Etat tragique : l’instant du danger

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admin"SNP1975"

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L’Etat tragique : l’instant du danger. (1re partie)




L’objectif supposé des « réformes » politiques annoncées après octobre 1988 était de réaliser une transition conduisant à des transformations de l’Etat, sa redéfinition et aux équilibres du pouvoir.



Ces « réformes » ont été confisquées. C’est un constat d’échec, puisque nous en sommes à les réclamer. Mais aujourd’hui, il n’est plus permis de se précipiter et de décider en petit comité. Depuis la mort symbolique et politique du président Boumediène, plus précisément depuis 1974, les régimes se sont succédé en une schizophrénie consciente et perçue d’un Etat en dislocation existentielle. La vie politique y est diffuse et se manifeste de façon intermittente : il n’y a que des institutions politiques sur mesure pour des situations politiques. Le présent, c’est-à-dire l’état actuel de dégradation du système politique, ne permet aucune prospective. Le système est bloqué et pour donner le change, on tente de lui insuffler une fonctionnalité de l’illusoire. Quant à elle, la société « travaillée » ne s’exprime que par le désordre. Il faut donc faire une pause permettant d’engager une réflexion sur l’état des lieux. Pour signaler « aujourd’hui », j’ai dû survoler le passé immédiat. Celui-ci ne fait évidemment pas l’objet d’une analyse exhaustive car il n’est pas lui-même l’objet de cette réflexion. Mais il faut tout de même rappeler quelques repères pour retrouver la « traçabilité » du système. Après l’indépendance politique et formelle, l’Algérie entendait conquérir son indépendance économique. Cette problématique ramène à la question de savoir comment les groupes réagissaient-ils déjà à un tel programme, comment se faisait la répartition des richesses, du pouvoir, plus précisément du groupe au pouvoir. Le pouvoir au sens de groupe qui prend les décisions déterminantes.Le président Boumediène ne voulait ressembler en rien aux leaders précédents ; Messali Hadj et Ben Bella. Il se voulait un chef « historique » qui s’est emparé de l’Etat, représentant le groupe national aux yeux de celui-ci. Il voulait incarner le nationalisme, moyen d’encadrement et de mobilisation idéologique des masses. L’Algérie du moment a ainsi utilisé le nationalisme, appuyé de plus sur une religion qui favorise « l’unanimitarisme ». L’originalité de l’Algérie tenait dans le fait qu’elle persistait dans la recherche des voies originales. Elle a essentiellement réussi à surmonter sa crise de déculturation ; suite logique de la colonisation. Le traumatisme social classique, aggravé par l’exode rural, et l’urbanisation désordonnée ont donné lieu à l’apparition de groupes marginaux. Mais la nouvelle société algérienne a peu à peu trouvé de nouvelles structures et les hommes déracinés, arrivés dans des conditions nouvelles, y ont trouvé des images de comportement pour gouverner leur nouveau personnage d’Algérien indépendant. Après l’aliénation culturelle de la colonisation, elle s’est mise en quête de sa propre identité, c’est-à-dire à la fois la recherche de soi et le ressourcement. Cette quête a évidemment commencé bien avant 1962 et on peut faire remonter la préhistoire du discours algérien à 1912- 1919. Le premier point acquis est un certain rejet de la culture étrangère et son corollaire, la réanimation, la réactivation de la culture spécifiquement algérienne. Cela se fait non sans mal. Tout concourt à prouver que le FLN du temps de guerre, donc l’équipe au pouvoir, sa légitime héritière, a eu raison de se battre sur le thème de l’Unité du peuple algérien, contesté par la puissance coloniale mais aussi par l’ethnologie. La France n’a pas réussi à détruire l’Algérie en l’assimilant, mais l’Algérie moderne va réussir cette unification au nom de la révolution. Toute l’opération a consisté à nationaliser la socialisation. Le pouvoir s’est fondé sur une doctrine unificatrice, centrée sur le pays lui-même, en partie socialement radicale avec l’espoir que l’intériorisation maximale des valeurs nationales apporterait un minimum de stabilité nécessaire à l’imposition par le haut de la modernisation économique et sociale. L’usage de la « modernité » est d’ailleurs très équivoque. Le concept et les faits, c’est-à-dire le modernisme, sont tous à la fois une idéologie, un climat, une modalité du vécu, une affectivité et une mythologie de l’éphémère. L’équipe dirigeante algérienne fait une analyse sévère de ses concitoyens et parce qu’elle détient en même temps l’appareil conceptuel et l’appareil coercitif, elle préfère être progressiste par le haut que démocrate. Mais « un peuple qui ne se sent concerné qu’en tant qu’auditeur, disciple ou témoin, ne peut se transformer » (J. Lacouture). La question est posée et ne sera jamais résolue. On a expliqué régulièrement au peuple algérien la politique faite en son nom. Il apprend que le Président est allé à Moscou et il tire quelque fierté de recevoir telle ou telle conférence ou telle ou telle visite, et cette fierté est soigneusement entretenue par une presse dithyrambique. Mais comment s’exprimait le peuple ? Par quels canaux ? Peu à peu, le Président incarnait la nation. Il ne se déchargeait pas sur son entourage de l’exercice du pouvoir effectif. On sentait poindre des luttes, mais peu de choses transpiraient. De quoi demain sera-t-il fait ? C’est une question que beaucoup d’Algériens se posent. Ils la posent essentiellement à l’occasion des écarts qui s’accroissent entre les groupes sociaux, entre les strates selon les villes et les quartiers. La volonté pragmatique de rationalisation de la société algérienne ne s’embarrasse guère de considérations théoriques. On perçoit une pratique idéologique qui a quelque chose de stalinien dans sa technique de croissance accélérée qui est la problématique algérienne du développement. Bien entendu, le parti n’était pas le moteur de la volonté politique, pas plus qu’il n’a été une administration parallèle et encore moins l’appareil d’Etat. L’utilisation du mot « stalinien » est entendue dans son sens pragmatique et non structurel.Le groupe dirigeant adhère à une idéologie pragmatique à base de technologie pour le développement. Le rôle de l’ANP a été considérable. On peut soutenir que c’est elle qui a remplacé le FLN défaillant et que c’est autour d’elle que se fait l’unité nationale. Le commissariat politique de l’ANP a toujours joué le rôle de « définisseur » de l’idéologie officielle et a continué si l’on en croit sa presse.Parallèlement et corollairement se développent des sociétés nationales concentrée, dans lesquelles l’efficacité est le seul critère retenu. L’armée n’est pas contrôlée, les sociétés nationales ne le sont guère mieux. Il n’y a aucun critère de contrôle démocratique qui puisse s’opposer aux mythes de la productivité, de la réussite, de la compétence technique. Il y a à ce niveau, au moins, confusion entre pouvoir et hiérarchie du savoir. La clé étant l’articulation entre hiérarchie, autorité et compétence.Pragmatique, l’équipe au pouvoir l’est aussi en ce qui concerne l’appareil d’Etat. Elle laisse se développer l’esprit de clan partout où la solution rationnelle ne peut être imposée. Le parti, les APC n’ont guère changé le fonctionnement des systèmes locaux et particularistes. On comprend mal comment et pourquoi le pouvoir tolère les pratiques de l’administration. Sinon par sa faiblesse idéologique et son incapacité à mobiliser les masses urbaines donc celles qui sont théoriquement les moins mal socialisées, c’est-à-dire adhérant à un minimum d’éléments diffusés. Les membres de l’appareil d’Etat ne cessent de répéter en conversations privées qu’un fonctionnaire anonyme est un progrès par rapport au cousin en burnous. Or ils pratiquent tous peu ou pour la République des cousins. La débrouillardise familiale est la clé de la survie du citoyen. Se développe ainsi une série de réflexes typiquement petits bourgeois, égoïstes, passe-droits. Parallèlement se développe une stratégie matrimoniale quasi planifiée. Elle s’appuie sur deux facteurs : le problème de l’émancipation de la femme est un faux problème ou au mieux un problème d’intellectuel occidentalisé et dépravé. Ce qui permet au groupe de passer avant l’individu, les mariages permettent d’étaler la richesse, de créer ou de remplacer les alliances, de compromettre le personnel politique. Cette démarche indique la création d’une classe qui prend conscience de son existence et organise, à son profit, une technique ethnocentriste. Le président Boumediène déclarait souvent que le peuple algérien était un peuple rebelle, ce qui flattait et renforçait le système D. On arrive à une quasi-institutionnalisation de ce type de rapports sociaux pour lesquels les Algériens ont un background qui les prédispose. De plus, les jeunes cadres commencent à réclamer leur place face à une classe dirigeante bien en place et jeune encore. Aussi cède-t-elle à une série de requêtes médiocres sur le plan de rapport de force mais dangereuses sur le plan idéologique (voitures, sorties à l’étranger, villas, bourses d’études, facilités administratives). On est en présence d’un problème curieux qui marque bien la jonction inéluctable entre la consommation (ostentatoire, sociale) et l’idéologie : la classe dirigeante passée et présente ne détient pas les moyens de production. Elle est avant tout une techno-structure. Elle détient le système de décision La maintenance de l’union sacrée permet d’éviter les questions trop pertinentes. Tous frères, les Algériens sont à l’abri de la lutte des classes. C’est ici que la religion joue un rôle d’appui à l’idéologie unitarienne. Expliquer l’importance du problème religieux, c’est-à-dire dans un pays qui a opté pour le socialisme au moins au niveau du développement des forces productives, et qui a de plus réalisé l’appropriation collective, et surtout étatique, des moyens de production, relève de l’histoire et de la légitimité.Le caractère immédiat du pouvoir de coercition dépend de la participation communielle intense de tous ceux qui se rallient aux mêmes rites, aux mêmes symboles, aux mêmes valeurs. Le groupe en place bénéficie ainsi d’un soutien et d’une reproduction qui lui assure toute marge de manœuvre. Mais cela n’est possible que pour permettre à la future classe dirigeante de remplir le rôle – et peut-être même de le jouer – de courroie de transmission, voire de tête de pont, du système capitaliste mondial. Il paraît, en effet, assez évident qu’il y a une liaison, voire une causalité, entre la stratification sociale qui se dessine, les attitudes, les pratiques, l’idéologie des couches qui consomment, et les options économiques internes et externes du pouvoir. Cette relation marque, en fait, l’interaction, sinon la dépendance, entre la société algérienne et les différents partenaires internationaux auxquels elle s’adresse.Ce regard rapide porté sur la période Boumediène n’a pas beaucoup évolué, ses effets différés s’étalent dans le temps. Le pouvoir du président Boumediène a créé le modèle.Chadli Bendjedid, qui lui a succédé, a accéléré la dépendance. Il a remis entre les mains de son cercle élargi les richesses induites par les sociétés nationales en les présentant comme étant des réformes de privatisation et d’ouverture du marché, essentiellement le monopole de l’Etat sur le commerce extérieur. Le cercle élargi se composait de deux clans apparemment antinomiques, qui, étant donné les enjeux, ont évolué dans un équilibre total, du point de vue de la distribution des postes politiques comme des concessions pour les affaires. On y trouvait d’un côté le clan de la famille élargie dirigé par l’épouse du Président, le clan de Mazouna et par extension de l’Ouest, et celui de la famille proche du Président, le clan de l’Est. Le pouvoir s’est résumé à une cohabitation entre l’Est et l’Ouest du pays dans un parfait équilibre. De réforme, il ne s’agissait en fait que de transférer vers un nombre réduit de personnes le pouvoir d’importer les biens de consommation, notamment alimentaires. Le découpage étant réalisé et le « gâteau » de chacun défini, le reste a été réparti entre les anciens importateurs des sociétés nationales, devenus subitement retraités mais directeurs de bureaux privés d’importation des mêmes produits chez le même fournisseur ou alors avocat de celui-ci. Dans la pratique, la chaîne entre l’intérieur et l’extérieur n’a pas été rompue puisque les relais ont été sauvegardés, seul le statut juridique des individus a changé. Sur le plan politique, aucune avancée notable n’a été perçue, la Constitution instituant le pouvoir personnel a été maintenue, un artifice suscité, l’illusion que le changement d’hommes est associé par les analystes à un changement de système. Il s’agissait simplement du cercle immédiat du chef de l’Etat et des hommes d’affaires de l’ombre qui ont été remplacés, le pillage changeant de mains. Les contradictions, les mécontentements, les manipulations des groupes sociaux et des nouvelles mouvances qui s’affirmaient de plus en plus face aux abus du pouvoir provoquèrent l’explosion politique et sociale dans toutes les villes du pays. La réponse, médiocre et sans appui politique, aboutit à l’organisation d’élections immédiatement suspendues, suivies de la démission du président.Son remplacement par un Haut Comité d’Etat indique combien les représentations continuent à assurer l’essentiel de la politique.

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L’Etat tragique : l’instant du danger (2e partie et fin)







Les crises politiques et les conflits s’expliquent en partie car ils ont fait l’impasse sur l’essentiel, la réflexion et la prospective afin de se prémunir de la tragédie. Ils ont confié ce travail à d’autres, qui voulaient le « bien » de l’Algérie, les protégeant et les conseillant contre l’avis des Algériens. Le pouvoir, fragile, instable et répressif, s’est engagé dans une marche sans repères ni horizon, enlisé dans le présent perpétuel sans mémoire historique ni projection vers l’avenir. Le choix doit être fait entre des avancées émancipatrices ou de nouvelles régressions barbares ; cela se joue aujourd’hui sur le fil en raison de ces manquements. La seule réponse à cette tragédie, acceptée comme une fatalité, se réduit à une fuite en avant préconisant un projet de constitution, qui, on le devine, est rédigée par un homme contre tous les Algériens, où sont concentrés, par addition, tous les pouvoirs contraignants d’un régime présidentiel et parlementaire. C’est encore une constitution « à l’algérienne » où tous les espaces seront aménagés pour être occupés par un seul homme. Ce projet de texte en devenir installe définitivement l’arbitraire. Il n’y a rien de plus cynique et de plus insane que la loi venant confirmer, organiser et pérenniser l’arbitraire. Une République moderne est une République qui protège les individus contre l’arbitraire, quand celui-ci devient un fait accompli de société : un arbitraire socialisé. Ce n’est pas l’arbitraire de la vie qui inquiète et pousse les gens à la rage, c’est l’arbitraire légalisé et derrière lui les cliques des rentiers de l’arbitraire. C’est en ce sens que cette République n’est pas digne parce qu’elle ne garantit pas l’équivalence des conditions de l’échange. A ce stade, elle a failli volontairement. Les Algériens vivent dans une société qui pratique le harcèlement social. Cette association de l’humiliation et de l’arbitraire continuels est d’une telle violence qu’on voit mal comment s’opposer à elle sans violence. Il faut bien savoir, et nous le savons, que l’arbitraire légalisé crée le mécanisme même du radicalisme. Nous ne sommes pas dans une démocratie, encore moins moderne, car une démocratie moderne devrait faire en sorte que les institutions républicaines se réforment sans cesse, que les lois se fabriquent à l’aune de leur capacité à limiter l’arbitraire. Etre libre aujourd’hui, ce n’est plus pouvoir faire ce qu’on veut mais être préservé de ce que les autres veulent faire de vous arbitrairement.Nous sommes dans la précarité car être précaire, c’est subir la loi qu’un autre décide et ne subit pas. Tout ne peut que finir mal quand les patriotes vont pieds nus, que les cadres de la nation sont SDF, que les prix explosent, que la corruption devient un trophée, que les aristocrates arrêtés sont déjà relâchés, que les voitures de luxe éclaboussent ceux qui pensent et travaillent, quand sous le couvert de justice et de démocratie c’est la jungle des affaires, au mieux l’intrigue qui gouverne, faisant passer pour un projet de société quelques mesures managériales du gouvernement. Un gouvernement républicain ne peut plus gouverner seul, il faut le savoir et l’accepter. L’Etat moderne n’a plus le monopole de la souveraineté. Ou plutôt, il demeure le garant ultime de la souveraineté à la condition de ne pas l’avoir confisquée aux parlementaires et à la société civile. Or nous voyons aujourd’hui un Etat pris au piège de la dialectique politicienne : il doit gouverner ou s’incliner. Nous constatons bien que depuis une décennie, il ne gouverne pas… mais ne s’incline pas non plus ! Nous sommes toujours sur le terrain des calculs de personnes et de la petite cuisine tactique des partis instrumentalisés, « l’Alliance » et ses dérivés. L’Etat serait d’autant plus souverain s’il mettait sa souveraineté en partage avec d’autres groupes d’expertise, les parlementaires, les syndicats dans toutes leurs diversités, les associations, et qu’il considère que sa légitimité ne va pas de soi. Aussi l’autre souveraineté à plusieurs est-elle la vraie réforme. Il n’y a aucune honte – sauf à être Narcisse et s’oxygéner de bouffées de magnificence – à écouter la rue. D’abord la rue ça n’existe pas. Ecouter les étudiants et les lycéens, leurs enseignants, ils croient en la politique, ils se battent politiquement, ils parlent comme de vrais politiciens à la rhétorique aguerrie. Ecouter aussi les associations incontrôlées non encartées – ça existe encore –, écouter les acteurs de la société civile et les individualités politiques. Ils connaissent leur sujet, ils continuent à se bagarrer sur le concret, sur la démocratie. L’Etat ne peut plus ignorer toute la réflexion démocratique extra-étatique. Désormais, il ne tirera sa légitimité qu’à sa capacité à arbitrer de la façon la plus républicaine possible entre tous les acteurs de la société. C’est de là qu’il tirera sa souveraineté. Pourquoi « réformer par le meilleur » est toujours reporté, et « réformer par le pire » est décidé tout de suite : on casse, et ça casse. Dans ce passage en force, on subit une forme de « violence d’Etat ». Il est effrayant de voir que le président, depuis sa prise de fonction, alors qu’il est le garant de l’unité nationale, a joué la carte de la division politique et sociale. On a l’impression d’une fuite devant ses responsabilités, dans le sens où il a prêté serment de fidélité à la nation. Derrière l’intarissable « moi », de cet amour fou de lui-même, se cache peut-être le parjure. Lorsque le destin des citoyens et du souverain se scinde, c’est le signe, non pas d’une fin de règne, mais de la fin d’un système. C’est ce que l’on appelle la rupture. Cela arrive lorsque les ravages des « moi » impérialistes et des narcisses frustrés et que le charisme individuel s’affirme « incivil ». Il devient alors un droit à la férocité au lieu de faire droit au droit démocratique. Ne sommes-nous pas « à l’instant du danger », tentant de discerner dans « l’à présent » une fragile espérance libératrice ? Face, d’un côté, à « l’ethnicisation » des rapports sociaux portée par un mouvement confondant le religieux et le politique stimulé par les démagogies unitaristes. Un milieu caractérisé par la gestion ultralibérale de la précarisation généralisée sur fond de délitement des institutions d’une supposée démocratie représentative. A l’autre bout, l’étincelle d’une nouvelle question sociale soucieuse des individualités, vacillante dans la vitalité de mouvements sociaux en manque de traductions politiques. Le défi est immense, les urgences imminentes, à la hauteur de nos faiblesses, de nos égoïsmes, de nos calculs de bas étage, de notre corruption, de nos arrière-pensées, de nos arrogances et de nos lâchetés. Nos entrepreneurs politiques s’ébattent dans un immense marigot. Ils s’imposent comme une élite soudée occupant tous les postes stratégiques, une caste fermée sur elle-même, réduite en nombre, monopolisant le pouvoir dans tous les secteurs, des parvenus crispés sur leurs privilèges. Pourquoi les citoyens ont-ils perdu confiance, pourquoi sont-ils dans un tel désespoir qui risque de l’inciter à la colère ? La réponse à cette question essentielle est à puiser dans ce constat. Ces citoyens sont conscients que l’espoir d’une vraie réforme s’est transformé en fausse révolution. Et quand les citoyens sont interdits de cité, ils la prennent d’assaut. Le pays est abîmé socialement, une grande partie du milieu ressent d’une façon durable l’extrême difficulté des conditions de vie ; elle a commencé à exprimer son mécontentement social, à l’image des enseignants. Ceux du bas, à force de grogner, sont apaisés provisoirement par les mots de la désespérance et de la mobilisation. Il devient de plus en plus évident que le peuple est gouverné de haut et de loin, se sentant étranger au système en place et à son discours. Plus précisément, le peuple est abandonné à lui-même. Nous savons qu’il a la capacité de se prendre en charge et que de son sein sont nés déjà d’autres entrepreneurs politiques mobilisateurs. Tout craque et se disjoint, pays légal et pays réel, le peuple et sa représentation. La question de la rupture est de plus en plus réclamée : nous ne sommes plus dans la réforme, elle est dépassée et la rupture est consubstantielle à notre histoire, une double rupture pourrait-on dire, qui nous renseigne que la raison essentielle se loge dans le culte de la personnalité. Qu’on en juge ! Dirigé avec autorité et considéré comme le Mahdi, Messali Hadj est contesté et mis en minorité par des membres du Comité central du MTLD. Les initiateurs de cette rupture avec le père n’ont pas eu le temps de savourer leur victoire et d’organiser le futur qu’ils ont été évincés de la conduite du mouvement national par six (ou neuf) « inconnus » ne se suffisant plus de paroles, qui déclencheront la guerre d’indépendance. Les institutions provisoires s’effondrèrent dès la déclaration du cessez-le-feu. Le Congrès de Tripoli signe la fin du pouvoir symbolique des « historiques » et des dirigeants du GPRA remplacés par un autre groupe, consacrant la première rupture de l’Algérie souveraine. Le 19 juin 1965 illustre la seconde rupture ayant pour fondement le rejet du culte de la personnalité. Puis, à chacun des changements de régime a correspondu une terminologie articulée autour de la rupture. Mais la réalité politique nous instruit qu’il n’y a jamais eu de rupture, il n’y a eu que des passages de témoins constitutionnalisant le pouvoir personnel. La rupture réside dans l’implosion du système et non dans le changement des équipes de pouvoir. Aucune action de rupture dont on parle n’a bousculé le pouvoir et l’Algérie abritée. C’est la raison pour laquelle il convient de penser une « rupture » de combat pour renverser les bastilles protégées des miradors, ayant fait de ses peurs le modèle et de ses compromis intéressés et mous des modes de gouvernement. Les médiations classiques – partis, syndicats, Parlement sans influence parce que sous influence, confusion du pouvoir médiatique, politique et économique – ne fonctionnent plus et la réalité du pouvoir est ailleurs, détenue par une partie des milieux d’affaires couronnant les politiques et les faisant légitimer par d’autres. Lorsque les autorités légitimes sont molles, d’autres, moins légitimes, prennent le relais. A défaut des lois de la République, c’est la loi du plus fort qui s’installe. Les Algériens sont fatigués des désordres et des insécurités qui écrasent les plus démunis et fragilisent le reste, à l’exception de quelques-uns : ceux qui prônent l’austérité pour autrui tout en ayant des salaires insultants, des privilèges et postes dorés qui les mettent à l’abri de tout risque, ceux qui peuvent s’offrir les meilleurs quartiers – gardés – sans savoir comment on vit dans une cité dans l’incertitude, ceux qui ont les moyens de choisir l’école de leurs enfants et les universités étrangères avec des bourses d’Etat, ceux qui se soignent dans des cliniques privées à l’étranger. Comment ne pas qualifier, alors, les ruptures revendiquées par tous les nouveaux pouvoirs que nous avons connus, de ruptures-trahisons ? Nous subissons, aujourd’hui, le scénario de l’accommodement, c’est-à-dire de la non-rupture, de la lente agonie. Lorsque l’on parle avec les gens, ils vous disent que ça va « péter ». Tout le monde, ou presque, pense que « ça doit changer ». Il y a donc des bastilles à prendre, ces asiles de la vanité, de l’arrogance. On peut se poser la question de savoir si nous ne sommes pas à la veille de la rupture, la vraie ? La guerre aujourd’hui est celle du courage contre l’égoïsme. Les corps intermédiaires sont inutiles car ils ont disparu. Il est donc assez logique que ce soit la rue qui prenne la place du Parlement, d’autant que la majorité des Algériens ne participe pas à la vie politique. De ce qui reste, beaucoup votent pour l’extrême. Ces Algériens « inutiles », qui ne participent pas à la vie politique du pays, se font entendre sous la forme de la contestation. Loin de se résumer à la crise des quartiers populaires, les fractures sociales et territoriales structurent l’espace au rythme des mutations socioéconomiques et urbaines. Ces fractures ne se réduisent pas à la vision caricaturale d’une société divisée entre des « inclus » et des « exclus », entre des quartiers populaires à la dérive et des quartiers huppés en voie de désolidarisation. Il existe au contraire une proximité sociale, et de plus en plus territoriale, des classes populaires et moyennes qui subissent prioritairement les nouvelles mutations socioéconomiques et l’insécurité sociale qui en résulte, pendant que les couches supérieures creusent l’écart en bénéficiant fortement de la nouvelle organisation de la société. La recomposition sociale et territoriale se réalise aujourd’hui plus par un accroissement des inégalités entre les catégories supérieures tentées par des pratiques d’évitement que par le décrochage des plus démunis et la dérive de quartiers dits sensibles. La dynamique des fractures socio-spatiales contribue à accélérer une recomposition politique marquée par une participation toujours moindre des catégories populaires à la sphère publique et par l’apparition de nouvelles logiques politiques de plus en plus influencées par les territoires et les maillages de populations qui s’y pratiquent. Personne ne peut dire qu’il ignore cela. Certains instrumentalisent cette situation pour garder le pouvoir, au détriment de la majorité. Toutes ces fractures nous incitent à penser qu’il n’y a plus d’Etat. Un Etat, selon le politologue Max Wéber, est « une communauté humaine qui, dans les limites d’un territoire, revendique avec succès, pour son propre compte, le monopole de la violence physique légitime ». A cette aune, il n’y a pas d’Etat en Algérie. La première allégeance de la plupart des élites politique et économique ou militaire n’est pas à l’Algérie, mais aux différents chefs politiques ou religieux. En effet, il n’y a pas d’Etat quand les citoyens sont contraints de chercher justice et protection dans leurs tribus ou leurs clans. Il n’y a pas d’Etat quand le pouvoir central se révèle incapable d’assurer un minimum de services publics – sécurité, eau, électricité, gaz, santé, école – à ses administrés. Il n’y a plus d’Etat quand l’essentiel des élites et des classes moyennes d’un pays – sa colonne vertébrale – fuit l’humiliation, le chaos et l’anarchie. Au regard de cette situation, l’objectif du changement doit être un objectif révolutionnaire, en ce sens qu’il suppose une rupture avec les structures politiques antérieures.
L’auteur est Universitaire

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L’Etat tragique : l’instant du danger. (1re partie)





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1954-1962, l’Algérie en flammes





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Dans l’analyse immédiate, nous sommes bien dans le scénario irakien propre à la fin du règne de Saddam Hussein. Une famille installée au pouvoir par l’armée dans un moment de fragilité nationale accapare la richesse du pays, entretient le marasme social, étouffe les libertés et divise la nation dans un délitement éthique et politique. Quand le régionalisme le plus sectaire structure le pouvoir et que la fraude électorale endémique croise la corruption et la répression d’Etat, l’histoire enseigne que les nations basculent dans un élan libérateur ou s’abîment dans une désintégration chaotique. Ce tribalisme est, ne nous leurrons pas, vécu et compris pour ce qu’il est par les populations algériennes et tous ceux qui s’intéressent à notre pays. S Saadi

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