Exclusif : les confessions chocs d’un ex des services secrets algériens (Ière partie)
Bonnes feuilles / lundi 9 juin par Catherine Graciet
Ancien membre des services secrets algériens, le sergent Abdelkader Tigha a officié six ans au CTRI (centre territorial de recherche et d’investigation) de la ville de Blida pendant la guerre civile des années 90. En plein fief des islamistes des GIA. Et au coeur du « vaisseau amiral des généraux algériens » dans leur lutte anti-terroriste qui était à l’époque notamment dirigée par le général Smain Lamari. Escadrons de la mort, tortures, attentats, massacres de civils, moines de Tibhirine… Abdelkader Tigha a été témoin direct ou indirect des heures les plus sombres de l’Algérie.
Puis, en décembre 1999, écoeuré, il décide de s’enfuir. S’ensuit une cavale de cinq ans où il transite par Tunis, Tripoli, Bangkok où il est lâché par la DGSE française, Damas, Amman, où la sécurité jordanienne lui sauve la vie, et enfin Amsterdam… La fuite est sa seule issue : son ancien service le traque sans relâche. Abdelkader Tigha est aujourd’hui réfugié en Hollande et publie avec le journaliste Philippe Lobjois son histoire, « Contre-espionnage algérien : notre guerre contre les islamistes » (ed. Nouveau Monde). Son témoignage sort en librairie le 12 juin. « Bakchich » en publie les bonnes feuilles en exclusivité et en trois épisodes.
Contre-espionnage algérien : Notre guerre contre les islamistes
(DR)
NINJAS CONTRE TANGOS
- J’ai reçu l’accord du commissaire principal pour créer sur le modèle du GIS une brigade anti-terroriste.
Moh se tenait en face de moi. Nous nous sommes embrassés longuement, puis il m’a regardé pour s’assurer que rien n’avait changé dans mon attitude Lui était en pleine forme, débordant d’énergie et de rage. (…) Le GIS était un groupe d’intervention du DRS qu’avait fondé notre gouvernement pour imiter les Français, avec le GIGN. Ils avaient peu servi depuis leur création. Nous n’avions jamais eu de terroristes en Algérie. (…) Quelques jours plus tard, Moh m’a présenté plusieurs hommes. Des policiers volontaires qui avaient accepté de rejoindre cette nouvelle équipe de choc. De simples policiers, agents de l’ordre public, de la circulation ou de la protection de sites sensibles. Ils n’avaient aucune expérience dans la lutte antiterroriste, mais comme disait Moh : « c’est en courant qu’on apprend à courir. » (…)
Pour l’équipement de ses hommes, Moh s’est débrouillé. Des tenues bleu nuit et des cagoules noires pour éviter aux volontaires des représailles contre leurs familles. L’armement est plus succinct et classique. Des kalachnikovs russes, de calibre 7,62 mm, et des jumelles de nuit. Ce n’est pas énorme, mais nous pensons tous qu’il suffit largement à la mission. Pour parfaire le tout, la direction du matériel de la GSN a décidé d’attribuer à Moh et à ses hommes une douzaine de 4x4 Nissan. Une fois l’équipement distribué, Moh leur a expliqué longuement le boulot. Longuement, car personne n’avait chassé de terroristes de sa vie ! Maintenant les terros s’appellent les « tangos » à cause de l’indicatif radio, et le groupe de mon frère, à cause des tenues bleues et des cagoules, les gamins les appellent les « ninjas » ! Comme dans les films de kung-fu qu’on allait voir à Blida le samedi soir quand on était gamins. Les ninjas contre les tangos !
Très vite, les hommes de mon frère élargissent leurs compétences territoriales. Les interventions les mènent de plus en plus loin, dans toutes les régions rurales, empiétant de plus en plus sur les prérogatives de la gendarmerie nationale. (…) Dès qu’il y avait des suspects en mouvement, ils sautaient dans les 4x4 et agissaient aussitôt. A ce rythme, tout le personnel passera bientôt ses jours et ses nuits au commissariat central. La chasse aux terroristes était devenue leur seule préoccupation. Très vite, les résultats obtenus amènent d’autres policiers à se rallier à nous. Les rangs de ces brigades grossissent au rythme des assassinats et des attentats des islamistes. C’est un engrenage fatal dans lequel nous avons mis un doigt, puis deux. Maintenant, c’est la main qui est en train d’y passer. Ceux d’en face nous ont communiqué leur goût du sang.
VENGEANCE
Smain Lamari avait appris l’existence de ces nouvelles brigades, et il voulait en rencontrer l’initiateur. Le soir, à son retour, Moh était très excité. Avec Smain Lamari, ils avaient discuté longtemps ensemble.
— Il m’a dit que nous n’allions plus travailler seuls et qu’il veut organiser la lutte antiterroriste à travers tout le pays à partir de maintenant.
A la moitié de l’année 1993, Smain Lamari, en accord avec l’armée, crée un poste de commandement regroupant les services du CTRI de Blida et des parachutistes du 18è RPC (régiment parachutiste commando) et les brigades de mon frère. La raison est simple. Les GIA avaient pris naissance au cœur de La Mitidja, entre Boufarik, Blida et les montagnes de Chréa. (…) La création du poste de commandement déplace la guerre sur la région. Blida, Boufarik, Sidi Moussa deviennent les coins de ce que l’on appellera « le triangle de la mort ».
BLIDA OU « L’ETOILE NOIRE »
Le CTRI de Blida était devenu « l’Etoile noire » des généraux. Une sorte de vaisseau amiral planté comme un coin en plein cœur de la Mitidja, au pied des montagnes de Chréa, la zone islamiste la plus dangereuse d’Algérie. Depuis la guerre, il tournait à plein régime. Près de 600 personnes s’y activaient jour et nuit. Smain Lamari avait demandé que le CTRI de Blida soit exclusivement en charge du dossier GIA. L’armée comme la police devait immédiatement y déférer toute personne ayant trait au conflit. (…)
Le colonel Djebbar M’Henna l’administrait. Petit, chauve, c’était un Kabyle, comme tous les donneurs d’ordre du CTRI, issus des régions montagneuses de Larbaa Natiraten, près de Tizi-Ouzou. Djebbar M’Henna était un viveur, grand amateur de whisky et de jeunes femmes. Je ne verrai pas tout de suite le colonel. Je rencontrerai son adjoint, le numéro deux du CTRI, le capitaine Allouache Abdelhafidh. C’est lui qui m’accueillit dans son bureau. Grand, avec ses yeux bleus et ses cheveux blonds, il ressemblait à un Européen. Après les phrases de bienvenue et les condoléances, il m’a brossé un tableau rapide de la situation. « Ici, tu n’es pas dans n’importe quel CTRI ! Le CTRI de Blida n’est pas comme les autres. Ici, nous sommes en plein cœur du « triangle de la mort ». C’est un trou noir ! » (…)
Le CTRI était un gros bâtiment lourd et carré construit dans les années 1970. Une citadelle assiégée, en pleine zone islamiste ? Massif comme les montagnes au pied desquelles elle est posée. Gros bloc de béton ceinturé de quatre tours guérites qui surplombaient la plaine et qui donnerait sur l’enfer mais équipé de toutes les facilités. Il y avait même une voie de chemin de fer qui passait en contrebas des murs du centre, juste derrière pour le déchargement du matériel. En plus de notre propre ravitaillement en essence avec une station service privée, il y avait aussi un stade situé juste derrière, puis deux blocs avec des chambres pour dormir. Pour égayer ce gros cube, un verger avait été planté plein d’arbres, de fleurs et de verdure.
MANIPULATIONS
En arrivant (à la cantine du CTRI de Blida), je l’ai remarqué tout de suite. Un jeune gus, avec une petite barbe en pointe en train de discuter avec le colonel du CTRI. J’ai commencé à manger, mais la curiosité était plus forte.
— C’est qui ? ai-je demandé.
Hichem m’a regardé avec un demi-sourire, l’air de dire : « Houla, attention où tu mets les pieds ! »
— C’est un émir du GIA. Un de ceux qui lançaient les fatwas sur les futures victimes.
Je regarde Hichem avec des yeux ronds.
— Il a été retourné par le colonel. Il travaille pour nous maintenant.
— Mais quel âge il a ?
— C’est un jeune. Il doit avoir 26 ans. Il prêchait dans une des mosquées de Boufarik. Il était très écouté, très respecté.
— A Boufarik, quelle mosquée ?
— La mosquée Ettouba.
Je sens Hichem sur la défensive, mal à l’aise, comme pris en faute.
— Kader, il vaut mieux que tu le saches. C’est pas n’importe quel émir, c’est celui qui a lancé la fatwa sur ton frère Nacer… (…)
Il [le capitaine Abdelhafidh] m’expliqua comment le DRS, dès le début de la guerre, s’était lancé dans une politique de recrutement d’agents infiltrés au sein de toutes les couches de la population. Beaucoup d’islamistes, après avoir été arrêtés par le DRS, avaient été transférés vers les différents CTRI. C’était là qu’ils étaient « retournés » par le service, puis renvoyés au maquis. Infiltrés au sein de leur groupe, ils permettaient d’en savoir plus sur la stratégie des islamistes sur le terrain. L’objectif affiché du service était de discréditer par tous les moyens la lutte armée des islamistes. J’apprendrai que la campagne de recrutement avait commencée dès 1993. Des équipes du CTRI de Blida s’étaient rendus quotidiennement à la prison civile de la ville afin de mener des interviews sur des détenus islamistes.
— Celui que tu as vu en fait partie. C’est moi qui le traite. On l’emmène avec nous la nuit, sort en opération, il est très utile.
J’apprendrai que ce même émir assistait aux séances de tortures dans les locaux du Service de police judiciaire. (…) J’ai commencé à demander des renseignements sur lui. Il s’appelait Merdj Abdelkrim. Plus connu sous le nom de « Mike », il avait été l’un des fondateurs du GIA de Boufarik et ami intime de Layada Abdelhak, le tueur de mon frère. C’était le premier chef spirituel du GIA, l’initiateur en quelque sorte. Le capitaine Allouache était devenu son officier traitant. Il l’avait retourné dès 1992. Depuis le terro maison circulait à l’intérieur du CTRI et il entretenait des contacts avec différents groupes armés opérant dans la Mitidja sans que ces derniers sachent qu’il avait été retourné par nos services !
TORTURE
En bas, c’était les geôles du CTRI. Elles pouvaient contenir près de 50 personnes entassées, et dans ces cas-là, la température grimpait très vite et dépassait les 40 degrés dans odeur épaisse de merde et de sang. Et puis il y avait le « laboratoire ». Mounir du SPJ m’en avait parlé, sur un ton presque jovial : « C’est là où on les fait chanter ! » Une salle avait été aménagée spécialement pour les interrogatoires. Le détenu, les yeux bandés, était mis directement sur une table en bois aménagée pour la circonstance. Là, il était attaché aux mains et aux pieds au niveau des quatre coins de la table. « C’est une fois dans la salle qu’ils comprennent où ils sont ! Nous, on garde les cagoules, eux non. » Les interrogatoires étaient menés par le Service de police judiciaire, au centre de détention. Nous, en tant qu’enquêteurs, ne participions pas aux interrogatoires. Nous apportions les dossiers d’enquêtes. (…)
« Méthodes d’interrogatoire » était un bien grand mot. Il n’y en avait qu’une : la torture. Les moyens étaient multiples, mais les méthodes les plus utilisées restaient le « water boarding », un linge sur la figure du prévenu, tandis qu’on lui versait de l’eau dessus. Le sentiment de noyade était tel que la langue se déliait rapidement. Il y avait aussi de vielles « gégènes » françaises, héritage de la guerre de libération. Je trouvais comme une terrifiante ironie de l’histoire de se servir d’instruments qui avaient sans doute torturé nos parents et grands-parents. (…)
La lutte contre les GIA était un problème de temps. Il fallait aller plus vite qu’eux, gagner une longueur d’avance, mais nous n’y arrivions pas. Le soir, je regardais les nouvelles sur les chaînes françaises Antenne 2 et FR3. Un fleuve séparait la lutte antiterroriste en Algérie et celle menée en France. Déjà le pays ne vivait pas dans une guerre civile. Ce que l’on trouvait hautement comique à la télé française, c’était une arrestation d’un terroriste en France avec les caméras de télévision qui suivaient le juge chargé de la lutte contre le terrorisme. On s’imaginait les complices du terro en train de regarder la télé bien au chaud en Europe, puis de déménager tranquillement toute leur cellule. (…)
Mais, le plus drôle, c’était, lors des arrestations en France, de voir l’avocat du terroriste présumé qui se présentait dans la minute. Dès lors, l’affaire devenait publique. Or une affaire de terroriste devenue publique ne pouvait pas donner grand-chose comme résultat. (…) Les gouvernements européens devaient apprendre que quand il s’agissait de terrorisme, les libertés devenaient souvent une entrave à la lutte. Nous, nous étions en plein dedans.
CAMPAGNE D’EXECUTIONS
Les attentats à la bombe, les assassinats, les enlèvements et les embuscades contre les patrouilles s’étaient succédé en s’accélérant. Parallèlement, le GIA avait accentué sa campagne de recrutement au sein de la population civile. Ils étaient partout. Des réseaux logistiques se constituaient quotidiennement, s’étendant un peu plus chaque jour. Ce n’était plus une gangrène, c’était un cancer foudroyant ! Les rapports des six CTRI demandaient la même chose : un feu vert pour lancer une campagne de terreur vers le GIA. Une sorte d’avertissement définitif et sanglant.
« Il vous est demandé à partir d’aujourd’hui d’entamer des opérations d’exécutions suivant le degré d’implication des personnes ». L’ordre était arrivé directement d’Alger. Sobre et explicite. Sur le papier, une seule signature s’étalait, celle de Smain Lamari. (…)
— Maintenant, c’est une lutte à mort, a dit Hichem en secouant la tête. Ce sera eux ou nous…
Contre-espionnage algérien : Notre guerre contre les islamistes - Par Abdelkader Tigha, avec Philippe Lobjois - Editions Nouveau Monde - Sortie le 12 juin
La suite des bonnes feuilles des confessions d’Abdelkader Tigha demain sur Bakchich
Abdelkader Tigha par l’éditeur
1991. La guerre contre les Groupes islamistes armés débute en Algérie. Abdelkader Tigha rejoint les services de contre-espionnage algériens. Il a 21 ans et veut servir son pays en contrant la menace des terroristes. Torture, disparitions, escadrons de la mort, attentats… Pendant huit ans, l’horreur sera son quotidien. Huit ans de lutte dont il ne sortira pas indemne… Un frère assassiné, un autre grièvement blessé. Entre la peste et le choléra, le jeune sergent Tigha ira jusqu’au bout de ses forces avant que le dégoût ne s’empare de lui et qu’il ne décide de fuir son pays. Poursuivi par son propre service, il se lance alors dans une course contre la montre… De Tunis à Tripoli, de Damas à Amman, les hommes du contre-espionnage algérien mettront tout en oeuvre pour le récupérer. Leur raison ? Tigha en sait trop. Trop sur les manipulations de son ancien service durant leur guerre contre les islamistes. Trop sur les escadrons de la mort, sur les disparitions d’innocents, sur la mort des moines de Tibhirine… En Thaïlande, les services secrets français le reçoivent et prennent son témoignage mais l’abandonnent aussitôt sur la pression d’Alger. Victime d’une manipulation, Abdelkader Tigha fera trois ans de prison en Thaïlande. Enfin libre, il écrit aujourd’hui l’histoire authentique d’un homme traqué qui n’a plus rien à perdre sinon la vie. Contre espionnage algérien offre une plongée à couper le souffle dans les coups tordus de la guerre civile algérienne.
Bonnes feuilles / lundi 9 juin par Catherine Graciet
Ancien membre des services secrets algériens, le sergent Abdelkader Tigha a officié six ans au CTRI (centre territorial de recherche et d’investigation) de la ville de Blida pendant la guerre civile des années 90. En plein fief des islamistes des GIA. Et au coeur du « vaisseau amiral des généraux algériens » dans leur lutte anti-terroriste qui était à l’époque notamment dirigée par le général Smain Lamari. Escadrons de la mort, tortures, attentats, massacres de civils, moines de Tibhirine… Abdelkader Tigha a été témoin direct ou indirect des heures les plus sombres de l’Algérie.
Puis, en décembre 1999, écoeuré, il décide de s’enfuir. S’ensuit une cavale de cinq ans où il transite par Tunis, Tripoli, Bangkok où il est lâché par la DGSE française, Damas, Amman, où la sécurité jordanienne lui sauve la vie, et enfin Amsterdam… La fuite est sa seule issue : son ancien service le traque sans relâche. Abdelkader Tigha est aujourd’hui réfugié en Hollande et publie avec le journaliste Philippe Lobjois son histoire, « Contre-espionnage algérien : notre guerre contre les islamistes » (ed. Nouveau Monde). Son témoignage sort en librairie le 12 juin. « Bakchich » en publie les bonnes feuilles en exclusivité et en trois épisodes.
Contre-espionnage algérien : Notre guerre contre les islamistes
(DR)
NINJAS CONTRE TANGOS
- J’ai reçu l’accord du commissaire principal pour créer sur le modèle du GIS une brigade anti-terroriste.
Moh se tenait en face de moi. Nous nous sommes embrassés longuement, puis il m’a regardé pour s’assurer que rien n’avait changé dans mon attitude Lui était en pleine forme, débordant d’énergie et de rage. (…) Le GIS était un groupe d’intervention du DRS qu’avait fondé notre gouvernement pour imiter les Français, avec le GIGN. Ils avaient peu servi depuis leur création. Nous n’avions jamais eu de terroristes en Algérie. (…) Quelques jours plus tard, Moh m’a présenté plusieurs hommes. Des policiers volontaires qui avaient accepté de rejoindre cette nouvelle équipe de choc. De simples policiers, agents de l’ordre public, de la circulation ou de la protection de sites sensibles. Ils n’avaient aucune expérience dans la lutte antiterroriste, mais comme disait Moh : « c’est en courant qu’on apprend à courir. » (…)
Pour l’équipement de ses hommes, Moh s’est débrouillé. Des tenues bleu nuit et des cagoules noires pour éviter aux volontaires des représailles contre leurs familles. L’armement est plus succinct et classique. Des kalachnikovs russes, de calibre 7,62 mm, et des jumelles de nuit. Ce n’est pas énorme, mais nous pensons tous qu’il suffit largement à la mission. Pour parfaire le tout, la direction du matériel de la GSN a décidé d’attribuer à Moh et à ses hommes une douzaine de 4x4 Nissan. Une fois l’équipement distribué, Moh leur a expliqué longuement le boulot. Longuement, car personne n’avait chassé de terroristes de sa vie ! Maintenant les terros s’appellent les « tangos » à cause de l’indicatif radio, et le groupe de mon frère, à cause des tenues bleues et des cagoules, les gamins les appellent les « ninjas » ! Comme dans les films de kung-fu qu’on allait voir à Blida le samedi soir quand on était gamins. Les ninjas contre les tangos !
Très vite, les hommes de mon frère élargissent leurs compétences territoriales. Les interventions les mènent de plus en plus loin, dans toutes les régions rurales, empiétant de plus en plus sur les prérogatives de la gendarmerie nationale. (…) Dès qu’il y avait des suspects en mouvement, ils sautaient dans les 4x4 et agissaient aussitôt. A ce rythme, tout le personnel passera bientôt ses jours et ses nuits au commissariat central. La chasse aux terroristes était devenue leur seule préoccupation. Très vite, les résultats obtenus amènent d’autres policiers à se rallier à nous. Les rangs de ces brigades grossissent au rythme des assassinats et des attentats des islamistes. C’est un engrenage fatal dans lequel nous avons mis un doigt, puis deux. Maintenant, c’est la main qui est en train d’y passer. Ceux d’en face nous ont communiqué leur goût du sang.
VENGEANCE
Smain Lamari avait appris l’existence de ces nouvelles brigades, et il voulait en rencontrer l’initiateur. Le soir, à son retour, Moh était très excité. Avec Smain Lamari, ils avaient discuté longtemps ensemble.
— Il m’a dit que nous n’allions plus travailler seuls et qu’il veut organiser la lutte antiterroriste à travers tout le pays à partir de maintenant.
A la moitié de l’année 1993, Smain Lamari, en accord avec l’armée, crée un poste de commandement regroupant les services du CTRI de Blida et des parachutistes du 18è RPC (régiment parachutiste commando) et les brigades de mon frère. La raison est simple. Les GIA avaient pris naissance au cœur de La Mitidja, entre Boufarik, Blida et les montagnes de Chréa. (…) La création du poste de commandement déplace la guerre sur la région. Blida, Boufarik, Sidi Moussa deviennent les coins de ce que l’on appellera « le triangle de la mort ».
BLIDA OU « L’ETOILE NOIRE »
Le CTRI de Blida était devenu « l’Etoile noire » des généraux. Une sorte de vaisseau amiral planté comme un coin en plein cœur de la Mitidja, au pied des montagnes de Chréa, la zone islamiste la plus dangereuse d’Algérie. Depuis la guerre, il tournait à plein régime. Près de 600 personnes s’y activaient jour et nuit. Smain Lamari avait demandé que le CTRI de Blida soit exclusivement en charge du dossier GIA. L’armée comme la police devait immédiatement y déférer toute personne ayant trait au conflit. (…)
Le colonel Djebbar M’Henna l’administrait. Petit, chauve, c’était un Kabyle, comme tous les donneurs d’ordre du CTRI, issus des régions montagneuses de Larbaa Natiraten, près de Tizi-Ouzou. Djebbar M’Henna était un viveur, grand amateur de whisky et de jeunes femmes. Je ne verrai pas tout de suite le colonel. Je rencontrerai son adjoint, le numéro deux du CTRI, le capitaine Allouache Abdelhafidh. C’est lui qui m’accueillit dans son bureau. Grand, avec ses yeux bleus et ses cheveux blonds, il ressemblait à un Européen. Après les phrases de bienvenue et les condoléances, il m’a brossé un tableau rapide de la situation. « Ici, tu n’es pas dans n’importe quel CTRI ! Le CTRI de Blida n’est pas comme les autres. Ici, nous sommes en plein cœur du « triangle de la mort ». C’est un trou noir ! » (…)
Le CTRI était un gros bâtiment lourd et carré construit dans les années 1970. Une citadelle assiégée, en pleine zone islamiste ? Massif comme les montagnes au pied desquelles elle est posée. Gros bloc de béton ceinturé de quatre tours guérites qui surplombaient la plaine et qui donnerait sur l’enfer mais équipé de toutes les facilités. Il y avait même une voie de chemin de fer qui passait en contrebas des murs du centre, juste derrière pour le déchargement du matériel. En plus de notre propre ravitaillement en essence avec une station service privée, il y avait aussi un stade situé juste derrière, puis deux blocs avec des chambres pour dormir. Pour égayer ce gros cube, un verger avait été planté plein d’arbres, de fleurs et de verdure.
MANIPULATIONS
En arrivant (à la cantine du CTRI de Blida), je l’ai remarqué tout de suite. Un jeune gus, avec une petite barbe en pointe en train de discuter avec le colonel du CTRI. J’ai commencé à manger, mais la curiosité était plus forte.
— C’est qui ? ai-je demandé.
Hichem m’a regardé avec un demi-sourire, l’air de dire : « Houla, attention où tu mets les pieds ! »
— C’est un émir du GIA. Un de ceux qui lançaient les fatwas sur les futures victimes.
Je regarde Hichem avec des yeux ronds.
— Il a été retourné par le colonel. Il travaille pour nous maintenant.
— Mais quel âge il a ?
— C’est un jeune. Il doit avoir 26 ans. Il prêchait dans une des mosquées de Boufarik. Il était très écouté, très respecté.
— A Boufarik, quelle mosquée ?
— La mosquée Ettouba.
Je sens Hichem sur la défensive, mal à l’aise, comme pris en faute.
— Kader, il vaut mieux que tu le saches. C’est pas n’importe quel émir, c’est celui qui a lancé la fatwa sur ton frère Nacer… (…)
Il [le capitaine Abdelhafidh] m’expliqua comment le DRS, dès le début de la guerre, s’était lancé dans une politique de recrutement d’agents infiltrés au sein de toutes les couches de la population. Beaucoup d’islamistes, après avoir été arrêtés par le DRS, avaient été transférés vers les différents CTRI. C’était là qu’ils étaient « retournés » par le service, puis renvoyés au maquis. Infiltrés au sein de leur groupe, ils permettaient d’en savoir plus sur la stratégie des islamistes sur le terrain. L’objectif affiché du service était de discréditer par tous les moyens la lutte armée des islamistes. J’apprendrai que la campagne de recrutement avait commencée dès 1993. Des équipes du CTRI de Blida s’étaient rendus quotidiennement à la prison civile de la ville afin de mener des interviews sur des détenus islamistes.
— Celui que tu as vu en fait partie. C’est moi qui le traite. On l’emmène avec nous la nuit, sort en opération, il est très utile.
J’apprendrai que ce même émir assistait aux séances de tortures dans les locaux du Service de police judiciaire. (…) J’ai commencé à demander des renseignements sur lui. Il s’appelait Merdj Abdelkrim. Plus connu sous le nom de « Mike », il avait été l’un des fondateurs du GIA de Boufarik et ami intime de Layada Abdelhak, le tueur de mon frère. C’était le premier chef spirituel du GIA, l’initiateur en quelque sorte. Le capitaine Allouache était devenu son officier traitant. Il l’avait retourné dès 1992. Depuis le terro maison circulait à l’intérieur du CTRI et il entretenait des contacts avec différents groupes armés opérant dans la Mitidja sans que ces derniers sachent qu’il avait été retourné par nos services !
TORTURE
En bas, c’était les geôles du CTRI. Elles pouvaient contenir près de 50 personnes entassées, et dans ces cas-là, la température grimpait très vite et dépassait les 40 degrés dans odeur épaisse de merde et de sang. Et puis il y avait le « laboratoire ». Mounir du SPJ m’en avait parlé, sur un ton presque jovial : « C’est là où on les fait chanter ! » Une salle avait été aménagée spécialement pour les interrogatoires. Le détenu, les yeux bandés, était mis directement sur une table en bois aménagée pour la circonstance. Là, il était attaché aux mains et aux pieds au niveau des quatre coins de la table. « C’est une fois dans la salle qu’ils comprennent où ils sont ! Nous, on garde les cagoules, eux non. » Les interrogatoires étaient menés par le Service de police judiciaire, au centre de détention. Nous, en tant qu’enquêteurs, ne participions pas aux interrogatoires. Nous apportions les dossiers d’enquêtes. (…)
« Méthodes d’interrogatoire » était un bien grand mot. Il n’y en avait qu’une : la torture. Les moyens étaient multiples, mais les méthodes les plus utilisées restaient le « water boarding », un linge sur la figure du prévenu, tandis qu’on lui versait de l’eau dessus. Le sentiment de noyade était tel que la langue se déliait rapidement. Il y avait aussi de vielles « gégènes » françaises, héritage de la guerre de libération. Je trouvais comme une terrifiante ironie de l’histoire de se servir d’instruments qui avaient sans doute torturé nos parents et grands-parents. (…)
La lutte contre les GIA était un problème de temps. Il fallait aller plus vite qu’eux, gagner une longueur d’avance, mais nous n’y arrivions pas. Le soir, je regardais les nouvelles sur les chaînes françaises Antenne 2 et FR3. Un fleuve séparait la lutte antiterroriste en Algérie et celle menée en France. Déjà le pays ne vivait pas dans une guerre civile. Ce que l’on trouvait hautement comique à la télé française, c’était une arrestation d’un terroriste en France avec les caméras de télévision qui suivaient le juge chargé de la lutte contre le terrorisme. On s’imaginait les complices du terro en train de regarder la télé bien au chaud en Europe, puis de déménager tranquillement toute leur cellule. (…)
Mais, le plus drôle, c’était, lors des arrestations en France, de voir l’avocat du terroriste présumé qui se présentait dans la minute. Dès lors, l’affaire devenait publique. Or une affaire de terroriste devenue publique ne pouvait pas donner grand-chose comme résultat. (…) Les gouvernements européens devaient apprendre que quand il s’agissait de terrorisme, les libertés devenaient souvent une entrave à la lutte. Nous, nous étions en plein dedans.
CAMPAGNE D’EXECUTIONS
Les attentats à la bombe, les assassinats, les enlèvements et les embuscades contre les patrouilles s’étaient succédé en s’accélérant. Parallèlement, le GIA avait accentué sa campagne de recrutement au sein de la population civile. Ils étaient partout. Des réseaux logistiques se constituaient quotidiennement, s’étendant un peu plus chaque jour. Ce n’était plus une gangrène, c’était un cancer foudroyant ! Les rapports des six CTRI demandaient la même chose : un feu vert pour lancer une campagne de terreur vers le GIA. Une sorte d’avertissement définitif et sanglant.
« Il vous est demandé à partir d’aujourd’hui d’entamer des opérations d’exécutions suivant le degré d’implication des personnes ». L’ordre était arrivé directement d’Alger. Sobre et explicite. Sur le papier, une seule signature s’étalait, celle de Smain Lamari. (…)
— Maintenant, c’est une lutte à mort, a dit Hichem en secouant la tête. Ce sera eux ou nous…
Contre-espionnage algérien : Notre guerre contre les islamistes - Par Abdelkader Tigha, avec Philippe Lobjois - Editions Nouveau Monde - Sortie le 12 juin
La suite des bonnes feuilles des confessions d’Abdelkader Tigha demain sur Bakchich
Abdelkader Tigha par l’éditeur
1991. La guerre contre les Groupes islamistes armés débute en Algérie. Abdelkader Tigha rejoint les services de contre-espionnage algériens. Il a 21 ans et veut servir son pays en contrant la menace des terroristes. Torture, disparitions, escadrons de la mort, attentats… Pendant huit ans, l’horreur sera son quotidien. Huit ans de lutte dont il ne sortira pas indemne… Un frère assassiné, un autre grièvement blessé. Entre la peste et le choléra, le jeune sergent Tigha ira jusqu’au bout de ses forces avant que le dégoût ne s’empare de lui et qu’il ne décide de fuir son pays. Poursuivi par son propre service, il se lance alors dans une course contre la montre… De Tunis à Tripoli, de Damas à Amman, les hommes du contre-espionnage algérien mettront tout en oeuvre pour le récupérer. Leur raison ? Tigha en sait trop. Trop sur les manipulations de son ancien service durant leur guerre contre les islamistes. Trop sur les escadrons de la mort, sur les disparitions d’innocents, sur la mort des moines de Tibhirine… En Thaïlande, les services secrets français le reçoivent et prennent son témoignage mais l’abandonnent aussitôt sur la pression d’Alger. Victime d’une manipulation, Abdelkader Tigha fera trois ans de prison en Thaïlande. Enfin libre, il écrit aujourd’hui l’histoire authentique d’un homme traqué qui n’a plus rien à perdre sinon la vie. Contre espionnage algérien offre une plongée à couper le souffle dans les coups tordus de la guerre civile algérienne.