Les evenements d'Octobre ont sonné le glas de la legitimité historique.
La symbolique revolutionnaire a été battue en breche comme etant un mode d'emploi pour acceder au pouvoir.
Daho Djerbal est un éminent universitaire bien connu pour ses travaux « d’historien du temps présent », comme il aime à se définir. Il est aussi le directeur de NAQD, la prestigieuse revue de critique sociale n Il a bien voulu se prêter à nos questions pour tenter d’expliquer le « Moment Octobre 88 », sa genèse, ses ressorts et ses effets sur la marche de l’histoire de l’Algérie contemporaine au cours des vingt dernières années.
Nous commémorons cette année le vingtième anniversaire des événements d’Octobre 88. Quelle genèse pourriez-vous esquisser du 5 Octobre ? Vingt ans après ces événements fondateurs, y voit-on plus clair ou bien sont-ce les mêmes zones d’ombre qui persistent ?
Effectivement, on peut se poser cette question en se demandant : l’expérience historique d’une société qui a traversé une crise majeure comme celle-ci a-t-elle été retenue ? Les leçons ont-elles été tirées ? Je peux dire de prime abord que non. Aucune leçon n’a été tirée, ni par les uns, ni par les autres. Quand je me réfère à un document que les universitaires ont élaboré à l’époque dans le cadre d’une coordination interuniversitaire pour la démocratie, on peut se demander si les causes d’Octobre 88 ne sont pas encore réunies aujourd’hui. Ce document soulignait que parmi ces causes on peut citer : les inégalités sociales criardes, le confort indécent et le luxe d’une classe liée au régime, la dégradation des conditions sociales de la majorité du peuple algérien, la baisse du pouvoir d’achat, l’envol des prix des produits de première nécessité et la stagnation des salaires qui restaient pour la majorité insignifiants, la pénurie des produits de base, les problèmes de la vie quotidienne (logement, eau, transport), la faillite du système éducatif qui jette chaque année des milliers de jeunes à la rue, une politique de compression du personnel et de non-création d’emplois qui se traduit par un chômage endémique et laisse notre jeunesse sans perspective, l’abolition d’acquis tels que la médecine gratuite, la sécurité sociale et le soutien des prix. Sur un autre plan, Octobre traduisait un désir profond de changement du système politique, et une crise de confiance entre le peuple et l’Etat, représenté à l’époque par le parti FLN, les autorités locales et les organisations de masse. On peut déduire de tout cela que le diagnostic qui a été fait des causes d’octobre 88 reste d’actualité dans la mesure où les caractéristiques du malaise social, de la crise politique et de la crise de la pensée dominante restent présentes aujourd’hui comme si de rien n’était, comme si l’Algérie n’avait pas connu Octobre 88, n’avait pas connu la crise institutionnelle qui a suivi Octobre 88, et n’avait pas connu la tragédie des années 1990.
Vous abordez les causes, j’allais dire structurelles, qui ont préparé le terrain à Octobre 88. Pour l’historien que vous êtes, en termes d’intelligibilité d’un événement de cette ampleur, privilégiez-vous plutôt la thèse de la révolte spontanée, ce qu’on a appelé « chahut de gamins » (selon la formule malheureuse de Ali Amar), ou bien la thèse « manipulationniste » qui voit dans Octobre un événement provoqué, alléguant du fait que ces conditions sociales ont eu un détonateur politique au sein du pouvoir comme certains inclinent à le penser ?
Si l’on prend en compte l’ensemble de la documentation qui est à notre disposition aujourd’hui, on peut considérer que l’événement Octobre 88 est un événement complexe où interfèrent à la fois une crise globale du système institutionnel et une crise du régime politique, du système du parti unique et une crise économique majeure. On s’est ainsi retrouvés à la fin de l’année 88 dans une situation de banqueroute financière et de banqueroute institutionnelle qui s’ajoutait à la crise sociale et économique. Celle-ci est due au fait que, durant toutes les années 1980, le Plan d’ajustement structurel a été mené tambour battant, avec pour conséquence des centaines de milliers d’emplois supprimés. Ainsi, nous étions dans une situation où se conjuguaient à la fois les effets des mesures draconiennes de désétatisation et de dénationalisation sur le plan économique et social, et ceux de la crise de la représentation et de la représentativité des appareils de l’Etat, et la crise de l’appareil politique de l’Etat représenté par le parti unique. On peut donc dire qu’Octobre 88 n’est pas un mouvement spontané mais la convergence d’un ras-le-bol généralisé des mouvements sociaux, des syndicats et des mouvements politiques qui n’arrivaient plus à trouver les moyens de négocier un nouveau contrat, de nouvelles dispositions de gestion des affaires publiques et de perspectives de sortie de crise. En même temps, il y avait de profondes divergences au plus haut niveau de l’Etat à propos des options de sortie de crise.
L’un des enjeux majeurs, c’était le libéralisme ? Un changement de cap économique ?
La négociation portait sur trois options, trois directions possibles. La première direction était représentée par le coordinateur du parti de l’époque Mohamed-Chérif Messadia et d’autres de ses soutiens au niveau gouvernemental comme dans la sphère militaire qui prônaient le conservatisme absolu, c’est à dire laisser le FLN, comme parti unique, continuer de fonctionner avec un secteur d’Etat même moribond, avec un refus de la libéralisation et de toute ouverture de type démocratique. Un deuxième groupe considérait qu’il était maintenant temps d’apporter quelques réformes. Ces réformes se présentaient à l’époque comme la possibilité d’une ouverture à l’intérieur du FLN avec la création de tribunes ou de courants au sein du parti. Elles envisageaient, par ailleurs, l’autorisation pour un certain nombre de partis de s’organiser et de s’exprimer, mais qui resteraient évidemment des partis périphériques ne remettant pas en cause le leadership du FLN. Une troisième tendance était une tendance libérale et même néolibérale qui pensait à une remise en question du régime, une remise en question du parti unique, une remise en question des formes de représentation parlementaire, avec une libéralisation absolue, principalement de l’économie, avec des investissements à la fois nationaux et internationaux qui remettraient en question le monopole de l’Etat. Les divergences entre ces groupes au plus haut niveau des sphères décisionnelles commençaient à devenir cruciales à partir du printemps 88. Il me semble – c’est une hypothèse – que le consensus n’a pas été atteint, et donc ces groupes sont entrés en conflit en instrumentalisant et en manipulant les forces sociales et les forces politiques émergentes. Nous sommes ainsi arrivés en octobre 88 comme avec un scénario déjà mis en forme.
L’un dans l’autre, peut-on dire qu’Octobre était une violence nécessaire ou, pour emprunter une formule à Mohamed Arkoun, un événement « historiquement programmé » ?
On ne peut pas dire en histoire que les violences sont nécessaires. On peut juste constater les faits. Ce qui est certain, et c’est là un autre élément qui conforterait la thèse de la manipulation et de l’instrumentalisation d’un mouvement de ras-le-bol général de contestation du régime, c’est que tout au long des manifestations d’Octobre il y a eu ce qu’on avait appelé les francs-tireurs. On se demande aujourd’hui encore qui étaient ces personnes qui circulaient dans des véhicules banalisés et qui tiraient sur les foules et sur les forces de sécurité sans que personne ne les poursuive. En tout état de cause, la conjugaison de ces deux mouvements qui étaient à l’œuvre est importante à souligner, entre l’effet d’une crise généralisée et celui d’un règlement de comptes au sein des sphères dirigeantes. Pour répondre maintenant à votre question, il faut noter qu’en histoire l’évolution n’est jamais linéaire ni logique. L’histoire se fait par ruptures d’équilibre. On peut considérer qu’Octobre 88 a été l’indicateur d’une rupture d’équilibre et donc d’un changement nécessaire. Ce qui était nécessaire, c’est la volonté de changement. Les conditions de cet événement étaient réunies, mais personne ne pouvait décider à l’avance du moment où ce soulèvement devait avoir lieu.
C’est comme pour les séismes, on ne peut pas les prédire…
Absolument ! C’est tout à fait l’exemple qui convient en la circonstance. L’éclatement d’une insurrection généralisée était inéluctable, mais on ne pouvait pas décider sous quelle forme ni à quel moment cela allait se manifester. Personne ne pouvait le planifier. Le deuxième volet que je souhaiterais aborder avec vous M. Djerbal se rapporte aux conséquences d’Octobre 88 et ce qui a suivi ce soulèvement populaire. A ce propos, on peut distinguer, me semble-t-il, deux segments importants : l’après-Octobre immédiat qui va grosso modo de 1988 à 1992, et le chaos des années 1990. D’aucuns considèrent que la période 88-92 est « l’âge d’or » de l’expérience démocratique en Algérie. Qu’en pensez-vous ? C’était en réalité un exutoire, c’est-à-dire que toutes les forces contenues, qui s’étaient développées plus ou moins clandestinement, d’une manière plus ou moins tolérée, dans les années 1980, se sont révélées au grand jour. Je pense au mouvement des droits de l’homme et ses ligues qui ont existé depuis 81-82, je pense au PAGS, je pense au Mouvement culturel berbère (le MCB), et je pense aux mouvements islamistes fondamentalistes. Je pense aussi aux formes d’expression démocratique dans la presse et les médias. Il y avait des velléités, un potentiel d’expression libre qui ne passait pas par le canal du parti unique. Donc, tout cela, de 1988 à 1991 pour être plus précis, a trouvé un exutoire par la porte entr’ouverte par le régime en place. Ainsi, on va se retrouver en Octobre 88 comme dans une sorte de sortie à l’air libre, avec, à la clé, l’émergence de forces qui étaient déjà organisées, qui avaient déjà leur plate-forme. De ce point de vue-là, cela a été salutaire effectivement. On a eu l’impression à un moment donné que nous étions portés par une grande vague de liberté démocratique. Ce qu’on peut dire également, c’est que durant les premiers jours et les premières semaines d’Octobre 88, les forces de la police et de la sécurité militaire ont visé presque exclusivement les dirigeants du parti communiste, le PAGS, et les dirigeants syndicalistes. Ils ont non seulement arrêté mais torturé, maintenu en détention abusive, des centaines de gens à qui on a fait subir des sévices physiques et moraux comme si Octobre 88 avait été planifié et organisé par les communistes, les syndicalistes et les représentants des mouvements démocratiques.
Donc, il y avait d’un côté la brutalité de la réponse du régime, soit un haut moment de dictature, et puis, il y a eu cette espèce d’euphorie générale qui avait suivi, comme si les Algériens sortaient dans la cour d’une prison prendre l’air…
Oui, mais cela c’est la forme extérieure du phénomène. En réalité, c’est l’effet attendu de toute forme de répression dans la longue durée. Il arrive toujours un moment où les ruptures d’équilibre laissent apparaître une sorte de bulle d’oxygène où l’on assiste à une agitation généralisée, frénétique, dans tous les domaines de l’expression.
Pour vous, au fond, rien n’avait changé. Le régime campait sur sa rigidité…
Tout à fait ! Puisque nous sommes passés d’un état de siège qui a duré quelques semaines à un état d’urgence qui dure jusqu’à ce jour, et qui est devenu un mode de gouvernement permanent. On avait l’impression que quelque chose de nouveau était en train de s’installer, avec la loi sur la presse, le code de l’information de M. Hamrouche, etc. On avait l’impression qu’il y avait une nouvelle forme d’expression à la télévision, un changement de tonalité, et même l’usage de l’arabe dialectal dans certaines émissions. Tout cela laissait l’impression que quelque chose était en train de changer, mais dans le fond, dans le système éducatif, dans l’idéologie dominante du régime, les choses restaient les mêmes. C’était toujours les mêmes chapes de plomb qui s’imposaient à la société en lui laissant quelques pores par lesquelles elle pouvait respirer.
L’assassinat du président Boudiaf le 29 juin 1992 a marqué une rupture brutale de cet élan qui soulevait la société. Le sentiment général est que cette espèce de « deuxième république » si on peut l’appeler ainsi, née symboliquement de l’insurrection d’Octobre 88, qui était porteuse d’espoirs et de nouvelles promesses, a tout de suite été dévoyée dans la mesure où elle a enfanté un « monstre » nommé FIS qui, à son tour, a accouché de l’islamisme armé… Je dois dire, en ce qui me concerne, qu’il n’y a jamais eu de deuxième république…
La symbolique revolutionnaire a été battue en breche comme etant un mode d'emploi pour acceder au pouvoir.
Daho Djerbal est un éminent universitaire bien connu pour ses travaux « d’historien du temps présent », comme il aime à se définir. Il est aussi le directeur de NAQD, la prestigieuse revue de critique sociale n Il a bien voulu se prêter à nos questions pour tenter d’expliquer le « Moment Octobre 88 », sa genèse, ses ressorts et ses effets sur la marche de l’histoire de l’Algérie contemporaine au cours des vingt dernières années.
Nous commémorons cette année le vingtième anniversaire des événements d’Octobre 88. Quelle genèse pourriez-vous esquisser du 5 Octobre ? Vingt ans après ces événements fondateurs, y voit-on plus clair ou bien sont-ce les mêmes zones d’ombre qui persistent ?
Effectivement, on peut se poser cette question en se demandant : l’expérience historique d’une société qui a traversé une crise majeure comme celle-ci a-t-elle été retenue ? Les leçons ont-elles été tirées ? Je peux dire de prime abord que non. Aucune leçon n’a été tirée, ni par les uns, ni par les autres. Quand je me réfère à un document que les universitaires ont élaboré à l’époque dans le cadre d’une coordination interuniversitaire pour la démocratie, on peut se demander si les causes d’Octobre 88 ne sont pas encore réunies aujourd’hui. Ce document soulignait que parmi ces causes on peut citer : les inégalités sociales criardes, le confort indécent et le luxe d’une classe liée au régime, la dégradation des conditions sociales de la majorité du peuple algérien, la baisse du pouvoir d’achat, l’envol des prix des produits de première nécessité et la stagnation des salaires qui restaient pour la majorité insignifiants, la pénurie des produits de base, les problèmes de la vie quotidienne (logement, eau, transport), la faillite du système éducatif qui jette chaque année des milliers de jeunes à la rue, une politique de compression du personnel et de non-création d’emplois qui se traduit par un chômage endémique et laisse notre jeunesse sans perspective, l’abolition d’acquis tels que la médecine gratuite, la sécurité sociale et le soutien des prix. Sur un autre plan, Octobre traduisait un désir profond de changement du système politique, et une crise de confiance entre le peuple et l’Etat, représenté à l’époque par le parti FLN, les autorités locales et les organisations de masse. On peut déduire de tout cela que le diagnostic qui a été fait des causes d’octobre 88 reste d’actualité dans la mesure où les caractéristiques du malaise social, de la crise politique et de la crise de la pensée dominante restent présentes aujourd’hui comme si de rien n’était, comme si l’Algérie n’avait pas connu Octobre 88, n’avait pas connu la crise institutionnelle qui a suivi Octobre 88, et n’avait pas connu la tragédie des années 1990.
Vous abordez les causes, j’allais dire structurelles, qui ont préparé le terrain à Octobre 88. Pour l’historien que vous êtes, en termes d’intelligibilité d’un événement de cette ampleur, privilégiez-vous plutôt la thèse de la révolte spontanée, ce qu’on a appelé « chahut de gamins » (selon la formule malheureuse de Ali Amar), ou bien la thèse « manipulationniste » qui voit dans Octobre un événement provoqué, alléguant du fait que ces conditions sociales ont eu un détonateur politique au sein du pouvoir comme certains inclinent à le penser ?
Si l’on prend en compte l’ensemble de la documentation qui est à notre disposition aujourd’hui, on peut considérer que l’événement Octobre 88 est un événement complexe où interfèrent à la fois une crise globale du système institutionnel et une crise du régime politique, du système du parti unique et une crise économique majeure. On s’est ainsi retrouvés à la fin de l’année 88 dans une situation de banqueroute financière et de banqueroute institutionnelle qui s’ajoutait à la crise sociale et économique. Celle-ci est due au fait que, durant toutes les années 1980, le Plan d’ajustement structurel a été mené tambour battant, avec pour conséquence des centaines de milliers d’emplois supprimés. Ainsi, nous étions dans une situation où se conjuguaient à la fois les effets des mesures draconiennes de désétatisation et de dénationalisation sur le plan économique et social, et ceux de la crise de la représentation et de la représentativité des appareils de l’Etat, et la crise de l’appareil politique de l’Etat représenté par le parti unique. On peut donc dire qu’Octobre 88 n’est pas un mouvement spontané mais la convergence d’un ras-le-bol généralisé des mouvements sociaux, des syndicats et des mouvements politiques qui n’arrivaient plus à trouver les moyens de négocier un nouveau contrat, de nouvelles dispositions de gestion des affaires publiques et de perspectives de sortie de crise. En même temps, il y avait de profondes divergences au plus haut niveau de l’Etat à propos des options de sortie de crise.
L’un des enjeux majeurs, c’était le libéralisme ? Un changement de cap économique ?
La négociation portait sur trois options, trois directions possibles. La première direction était représentée par le coordinateur du parti de l’époque Mohamed-Chérif Messadia et d’autres de ses soutiens au niveau gouvernemental comme dans la sphère militaire qui prônaient le conservatisme absolu, c’est à dire laisser le FLN, comme parti unique, continuer de fonctionner avec un secteur d’Etat même moribond, avec un refus de la libéralisation et de toute ouverture de type démocratique. Un deuxième groupe considérait qu’il était maintenant temps d’apporter quelques réformes. Ces réformes se présentaient à l’époque comme la possibilité d’une ouverture à l’intérieur du FLN avec la création de tribunes ou de courants au sein du parti. Elles envisageaient, par ailleurs, l’autorisation pour un certain nombre de partis de s’organiser et de s’exprimer, mais qui resteraient évidemment des partis périphériques ne remettant pas en cause le leadership du FLN. Une troisième tendance était une tendance libérale et même néolibérale qui pensait à une remise en question du régime, une remise en question du parti unique, une remise en question des formes de représentation parlementaire, avec une libéralisation absolue, principalement de l’économie, avec des investissements à la fois nationaux et internationaux qui remettraient en question le monopole de l’Etat. Les divergences entre ces groupes au plus haut niveau des sphères décisionnelles commençaient à devenir cruciales à partir du printemps 88. Il me semble – c’est une hypothèse – que le consensus n’a pas été atteint, et donc ces groupes sont entrés en conflit en instrumentalisant et en manipulant les forces sociales et les forces politiques émergentes. Nous sommes ainsi arrivés en octobre 88 comme avec un scénario déjà mis en forme.
L’un dans l’autre, peut-on dire qu’Octobre était une violence nécessaire ou, pour emprunter une formule à Mohamed Arkoun, un événement « historiquement programmé » ?
On ne peut pas dire en histoire que les violences sont nécessaires. On peut juste constater les faits. Ce qui est certain, et c’est là un autre élément qui conforterait la thèse de la manipulation et de l’instrumentalisation d’un mouvement de ras-le-bol général de contestation du régime, c’est que tout au long des manifestations d’Octobre il y a eu ce qu’on avait appelé les francs-tireurs. On se demande aujourd’hui encore qui étaient ces personnes qui circulaient dans des véhicules banalisés et qui tiraient sur les foules et sur les forces de sécurité sans que personne ne les poursuive. En tout état de cause, la conjugaison de ces deux mouvements qui étaient à l’œuvre est importante à souligner, entre l’effet d’une crise généralisée et celui d’un règlement de comptes au sein des sphères dirigeantes. Pour répondre maintenant à votre question, il faut noter qu’en histoire l’évolution n’est jamais linéaire ni logique. L’histoire se fait par ruptures d’équilibre. On peut considérer qu’Octobre 88 a été l’indicateur d’une rupture d’équilibre et donc d’un changement nécessaire. Ce qui était nécessaire, c’est la volonté de changement. Les conditions de cet événement étaient réunies, mais personne ne pouvait décider à l’avance du moment où ce soulèvement devait avoir lieu.
C’est comme pour les séismes, on ne peut pas les prédire…
Absolument ! C’est tout à fait l’exemple qui convient en la circonstance. L’éclatement d’une insurrection généralisée était inéluctable, mais on ne pouvait pas décider sous quelle forme ni à quel moment cela allait se manifester. Personne ne pouvait le planifier. Le deuxième volet que je souhaiterais aborder avec vous M. Djerbal se rapporte aux conséquences d’Octobre 88 et ce qui a suivi ce soulèvement populaire. A ce propos, on peut distinguer, me semble-t-il, deux segments importants : l’après-Octobre immédiat qui va grosso modo de 1988 à 1992, et le chaos des années 1990. D’aucuns considèrent que la période 88-92 est « l’âge d’or » de l’expérience démocratique en Algérie. Qu’en pensez-vous ? C’était en réalité un exutoire, c’est-à-dire que toutes les forces contenues, qui s’étaient développées plus ou moins clandestinement, d’une manière plus ou moins tolérée, dans les années 1980, se sont révélées au grand jour. Je pense au mouvement des droits de l’homme et ses ligues qui ont existé depuis 81-82, je pense au PAGS, je pense au Mouvement culturel berbère (le MCB), et je pense aux mouvements islamistes fondamentalistes. Je pense aussi aux formes d’expression démocratique dans la presse et les médias. Il y avait des velléités, un potentiel d’expression libre qui ne passait pas par le canal du parti unique. Donc, tout cela, de 1988 à 1991 pour être plus précis, a trouvé un exutoire par la porte entr’ouverte par le régime en place. Ainsi, on va se retrouver en Octobre 88 comme dans une sorte de sortie à l’air libre, avec, à la clé, l’émergence de forces qui étaient déjà organisées, qui avaient déjà leur plate-forme. De ce point de vue-là, cela a été salutaire effectivement. On a eu l’impression à un moment donné que nous étions portés par une grande vague de liberté démocratique. Ce qu’on peut dire également, c’est que durant les premiers jours et les premières semaines d’Octobre 88, les forces de la police et de la sécurité militaire ont visé presque exclusivement les dirigeants du parti communiste, le PAGS, et les dirigeants syndicalistes. Ils ont non seulement arrêté mais torturé, maintenu en détention abusive, des centaines de gens à qui on a fait subir des sévices physiques et moraux comme si Octobre 88 avait été planifié et organisé par les communistes, les syndicalistes et les représentants des mouvements démocratiques.
Donc, il y avait d’un côté la brutalité de la réponse du régime, soit un haut moment de dictature, et puis, il y a eu cette espèce d’euphorie générale qui avait suivi, comme si les Algériens sortaient dans la cour d’une prison prendre l’air…
Oui, mais cela c’est la forme extérieure du phénomène. En réalité, c’est l’effet attendu de toute forme de répression dans la longue durée. Il arrive toujours un moment où les ruptures d’équilibre laissent apparaître une sorte de bulle d’oxygène où l’on assiste à une agitation généralisée, frénétique, dans tous les domaines de l’expression.
Pour vous, au fond, rien n’avait changé. Le régime campait sur sa rigidité…
Tout à fait ! Puisque nous sommes passés d’un état de siège qui a duré quelques semaines à un état d’urgence qui dure jusqu’à ce jour, et qui est devenu un mode de gouvernement permanent. On avait l’impression que quelque chose de nouveau était en train de s’installer, avec la loi sur la presse, le code de l’information de M. Hamrouche, etc. On avait l’impression qu’il y avait une nouvelle forme d’expression à la télévision, un changement de tonalité, et même l’usage de l’arabe dialectal dans certaines émissions. Tout cela laissait l’impression que quelque chose était en train de changer, mais dans le fond, dans le système éducatif, dans l’idéologie dominante du régime, les choses restaient les mêmes. C’était toujours les mêmes chapes de plomb qui s’imposaient à la société en lui laissant quelques pores par lesquelles elle pouvait respirer.
L’assassinat du président Boudiaf le 29 juin 1992 a marqué une rupture brutale de cet élan qui soulevait la société. Le sentiment général est que cette espèce de « deuxième république » si on peut l’appeler ainsi, née symboliquement de l’insurrection d’Octobre 88, qui était porteuse d’espoirs et de nouvelles promesses, a tout de suite été dévoyée dans la mesure où elle a enfanté un « monstre » nommé FIS qui, à son tour, a accouché de l’islamisme armé… Je dois dire, en ce qui me concerne, qu’il n’y a jamais eu de deuxième république…