Ecrire l’histoire selon les règles établies de la recherche académique, certainement. S’astreindre à une posture d’autoflagellation, sûrement pas. Il m’intéresse, au plus haut point, de reconstituer l’écheveau complexe lié à l’apparition du conflit qui au sein du Comité de coordination et d’exécution a débouché sur la mort violente de Abane Ramdane. Je suis, d’ailleurs, tout aussi concerné par l’éclaircissement des conditions de la mort de nombreux autres combattants de la liberté dont il faudra reconstituer la substance du combat légitime. Tout cela, cependant, pour mieux comprendre le déroulement de l’histoire de mon pays, pas pour dresser, à titre posthume, des échafauds. Quel complexe nourrir ? Observez l’histoire ensanglantée de France ! Avec les fondateurs de la République assassinés et tous ces maréchaux d’empire sacrifiés, l’imaginaire du peuple français a-t-il cessé d’entretenir vivante l’épopée de Napoléon ? Faisons une halte pour faire le point. Des problèmes de méthode ont été invoqués. Une confusion de postures, attitude politique et comportement scientifique, avec une propension à subir «les prénotions ». Ensuite, un problème de mise en perspective historique. Il est possible d’illustrer, à nouveau, ces remarques par référence à la description que nous livre Lahouari Addi du regretté Abdelhafidh Boussouf. Dans la mise au point qu’il a publiée dans les colonnes du Soir d’Algérie, Lahouari Addi se livre, en effet, à des jugements péremptoires, d’ordre moral plus que scientifique, sur la personne du dirigeant disparu. Il impute, en premier lieu, à Abdelhafidh Boussouf, un comportement vis-à-vis de l’ancien président du GPRA, Ferhat Abbas, qu’il faudrait valider par des témoignages irréfutables. Que des divergences aient opposé les deux hommes, c’est certain. Que ces divergences se soient traduites par de l’hostilité et du mépris ainsi que des insultes publiques, il faudrait le prouver. D’ailleurs, le membre de phrase qui accompagne ce tableau est édifiant. Il est, exactement, de la même veine que le jugement porté sur les «boussoufboys » qui a suscité ce débat. C’est, en toute clarté, que notre sociologue décrète que cette attitude du défunt Abdelhafidh Boussouf à l’égard de Ferhat Abbas était révélatrice «d’une haine pour les politiciens et les valeurs libérales» ! Sur le même registre, Lahouari Addi se livrant à une comptabilité macabre des morts impute à notre ancien dirigeant des services de renseignement de guerre, la responsabilité «de liquidation de centaines de militants du FLN dont le plus célèbre est Abane Ramdane». Si nul ne conteste l’assassinat du regretté Abane Ramdane, comment prouver la liquidation de centaines de militants du FLN ? S’agit-il de la Bleuite qui a touché, essentiellement, l’intérieur du pays ? S’agit-il d’exécutions ordonnées par le MALG ? Des cas de disparitions peuvent avoir existé, mais de la à évoquer des centaines de cas, voilà une liberté qu’il faut justifier. Pour clore, Lahouari Addi admet, enfin, que «Boussouf a été un chef nationaliste» mais c’est pour ajouter, aussitôt, qu’«il cultivait la suspicion au plus haut degré». Diable, a-t-on vu un service de renseignement même dans les pays de vieille démocratie fonctionner autrement que sur le mode de la suspicion, à la manière d’une vigilance épistémologique systématique ? Pourquoi Lahouari Addi ne s’intéresse-t-il pas à une autre dimension de ce dirigeant qu’il malmène un peu trop légèrement ? Pourquoi occulte-t-il l’appel franc et massif, dirais-je, qu’il a lancé, le premier, à l’élite du pays ? Un homme aussi respectable que si Abdelhamid Mehri m’a révélé que son pair du GPRA lui avait affirmé, au moment où il devait mettre en place le tout nouveau ministère de l’Armement et des Liaisons générales, «qu’il se passerait du concours de ceux qu’il surpassait en connaissances pour ne faire appel qu’à ceux qui le dépassaient ». Pourquoi ne s’intéresse- t-il pas à l’attitude singulière qu’il a adoptée face au conflit état-major de l’ALN - GPRA puisqu’il est établi, désormais, documents à l’appui, qu’il a refusé de s’impliquer dans une lutte fratricide non sans convier ses collaborateurs à suivre son exemple ? Il ne s’agit pas de cultiver ce que Lahouari Addi appelle «la réification», processus de chosification qui débouche sur une attitude d’adoration face aux personnes et aux institutions. Rétablir les faits de manière scientifique, voilà juste ce qui est demandé… Mais ne nous éloignons pas du cœur de notre débat. La confusion de statuts chez Lahouari Addi le conduit à des généralisations excessives et parfois à des extrapolations presque naïves. Dans un article intitulé «L’armée, la nation et la politique» publié en avril 2003 par le Jeune Indépendant, Lahouari Addi, à propos de tout l’encadrement de l’armée, se commet à un jugement dont les fondements objectifs ne sont pas évidents. Ce sont tous les officiers, cette fois ci, non pas seulement les cadres de la Sécurité militaire, qu’il juge «incapables de faire la différence entre la république, communauté de tous les courants politiques nationaux, et le régime, groupe d’hommes organisés en réseaux pour demeurer indéfiniment aux commandes de l’Etat». A cette fin, «demeurer indéfiniment aux commandes de l’Etat», l’armée disposerait, selon notre sociologue, de «la sécurité militaire, véritable police politique au-dessus de l’Etat». Avec une ingénuité qui laisse perplexe, Lahouari Addi propose, alors, «la dissolution complète et totale de la sécurité militaire (…), tous ses services devant être remplacés par un seul organe qui ne s’occupera que de la protection de l’armée en tant qu’institution, du moral des troupes et du contreespionnage » ! Une naïveté qui se nourrit d’une méconnaissance totale des aspects constitutifs de la problématique de sécurité nationale, aspects doctrinaux comme aspects organiques. A lire la recommandation formulée par Lahouari Addi, l’on est fondé à s’interroger si notre éminent sociologue considère que la société doit se réguler de manière naturelle en matière de sécurité, sans devoir disposer d’instruments adéquats ni mettre en place des dispositifs appropriés. En fait, il ressort bien que l’objectif concerne plus le démantèlement de la sécurité militaire que son remplacement par un vrai dispositif de substitution destiné à assurer la sécurité de toute la nation. Les relents du positionnement politique prennent le pas, encore une fois, sur les exigences de la connaissance scientifique. Pour clore cet aspect de l’exposé, je voudrais souligner que le point d’achoppement, à propos du débat que nous n’avons pu mener à terme, aura porté sur une condition révélatrice sur la nature des divergences m’ayant opposé à Lahouari Addi. Notre sociologue aurait voulu que le débat s’enclenche à partir du moment où, ayant condamné mes anciens chefs au sein des services de renseignement, et pourquoi pas mes compagnons, j’aurais manifesté ma disponibilité à participer à leur pendaison. Je force le trait, naturellement. Mais le sens y est. Je n’aurais pas, en quelque sorte, le privilège de participer au débat projeté sans avoir apporté les preuves que j’ai bien rompu les amarres avec mon ancienne corporation en reniant, autant que possible, tout mon passé. C’est cette démarche manichéenne que je récuse. Autant je ne suis pas fondé à excommunier Lahouari Addi d’un débat qui concerne toute la nation, autant je ne lui concède pas le droit de m’excommunier pour le motif qu’il a choisi. Pour le reste, j’admets la pertinence de certaines hypothèses de travail formulées par Lahouari Addi. Sur le plan conceptuel, il est clair qu’un processus démocratique repose, fondamentalement, sur la souveraineté absolue du peuple. S’agissant du rôle de l’institution militaire, sujet de prédilection dans les échanges avec Lahouari Addi, je suis arrivé à la conclusion que, désormais, l’institution militaire, même dans les circonstances les plus graves, n’a plus vocation à se substituer à la volonté du peuple. Tout au plus, peut-elle accompagner cette volonté populaire lorsqu’elle est requise de manière légitime. C’est, je le pense, cet état d’esprit qui va prévaloir au sein de la nouvelle élite militaire. Par conséquent, la thèse récurrente de la domination de la vie politique par l’armée et de sa régulation par les services de renseignement relèverait, de plus en plus, de la fiction. La transformation du système n’est plus assujettie, de ce fait, à une implication opérationnelle de l’institution militaire. Je n’affirme pas cela pour disculper les chefs militaires qui sont considérés comme à l’origine de la crise actuelle. Encore une fois, je me situe sur le plan de la connaissance scientifique pas du jugement moral. Force est de constater que le monde évolue à un rythme devant lequel seuls les protagonistes officiels en Algérie semblent désemparés. C’est à ce titre que la léthargie qui frappe l’élite politique du pays avec cette résignation qui se nourrit d’une soumission volontaire à l’état des choses devient consternante. Ce n’est pas en invoquant, à chaque détour de phrase, la prééminence politique de l’armée et la domination des services de renseignement sur le fonctionnement de l’Etat que l’élite politique contribuera à faire renouer l’Algérie avec sa marche vers le système démocratique. C’est un comble, à cet égard, que ce soit un néophyte qui appelle l’attention d’un éminent sociologue sur le cours impétueux de la dynamique sociale. Il faut parvenir à mobiliser le peuple algérien et l’imprégner du sens du combat à mener. C’est incontestable. Khatib Youcef, plus connu sous le nom de colonel Hassan, se référant à l’âge de la plupart des chefs de la guerre de Libération nationale et des moudjahidine qu’ils commandaient, me rappelait, à cet égard, tout récemment, que «c’est la jeunesse qui a fait triompher, en dernier ressort, la Révolution algérienne». Comment songer à faire renouer l’Algérie avec le progrès, le développement et la justice lorsque le fil est si ténu, pour ainsi dire inexistant, entre l’élite officielle, apparente, et tous ces jeunes qui constituent la réalité du peuple algérien ? Conquérir la société réelle, en faire un levier de transformation du système, la doter d’un vrai projet national, voilà le défi. Lorsqu’un peuple déterminé se met en mouvement, toutes les forces du monde liguées ne peuvent lui résister. Rendons grâce à Lahouari Addi qui a eu l’idée lumineuse, à cet égard, de recueillir, quelque temps avant sa mort, de la bouche du défunt commandant Si Moussa, un protagoniste essentiel de l’état-major de l’ALN, cette formule de bon sens : «Il faut aider l’armée à cesser d’être un pilier du régime pour devenir, avec l’administration, un pilier de l’Etat.» Mais voilà qui nous éloigne, quelque peu, de l’objet initial de ce commentaire. En quoi, malgré nos positions divergentes, nous pourrions, Lahouari Addi comme moi-même, contribuer à rendre au peuple algérien la clarté de sa conscience ? Tout récemment, j’ai rendu visite, donc, au siège de la Fondation de la Wilaya IV qu’il préside, à ce chef de la guerre de Libération nationale, si digne et si humble, le colonel Youcef Khatib dit Si Hassan. Egal à lui-mémé, je l’ai vu évoquer en termes émouvants ses compagnons disparus, regrettant, sincèrement, que toute la masse de documents accumulés par la Fondation qu’il anime ne soit pas exploitée, à bon escient, ou si peu, par les chercheurs et étudiants algériens qu’il n’a cessé de solliciter. Il a tenu à souligner qu’aucune caution ni garantie n’était exigée pour accéder à ces archives et matériaux, sinon l’engagement d’en faire usage scientifique, pas même apologétique. M’intéressant, également, à la trajectoire brisée du moudjahid Abbas Laghrour, cet autre dirigeant méconnu de la guerre de Libération nationale, je pris contact avec son frère cadet qui s’efforce, avec une rare application, à reconstituer le fil de l’histoire occultée sinon malmenée de la Wilaya I. Quelle ne fut ma stupéfaction d’apprendre que l’officier français qui combattit Abbas Laghrour dans les maquis aurésiens s’était livré, de bonne grâce, à une longue séance d’enregistrement d’un témoignage circonstancié, particulièrement éclairant sur l’aptitude au combat du défunt Abbas Laghrour. Combien de témoins oculaires survivants du combat de Abbas Laghrour se sont donné la peine de consigner leur témoignage ? Combien de chercheurs et d’étudiants algériens se sont imposé la mission harassante d’aller à la rencontre de ces survivants pour les aider à exorciser les démons qui sommeillent toujours dans leur conscience ? Voilà en quoi je considère, la mort dans l’âme, que nous tous, intellectuels algériens, portons une part de responsabilité dans l’issue préjudiciable à la mémoire nationale de ce combat d’idées qui se dessine entre les deux conceptions opposées de l’histoire, l’histoire manipulée à des fins politiques et l’histoire scientifique destinée à cultiver «le remembrement du fonds commun de la nation algérienne», selon l’heureuse formule du regretté Mostefa Lacheraf. En lui permettant de remem brer son fonds commun, nous apportons au peuple algérien le le vain dont se nourrissent, toujours les nations qui veulent marquer de leur empreinte l’histoire universelle.