LES CAVALIERS ALGERIENS SUR LE FRONT DU NORD OCTOBRE 1914
-- Présentation du document et de l’auteur --
Premier roman algérien de langue française, « Ahmed Ben Mustapha, goumier » est publié en 1920 chez Payot. Son auteur, Mohammed Ben Cherif (1879-1921) appartient à une famille de « grande tente » (aristocratie militaire) de la région de Djelfa. Il sort de Saint-Cyr comme sous-lieutenant et sert comme officier d’ordonnance du gouverneur d’Algérie entre 1900 et 1911, Charles Jonnart, par ailleurs sénateur du Pas-de-Calais. En septembre 1914, il est affecté au régiment de cavalerie auxiliaire algérienne sous les ordres du lieutenant-colonel Sarton du Jonchay. Fait prisonnier à l’issue de la bataille de Lille, il subit une captivité très éprouvante en Allemagne. A l’issue de la première guerre mondiale, il publie ce texte présenté comme un roman mais qui s’inspire très largement de son expérience personnelle.
Le texte
« Tout le jour le bombardement continue, impitoyable
Le soir est illuminé par les incendies qui ravagent la ville. Toute la rue de la gare est en feu, des conduites d’eau sont coupées, les fils téléphoniques rompus, toute communication arrêtée.
Et dans le lointain, le bruit de la grande bataille, dernière espérance, semble s’approcher.
L’ordre a dit : « Tenir coûte que coûte ! vous serez secourus. » On tient.
Une autre nuit succède, embrasant le ciel d’autres incendies. Le capitaine de l’escadron va lui-même dans les hôpitaux et, sur les morts, il prend les cartouches. Les hommes vont en manquer.
Un aéroplane aux couleurs tricolores, dans une descente vertigineuse, atterrit au milieu de la ville. L’aviateur apporte des nouvelles encourageantes.
Quelques instants après, l’ordre arrive que toutes les troupes rejoindront la citadelle et là se défendront jusqu’au bout.
Les goumiers, quelques uns à pied, marchent au milieu du verre pilé, dans les rues désertes aux magasins béants ; ils traversent des maisons qui brûlent et arrivent au lieu prescrit.
Ben Mostapha, avant de pénétrer sous la porte, voit un commandant accompagné d’un cavalier portant une serviette en guise de drapeau. C’est un parlementaire. Les officiers crient : Non ! Non ! ! !
Un capitaine passe rapidement en auto. C’est celui d’Ahmed. Il lui crie, la gorge serrée : « Au revoir, Ben Mostapha, prenez le commandement de l’escadron, je ne veux pas tomber vivant aux mains de ces cochons. Je veux être tué autrement ».
Dans la citadelle, les hommes livides sont consternés. Une des portes a été prise d’assaut trois fois.
Les deux tiers des défenseurs sont tués. A la quatrième tentative, les boches ont pénétré dans la ville.
Les goumiers sentent le danger, et se rassemblent autour de Ben Mostapha ; les uns enlèvent leurs médailles, les autres veulent arracher leurs galons, espérant par ce moyen tromper l’ennemi.
A ce moment, Ben Mostapha, étreint par la douleur, se ressaisit sous le fouet du devoir surgissant, implacable devant lui .
- Que faites-vous, mes frères, gardez vos galons. Remettez vos décorations. Si vous mourez, ce sera en soldats. Vous savez pour qui ?
Les chevaux épargnés, n’ayant ni bu ni mangé depuis trois jours, sont lâchés dans la grande cour. Pêle-mêle, la tête basse, ils semblent eux aussi comprendre. Le gris pommelé de Ben Mostapha, habitué à être toujours tenu, vient vers son maître
- Tiens, dit Ahmed à Amar Ben Zokrom, prends ce revolver. Eloigne de moi ce cheval…loin…que je ne voie rien, que je n’entende rien…
Amar obéit, les rênes en main il disparaît par un portail. Après quelques instants, il revient…seul.
- Tiens, voilà ton arme, dit-il.
- C’est fait ?
Sans répondre, les larmes aux yeux, Amar secoue la tête.
-Comment non ?
Balbutiant comme un enfant, le goumier répond, étouffant un sanglot :
-Je n’ai pas pu.
Deux officiers boches pénètrent, l’air insolent. On entend des ordres secs, gutturaux comme des cris de fauves.
-Où sont les goumiers ?
Ben Mostapha et un officier de l’autre escadron qui a tenu à partager le sort des hommes se présentent.
-Enfermez immédiatement tous les Arabes dans ce bâtiment et dites-leur bien que, s’ils se révoltent, on démolira la maison à coups de canon.
Ben Mostapha interrompt, outré :
-Ces Arabes sont des soldats français.
-Je le crois et je l’espère, répond ironiquement le capitaine boche ».
« Ahmed Ben Mostapha, goumier », Paris, Publisud, 1997, 182 p, p 137 et 138.
Eclairage
A la suite de la victoire de la Marne remportée au début du mois de septembre 1914, les armées impériales allemandes pivotent et tentent de forcer le passage à l’ouest. La situation est dramatique car la région du Nord est quasiment dépourvue de troupes d’active à l’exception des garnisons des villes portuaires, Dunkerque, Boulogne et Calais. En urgence, le général Joffre, chef d’état-major général, envoie le 1er régiment de spahis auxiliaires algériens commandé par le lieutenant-colonel Sarton du Jonchay qui débarque du train en gare d’Arras. Les 1250 cavaliers de Sarton du Jonchay se déploient entre Vis-en-Artois (route d’Arras-Cambrai) et Vitry en Artois (route d’Arras à Douai) et stoppent les charges des uhlans du prince Ruprecht de Bavière. Les escadrons de spahis entrent ensuite dans Douai. Ils tentent de rétablir la liaison avec l’armée belge à Tournai. Après la chute de Douai, trois escadrons gagnent Lille où ils participent à la défense de Lille. Encerclés dans la citadelle avec les derniers défenseurs, 199 d’entre eux dont le sous-lieutenant Ben Cherif seront emmenés en captivité en Allemagne.
Le texte décrit les dernières heures du siège de Lille. Au début de la guerre, les autorités civiles déclarèrent les villes du nord, villes ouvertes. Mais devant la tournure des événements, le grand quartier général tente de retarder l’avance allemande. On envoie des troupes disparates, mal armées et manquant de munitions. C’est notamment le cas des spahis qui ne disposent que de carabines et de sabres de cavalerie. Malgré cela, ils se battent avec courage. Ils sont encadrés par leurs chefs locaux. Les officiers sont des européens issus de l’armée d’Afrique. Néanmoins, l’encadrement comporte également deux officiers indigènes, l’émir Khaled, petit-fils de l’émir Abdelkader, capitaine, et le sous-lieutenant Ben Chérif. Tous deux sont issus de l’aristocratie algérienne, religieuse pour le premier, militaire pour le second. Ils sont passés par l’école militaire de Saint-Cyr. Juridiquement, ces spahis ne sont pas des militaires mais des auxiliaires civils. C’est pour cette raison que leurs officiers craignent que les Allemands ne les considèrent comme des francs tireurs et ne les passent par les armes. Cette crainte explique la scène au cours de laquelle les spahis veulent arracher leurs galons et leurs insignes.
Le régiment combattra ensuite dans les dunes du coté de Bray-Dunes. Il sera dissous en 1915 pour des raisons essentiellement politiques.
Défilé d’un escadron dans le centre de Douai. L’émir Khaled est le deuxième officier à droite
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Premier roman algérien de langue française, « Ahmed Ben Mustapha, goumier » est publié en 1920 chez Payot. Son auteur, Mohammed Ben Cherif (1879-1921) appartient à une famille de « grande tente » (aristocratie militaire) de la région de Djelfa. Il sort de Saint-Cyr comme sous-lieutenant et sert comme officier d’ordonnance du gouverneur d’Algérie entre 1900 et 1911, Charles Jonnart, par ailleurs sénateur du Pas-de-Calais. En septembre 1914, il est affecté au régiment de cavalerie auxiliaire algérienne sous les ordres du lieutenant-colonel Sarton du Jonchay. Fait prisonnier à l’issue de la bataille de Lille, il subit une captivité très éprouvante en Allemagne. A l’issue de la première guerre mondiale, il publie ce texte présenté comme un roman mais qui s’inspire très largement de son expérience personnelle.
Le texte
« Tout le jour le bombardement continue, impitoyable
Le soir est illuminé par les incendies qui ravagent la ville. Toute la rue de la gare est en feu, des conduites d’eau sont coupées, les fils téléphoniques rompus, toute communication arrêtée.
Et dans le lointain, le bruit de la grande bataille, dernière espérance, semble s’approcher.
L’ordre a dit : « Tenir coûte que coûte ! vous serez secourus. » On tient.
Une autre nuit succède, embrasant le ciel d’autres incendies. Le capitaine de l’escadron va lui-même dans les hôpitaux et, sur les morts, il prend les cartouches. Les hommes vont en manquer.
Un aéroplane aux couleurs tricolores, dans une descente vertigineuse, atterrit au milieu de la ville. L’aviateur apporte des nouvelles encourageantes.
Quelques instants après, l’ordre arrive que toutes les troupes rejoindront la citadelle et là se défendront jusqu’au bout.
Les goumiers, quelques uns à pied, marchent au milieu du verre pilé, dans les rues désertes aux magasins béants ; ils traversent des maisons qui brûlent et arrivent au lieu prescrit.
Ben Mostapha, avant de pénétrer sous la porte, voit un commandant accompagné d’un cavalier portant une serviette en guise de drapeau. C’est un parlementaire. Les officiers crient : Non ! Non ! ! !
Un capitaine passe rapidement en auto. C’est celui d’Ahmed. Il lui crie, la gorge serrée : « Au revoir, Ben Mostapha, prenez le commandement de l’escadron, je ne veux pas tomber vivant aux mains de ces cochons. Je veux être tué autrement ».
Dans la citadelle, les hommes livides sont consternés. Une des portes a été prise d’assaut trois fois.
Les deux tiers des défenseurs sont tués. A la quatrième tentative, les boches ont pénétré dans la ville.
Les goumiers sentent le danger, et se rassemblent autour de Ben Mostapha ; les uns enlèvent leurs médailles, les autres veulent arracher leurs galons, espérant par ce moyen tromper l’ennemi.
A ce moment, Ben Mostapha, étreint par la douleur, se ressaisit sous le fouet du devoir surgissant, implacable devant lui .
- Que faites-vous, mes frères, gardez vos galons. Remettez vos décorations. Si vous mourez, ce sera en soldats. Vous savez pour qui ?
Les chevaux épargnés, n’ayant ni bu ni mangé depuis trois jours, sont lâchés dans la grande cour. Pêle-mêle, la tête basse, ils semblent eux aussi comprendre. Le gris pommelé de Ben Mostapha, habitué à être toujours tenu, vient vers son maître
- Tiens, dit Ahmed à Amar Ben Zokrom, prends ce revolver. Eloigne de moi ce cheval…loin…que je ne voie rien, que je n’entende rien…
Amar obéit, les rênes en main il disparaît par un portail. Après quelques instants, il revient…seul.
- Tiens, voilà ton arme, dit-il.
- C’est fait ?
Sans répondre, les larmes aux yeux, Amar secoue la tête.
-Comment non ?
Balbutiant comme un enfant, le goumier répond, étouffant un sanglot :
-Je n’ai pas pu.
Deux officiers boches pénètrent, l’air insolent. On entend des ordres secs, gutturaux comme des cris de fauves.
-Où sont les goumiers ?
Ben Mostapha et un officier de l’autre escadron qui a tenu à partager le sort des hommes se présentent.
-Enfermez immédiatement tous les Arabes dans ce bâtiment et dites-leur bien que, s’ils se révoltent, on démolira la maison à coups de canon.
Ben Mostapha interrompt, outré :
-Ces Arabes sont des soldats français.
-Je le crois et je l’espère, répond ironiquement le capitaine boche ».
« Ahmed Ben Mostapha, goumier », Paris, Publisud, 1997, 182 p, p 137 et 138.
Eclairage
A la suite de la victoire de la Marne remportée au début du mois de septembre 1914, les armées impériales allemandes pivotent et tentent de forcer le passage à l’ouest. La situation est dramatique car la région du Nord est quasiment dépourvue de troupes d’active à l’exception des garnisons des villes portuaires, Dunkerque, Boulogne et Calais. En urgence, le général Joffre, chef d’état-major général, envoie le 1er régiment de spahis auxiliaires algériens commandé par le lieutenant-colonel Sarton du Jonchay qui débarque du train en gare d’Arras. Les 1250 cavaliers de Sarton du Jonchay se déploient entre Vis-en-Artois (route d’Arras-Cambrai) et Vitry en Artois (route d’Arras à Douai) et stoppent les charges des uhlans du prince Ruprecht de Bavière. Les escadrons de spahis entrent ensuite dans Douai. Ils tentent de rétablir la liaison avec l’armée belge à Tournai. Après la chute de Douai, trois escadrons gagnent Lille où ils participent à la défense de Lille. Encerclés dans la citadelle avec les derniers défenseurs, 199 d’entre eux dont le sous-lieutenant Ben Cherif seront emmenés en captivité en Allemagne.
Le texte décrit les dernières heures du siège de Lille. Au début de la guerre, les autorités civiles déclarèrent les villes du nord, villes ouvertes. Mais devant la tournure des événements, le grand quartier général tente de retarder l’avance allemande. On envoie des troupes disparates, mal armées et manquant de munitions. C’est notamment le cas des spahis qui ne disposent que de carabines et de sabres de cavalerie. Malgré cela, ils se battent avec courage. Ils sont encadrés par leurs chefs locaux. Les officiers sont des européens issus de l’armée d’Afrique. Néanmoins, l’encadrement comporte également deux officiers indigènes, l’émir Khaled, petit-fils de l’émir Abdelkader, capitaine, et le sous-lieutenant Ben Chérif. Tous deux sont issus de l’aristocratie algérienne, religieuse pour le premier, militaire pour le second. Ils sont passés par l’école militaire de Saint-Cyr. Juridiquement, ces spahis ne sont pas des militaires mais des auxiliaires civils. C’est pour cette raison que leurs officiers craignent que les Allemands ne les considèrent comme des francs tireurs et ne les passent par les armes. Cette crainte explique la scène au cours de laquelle les spahis veulent arracher leurs galons et leurs insignes.
Le régiment combattra ensuite dans les dunes du coté de Bray-Dunes. Il sera dissous en 1915 pour des raisons essentiellement politiques.
Défilé d’un escadron dans le centre de Douai. L’émir Khaled est le deuxième officier à droite
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