[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]
Réponse à Abdellatif Filali, ancien premier ministre du Maroc
« Oui, l’Algérie est en droit de revendiquer un rôle régional » (1re partie)
Parmi les livres parus tout récemment à l’étranger, celui de Abdellatif Filali : Le Maroc et le Monde arabe (1), retient l’attention à plus d’un titre : le parcours politique et diplomatique de l’auteur, ses liens avec la dynastie régnante, les thèses qu’il expose et les perspectives qu’il trace pour l’avenir.
Âgé aujourd’hui de 79 ans, Filali a servi son pays durant 46 ans. Il a été notamment chef de cabinet du Roi Mohamed V et de son successeur, ambassadeur dans plusieurs grandes capitales, ministre des Affaires étrangères à deux reprises pendant quatorze ans, puis chef de gouvernement, poste qu’il quittera en avril 1999 pour prendre sa retraite, trois mois avant la mort du Roi Hassan II. Sur quelques 300 pages, quarante sont consacrées par l’auteur à l’Algérie où il a servi comme ambassadeur, après avoir été chargé à Paris par son souverain, des contacts hebdomadaires avec les cinq dirigeants du FLN alors incarcérés en France en pleine guerre de libération. A titre de comparaison, huit pages sont réservées à la Tunisie et seize au drame palestinien. En réalité, la lecture de ce livre qui se veut porteur d’une vision du monde arabe, ne peut pas laisser indifférent en raison à la fois de la liberté de ton remarquable inconnue de l’auteur durant toute sa carrière professionnelle et de la sévérité de jugement qu’il porte sur la plupart des régimes arabes au point de regretter l’échec du projet néoconservateur américain du grand Moyen-Orient, ou même de mettre au passif du bilan du Roi Hassan II, les droits de l’homme et le déficit démocratique. Habituellement courtois et modéré, Filali se départit de sa mesure dans le cas de l’Algérie. Se posant parfois en moralisateur pour nous conseiller la voie à suivre « pour sortir de l’impasse »… en nous invitant à « aller à l’encontre les uns des autres », il s’emporte à l’évocation du passé. D’où ma surprise. Je m’attendais à lire un grand serviteur de l’État qui, fort d’une longue expérience faite souvent d’échecs et de déboires, en tire les aspects positifs pour léguer aux générations montantes du Grand Maghreb un message d’espoir dans leurs capacités à faire face ensemble plus efficacement aux défis de l’avenir, sans verser dans le catastrophisme que d’aucuns cultivent pour perpétuer l’ordre établi. Or, je découvre un homme complexe, cumulant contradiction sur contradiction, conciliant difficilement scrupules et vérité parfois imaginaire, approximatif dans le traitement de certains événements historiques, incapable de transcender les crises conjoncturelles. Un homme bouillant d’indignation contre l’Algérie qu’il aurait souhaitée déplacer loin de son pays. Jugeons-en par cette phrase lourde de sens que lui inspire la position de notre pays dans le conflit du Sahara Occidental :
Trois remarques préliminaires
« Je ne peux m’empêcher de me demander quels voisins le Bon Dieu a-t-il donnés au Maroc ? » (p 120) Devant de tels propos, qui des Algériens ne réagirait pas avec une sensibilité d’écorchés vifs ? Réaction tout à fait saine et légitime, mais ici ce serait faire le jeu d’un auteur à la recherche d’une revanche à ses déceptions. L’insulte est l’arme des faibles. Elle blesse mais ne résout jamais les problèmes. Mon propos n’est pas donc de juger sur ses réflexions ou opinions un acteur qui a été directement mêlé à des pages – pour le moins peu brillantes - du Maroc indépendant, et qui semble vouloir, au soir de sa vie, soulager à retardement une conscience troublée. Mon objectif n’est pas de rouvrir des blessures car nos peuples ont trop souvent souffert du chauvinisme exacerbé. Mais de rétablir pour l’histoire certaines vérités qui ont été déformées ou tronquées à dessein ou purement inventées pour étayer une thèse ou induire en erreur un lecteur non averti. D’emblée, trois remarques s’imposent : la première a trait à la légèreté avec laquelle l’auteur aborde certains événements historiques décisifs et notoires connus même des écoliers, en les situant dans le temps par des approximations arithmétiques. Ainsi, lit-on par exemple, l’Algérie a été soumise à la « domination » turque « pendant cinq siècles » (au lieu de trois siècles) … sa guerre contre la France a duré « six ans » (p.93) (au lieu de huit ans) ; l’avion transportant les cinq dirigeants du FLN a été kidnappé par l’aviation militaire française « en octobre 1957 » (p.63) (au lieu de 1956) ; Boudiaf revient en Algérie en 1982 (au lieu de 1992) (p.134) ; la guerre des six jours au Moyen-Orient « a commencé le 8 juin » (p.203) (au lieu du 5). Bien plus, Filali oublie même la date exacte de signature de l’acte de l’indépendance de son pays à Paris, en citant à la page 59, le 13 mars 1956 (au lieu du 2 mars) ! Une erreur répétée n’est plus une erreur. La deuxième remarque est plus grave, parce qu’elle remet en cause l’honnêteté intellectuelle de l’auteur et jette un voile de suspicion sur tous les faits et propos rapportés dans l’ouvrage et qui lui ont servi d’éléments d’analyse et de déduction. Il cite, en effet, le paragraphe suivant qu’il prétend extraire de la Charte d’Alger adoptée par le premier congrès du FLN en avril 1964 : « Le socialisme algérien ne sera pas défini par ce que la tradition arabo-musulmane en aura fait, mais au contraire, l’Islam et la culture arabe en Algérie seront ce que l’organisation socialiste en fera » (p.103). J’ai lu et relu l’ensemble des textes publiés par la Commission centrale d’orientation du FLN sous le titre : la Charte d’Alger. Aucune trace de ce paragraphe étrange qui fait dépendre notre religion et la culture arabe du bon vouloir de l’organisation socialiste. Bien au contraire. Le rapport du secrétaire général annexé à la Charte en tant que document officiel ne prête à aucune ambigüité : « Nous irons de l’avant et, dans le respect de nos traditions arabo-islamiques, nous construirons le socialisme… l’Islam, loin d’être contraire à notre option, s’identifie, dans l’esprit des masses, à l’égalité, et va donc dans le sens du socialisme » (p. 153/154). Libre à Filali de déduire, à partir d’un texte imaginaire, que le socialisme algérien est « une déclaration anti-islamique » (p.103). Comme si l’Algérie avait besoin d’un brevet d’orthodoxie socialiste ! Toutefois, en supposant sa bonne foi, on serait tenté de conclure qu’il s’est servi d’une « fausse » charte. Un tel procédé a été déjà utilisé contre la révolution algérienne, par les services colonialistes français d’action psychologique qui ont mis en circulation en 1960, en Algérie, en Tunisie, au Maroc et en France, des numéros falsifiés d’El Moudjahid, organe central du FLN (2). La troisième remarque est algéro-algérienne. Elle concerne l’absence de réaction de la part de notre ambassade à Rabat pourtant dirigée par un homme expérimenté qui a été au centre de l’activité politique nationale depuis l’arrivée du président Chadli au pouvoir en 1979, jusqu’à sa nomination dans le Royaume, il y a à peine trois ans. Certes, le premier ministre marocain n’occupe plus de fonctions officielles, mais la publicité faite à son livre ne peut justifier le silence devant une attaque en règle contre l’Algérie. L’ambassade aurait dû réagir dans les mêmes formes par des canaux appropriés pour, au moins, exprimer son mécontentement. Et ce ne sont pas les moyens qui lui manquent. Indifférence ? Manque de vigilance ? Réflexe patriotique émoussé ? Dans tous les cas, notre représentation diplomatique vient de briller par une carence préjudiciable à l’une de ses missions principales, universellement admises. Venons-en maintenant aux questions de fond. Là aussi, Filali étonne par le degré de subjectivité de son approche et par son alignement aveugle sur l’interprétation coloniale de l’histoire du Maghreb. Pour ma part et sans être historien, rien ne m’interdit d’interpréter l’histoire à partir de faits établis et communément admis. Par conséquent, je me contenterai ici de réfuter quelques exemples choisis par l’auteur à l’appui de son appel aux générations montantes de son pays « pour qu’elles n’oublient jamais ».
L’État Algérien n’a jamais existé après le XVIe siècle !
Selon lui, l’Algérie n’a jamais eu d’existence propre jusqu’à son indépendance en 1962 : « c’est la France qui avait créé l’Algérie de toutes pièces » et « dont elle avait fixé avec le Maroc, la frontière occidentale à Lalla Marnilla à la fin du 19e siècle ». (p.95) Même dans la formulation, l’auteur reprend à son compte, 46 ans après, l’allégation non conforme à la vérité historique, du premier ministre français Michel Debré, qui déclarait devant l’Assemblée nationale, le 20 mars 1962 : « C’est la France qui a fait l’Algérie. » (3) Personne ne peut reprocher à cet homme d’État français de s’inspirer des théories colonialistes pour mieux justifier son adhésion à la thèse de « l’Algérie française ». Mais force est de constater que les mensonges officiels de l’ère coloniale ont la peau dure puisqu’ils se sont imposés à certains historiens et hommes politiques du Maghreb. Partant de ce constat et sans discernement, Filali conteste dans la proclamation du 1er Novembre 1954, l’emploi du terme « restauration » pour l’État algérien : « Comment, écrit-il, restaurer un État qui n’avait jamais existé après l’Empire ottoman et la colonisation française ? Et comment prétendre l’imposer au Maroc ? » (p.98). Non, l’Algérie ne naissait pas, mais renaissait à la vie nationale en 1962, après une éclipse de 132 ans durant laquelle la résistance populaire armée continue et sporadique s’est étalée sur près d’un siècle. Elle renaissait sur la destruction du régime colonial basée sur une colonisation de peuplement semblable à celle imposée aujourd’hui à nos frères palestiniens : rapt de notre mémoire, perte d’identité, négation de toute existence politico-culturelle nationale, étouffement de toutes les libertés, démantèlement des structures collectives. D’autres pays avant elle ont subi le même sort, tel que la Pologne qui a été supprimée de la carte du monde en 1795, avant de ressusciter en 1918. Tant mieux si, devant cette annexion pure et simple, soutenue par une entreprise génocidaire lourdement payée, le Maroc et la Tunisie soumis, bien des décennies plus tard, au régime du protectorat, n’ont subi qu’un affaiblissement de leur souveraineté avec le maintien du Bey à Tunis et du Sultan à Rabat. Quant à l’Algérie sous l’Empire ottoman, elle a bel et bien existé en tant qu’entité distincte, avec une profondeur historique prouvée antérieure à son islamisation. La configuration générale de son territoire actuel - hormis quelques rectifications mineures introduites très tôt par la colonisation pour des besoins de stratégie militaire – s’opéra progressivement à partir du 16e siècle, avec l’arrivée des Ottomans sollicités par les Algériens que menaçaient les Espagnols devenus maîtres de la Méditerranée occidentale. Elle sera achevée entièrement au début du 18e siècle. Et c’est principalement dans le cadre de l’Islam qu’il faut interpréter les rapports entre Alger et Istanbul dont le calife était le Chef des croyants musulmans dans le monde. Je me permets de renvoyer ici l’auteur à deux intellectuels, un algérien et un français qui ont tenté de décoloniser l’histoire : Mohamed Cherif Sahli et Pierre Péan. Le premier écrit : « l’Algérie était en fait et en droit un pays indépendant depuis 1710 »(4) ; le deuxième, Pierre Péan confirme vingt ans plus tard : « La régence d’Alger n’entretient en 1830 que des liens formels avec la Porte »(5). C’est dire que l’État algérien a existé sous les Ottomans, en tant qu’État différencié disposant d’une flotte, d’une armée, d’un drapeau, d’une administration, d’une monnaie, d’un appareil judiciaire. Il a établi des relations diplomatiques très tôt avec l’Angleterre et la France sous le règne d’Henri IV et a conclu directement avec celle-ci jusqu’en 1830 quelque 60 traités et conventions. Il a été parmi les premiers États à reconnaître et l’indépendance des USA proclamée en 1783 et la première République française après la Révolution de 1789. Dans sa résistance contre la conquête coloniale, le peuple algérien s’est mobilisé derrière l’Émir Abdelkader et Ahmed Bey pour assurer la continuité de cet État pendant 18 ans, avec tous les attributs de souveraineté. D’ailleurs, le regretté Mouloud Kacem a résumé cette page diplomatique de l’Algérie d’avant 1830 dans une étude intéressante qui reprend les travaux des grands historiens contemporains(6). C’est donc à juste titre que la proclamation du 1er Novembre parle de restauration de l’État algérien, car ce qui s’est passé en 1830 était une guerre d’agression suivie d’occupation militaire contre un État indépendant et reconnu.
Les Algériens ne sont pas maghrébins !
Filali poursuit en décrétant que les Algériens ne sont pas maghrébins « parce qu’ils n’avaient pas choisi dans leur développement la vie maghrébine » (p.106). Il va même jusqu’à prophétiser : « Je ne crois pas que les responsables algériens puissent devenir des Maghrébins au sens noble » (p.129). Pourtant, il se trahit en admettant implicitement que c’est l’agression militaire de son pays contre l’Algérie en octobre 1963 qui a enterré le projet unitaire maghrébin : « C’est la guerre des Sables qui a mis fin à l’idée d’un Maghreb arabe » (p.99) et qui a torpillé la décision prise à la Conférence de Tanger en avril 1958 par « les responsables des trois pays du Maghreb d’arrêter leur politique, après l’indépendance de l’Algérie, dans le cadre d’un Maghreb arabe ! » « Or, écrit-il à la page 99, c’est exactement le contraire que nous avons vu à travers cette malheureuse guerre algéro-marocaine », dont il fait allusion au caractère prémédité lorsqu’il précise que le Maroc avait en face de lui « une armée toute jeune qui manquait de cadres, d’expérience et de matériel » (p.98). Ce que Boumediène qualifiera de « coup de poignard dans le dos ». (Filali aurait été honnête en parlant plutôt de guerre maroco-algérienne.) (A suivre)
L’auteur est : Ancien ambassadeur
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image] (1) Éditions Scali – Paris 2008
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image] (2) Collection « El Moudjahid », Tome 1, page 3, édité par « El Moudjahid » et imprimé en Yougoslavie en juin 1962
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image] (3) Ahmed Taleb-Ibrahimi : Mémoires d’un Algérien, Tome II, page 336 – Éditions Casbah, Alger 2008
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image] (4) M.C. Sahli : Décoloniser l’Histoire, page 120 - Editions ENAP, Alger 1986
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image] (5) André Péan : Main basse sur Alger, page 32. - Chihab Editions Alger 2005 – Plon, Paris 2004
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image] (6) Voir son livre publié en langue arabe par le ministère des affaires religieuses : Innia wa Assalah, page 265 – Imprimerie El-Bath – Constantine 1975
Par [url=mailto://]Mohamed Saïd [/url]
Réponse à Abdellatif Filali, ancien premier ministre du Maroc
« Oui, l’Algérie est en droit de revendiquer un rôle régional » (1re partie)
Parmi les livres parus tout récemment à l’étranger, celui de Abdellatif Filali : Le Maroc et le Monde arabe (1), retient l’attention à plus d’un titre : le parcours politique et diplomatique de l’auteur, ses liens avec la dynastie régnante, les thèses qu’il expose et les perspectives qu’il trace pour l’avenir.
Âgé aujourd’hui de 79 ans, Filali a servi son pays durant 46 ans. Il a été notamment chef de cabinet du Roi Mohamed V et de son successeur, ambassadeur dans plusieurs grandes capitales, ministre des Affaires étrangères à deux reprises pendant quatorze ans, puis chef de gouvernement, poste qu’il quittera en avril 1999 pour prendre sa retraite, trois mois avant la mort du Roi Hassan II. Sur quelques 300 pages, quarante sont consacrées par l’auteur à l’Algérie où il a servi comme ambassadeur, après avoir été chargé à Paris par son souverain, des contacts hebdomadaires avec les cinq dirigeants du FLN alors incarcérés en France en pleine guerre de libération. A titre de comparaison, huit pages sont réservées à la Tunisie et seize au drame palestinien. En réalité, la lecture de ce livre qui se veut porteur d’une vision du monde arabe, ne peut pas laisser indifférent en raison à la fois de la liberté de ton remarquable inconnue de l’auteur durant toute sa carrière professionnelle et de la sévérité de jugement qu’il porte sur la plupart des régimes arabes au point de regretter l’échec du projet néoconservateur américain du grand Moyen-Orient, ou même de mettre au passif du bilan du Roi Hassan II, les droits de l’homme et le déficit démocratique. Habituellement courtois et modéré, Filali se départit de sa mesure dans le cas de l’Algérie. Se posant parfois en moralisateur pour nous conseiller la voie à suivre « pour sortir de l’impasse »… en nous invitant à « aller à l’encontre les uns des autres », il s’emporte à l’évocation du passé. D’où ma surprise. Je m’attendais à lire un grand serviteur de l’État qui, fort d’une longue expérience faite souvent d’échecs et de déboires, en tire les aspects positifs pour léguer aux générations montantes du Grand Maghreb un message d’espoir dans leurs capacités à faire face ensemble plus efficacement aux défis de l’avenir, sans verser dans le catastrophisme que d’aucuns cultivent pour perpétuer l’ordre établi. Or, je découvre un homme complexe, cumulant contradiction sur contradiction, conciliant difficilement scrupules et vérité parfois imaginaire, approximatif dans le traitement de certains événements historiques, incapable de transcender les crises conjoncturelles. Un homme bouillant d’indignation contre l’Algérie qu’il aurait souhaitée déplacer loin de son pays. Jugeons-en par cette phrase lourde de sens que lui inspire la position de notre pays dans le conflit du Sahara Occidental :
Trois remarques préliminaires
« Je ne peux m’empêcher de me demander quels voisins le Bon Dieu a-t-il donnés au Maroc ? » (p 120) Devant de tels propos, qui des Algériens ne réagirait pas avec une sensibilité d’écorchés vifs ? Réaction tout à fait saine et légitime, mais ici ce serait faire le jeu d’un auteur à la recherche d’une revanche à ses déceptions. L’insulte est l’arme des faibles. Elle blesse mais ne résout jamais les problèmes. Mon propos n’est pas donc de juger sur ses réflexions ou opinions un acteur qui a été directement mêlé à des pages – pour le moins peu brillantes - du Maroc indépendant, et qui semble vouloir, au soir de sa vie, soulager à retardement une conscience troublée. Mon objectif n’est pas de rouvrir des blessures car nos peuples ont trop souvent souffert du chauvinisme exacerbé. Mais de rétablir pour l’histoire certaines vérités qui ont été déformées ou tronquées à dessein ou purement inventées pour étayer une thèse ou induire en erreur un lecteur non averti. D’emblée, trois remarques s’imposent : la première a trait à la légèreté avec laquelle l’auteur aborde certains événements historiques décisifs et notoires connus même des écoliers, en les situant dans le temps par des approximations arithmétiques. Ainsi, lit-on par exemple, l’Algérie a été soumise à la « domination » turque « pendant cinq siècles » (au lieu de trois siècles) … sa guerre contre la France a duré « six ans » (p.93) (au lieu de huit ans) ; l’avion transportant les cinq dirigeants du FLN a été kidnappé par l’aviation militaire française « en octobre 1957 » (p.63) (au lieu de 1956) ; Boudiaf revient en Algérie en 1982 (au lieu de 1992) (p.134) ; la guerre des six jours au Moyen-Orient « a commencé le 8 juin » (p.203) (au lieu du 5). Bien plus, Filali oublie même la date exacte de signature de l’acte de l’indépendance de son pays à Paris, en citant à la page 59, le 13 mars 1956 (au lieu du 2 mars) ! Une erreur répétée n’est plus une erreur. La deuxième remarque est plus grave, parce qu’elle remet en cause l’honnêteté intellectuelle de l’auteur et jette un voile de suspicion sur tous les faits et propos rapportés dans l’ouvrage et qui lui ont servi d’éléments d’analyse et de déduction. Il cite, en effet, le paragraphe suivant qu’il prétend extraire de la Charte d’Alger adoptée par le premier congrès du FLN en avril 1964 : « Le socialisme algérien ne sera pas défini par ce que la tradition arabo-musulmane en aura fait, mais au contraire, l’Islam et la culture arabe en Algérie seront ce que l’organisation socialiste en fera » (p.103). J’ai lu et relu l’ensemble des textes publiés par la Commission centrale d’orientation du FLN sous le titre : la Charte d’Alger. Aucune trace de ce paragraphe étrange qui fait dépendre notre religion et la culture arabe du bon vouloir de l’organisation socialiste. Bien au contraire. Le rapport du secrétaire général annexé à la Charte en tant que document officiel ne prête à aucune ambigüité : « Nous irons de l’avant et, dans le respect de nos traditions arabo-islamiques, nous construirons le socialisme… l’Islam, loin d’être contraire à notre option, s’identifie, dans l’esprit des masses, à l’égalité, et va donc dans le sens du socialisme » (p. 153/154). Libre à Filali de déduire, à partir d’un texte imaginaire, que le socialisme algérien est « une déclaration anti-islamique » (p.103). Comme si l’Algérie avait besoin d’un brevet d’orthodoxie socialiste ! Toutefois, en supposant sa bonne foi, on serait tenté de conclure qu’il s’est servi d’une « fausse » charte. Un tel procédé a été déjà utilisé contre la révolution algérienne, par les services colonialistes français d’action psychologique qui ont mis en circulation en 1960, en Algérie, en Tunisie, au Maroc et en France, des numéros falsifiés d’El Moudjahid, organe central du FLN (2). La troisième remarque est algéro-algérienne. Elle concerne l’absence de réaction de la part de notre ambassade à Rabat pourtant dirigée par un homme expérimenté qui a été au centre de l’activité politique nationale depuis l’arrivée du président Chadli au pouvoir en 1979, jusqu’à sa nomination dans le Royaume, il y a à peine trois ans. Certes, le premier ministre marocain n’occupe plus de fonctions officielles, mais la publicité faite à son livre ne peut justifier le silence devant une attaque en règle contre l’Algérie. L’ambassade aurait dû réagir dans les mêmes formes par des canaux appropriés pour, au moins, exprimer son mécontentement. Et ce ne sont pas les moyens qui lui manquent. Indifférence ? Manque de vigilance ? Réflexe patriotique émoussé ? Dans tous les cas, notre représentation diplomatique vient de briller par une carence préjudiciable à l’une de ses missions principales, universellement admises. Venons-en maintenant aux questions de fond. Là aussi, Filali étonne par le degré de subjectivité de son approche et par son alignement aveugle sur l’interprétation coloniale de l’histoire du Maghreb. Pour ma part et sans être historien, rien ne m’interdit d’interpréter l’histoire à partir de faits établis et communément admis. Par conséquent, je me contenterai ici de réfuter quelques exemples choisis par l’auteur à l’appui de son appel aux générations montantes de son pays « pour qu’elles n’oublient jamais ».
L’État Algérien n’a jamais existé après le XVIe siècle !
Selon lui, l’Algérie n’a jamais eu d’existence propre jusqu’à son indépendance en 1962 : « c’est la France qui avait créé l’Algérie de toutes pièces » et « dont elle avait fixé avec le Maroc, la frontière occidentale à Lalla Marnilla à la fin du 19e siècle ». (p.95) Même dans la formulation, l’auteur reprend à son compte, 46 ans après, l’allégation non conforme à la vérité historique, du premier ministre français Michel Debré, qui déclarait devant l’Assemblée nationale, le 20 mars 1962 : « C’est la France qui a fait l’Algérie. » (3) Personne ne peut reprocher à cet homme d’État français de s’inspirer des théories colonialistes pour mieux justifier son adhésion à la thèse de « l’Algérie française ». Mais force est de constater que les mensonges officiels de l’ère coloniale ont la peau dure puisqu’ils se sont imposés à certains historiens et hommes politiques du Maghreb. Partant de ce constat et sans discernement, Filali conteste dans la proclamation du 1er Novembre 1954, l’emploi du terme « restauration » pour l’État algérien : « Comment, écrit-il, restaurer un État qui n’avait jamais existé après l’Empire ottoman et la colonisation française ? Et comment prétendre l’imposer au Maroc ? » (p.98). Non, l’Algérie ne naissait pas, mais renaissait à la vie nationale en 1962, après une éclipse de 132 ans durant laquelle la résistance populaire armée continue et sporadique s’est étalée sur près d’un siècle. Elle renaissait sur la destruction du régime colonial basée sur une colonisation de peuplement semblable à celle imposée aujourd’hui à nos frères palestiniens : rapt de notre mémoire, perte d’identité, négation de toute existence politico-culturelle nationale, étouffement de toutes les libertés, démantèlement des structures collectives. D’autres pays avant elle ont subi le même sort, tel que la Pologne qui a été supprimée de la carte du monde en 1795, avant de ressusciter en 1918. Tant mieux si, devant cette annexion pure et simple, soutenue par une entreprise génocidaire lourdement payée, le Maroc et la Tunisie soumis, bien des décennies plus tard, au régime du protectorat, n’ont subi qu’un affaiblissement de leur souveraineté avec le maintien du Bey à Tunis et du Sultan à Rabat. Quant à l’Algérie sous l’Empire ottoman, elle a bel et bien existé en tant qu’entité distincte, avec une profondeur historique prouvée antérieure à son islamisation. La configuration générale de son territoire actuel - hormis quelques rectifications mineures introduites très tôt par la colonisation pour des besoins de stratégie militaire – s’opéra progressivement à partir du 16e siècle, avec l’arrivée des Ottomans sollicités par les Algériens que menaçaient les Espagnols devenus maîtres de la Méditerranée occidentale. Elle sera achevée entièrement au début du 18e siècle. Et c’est principalement dans le cadre de l’Islam qu’il faut interpréter les rapports entre Alger et Istanbul dont le calife était le Chef des croyants musulmans dans le monde. Je me permets de renvoyer ici l’auteur à deux intellectuels, un algérien et un français qui ont tenté de décoloniser l’histoire : Mohamed Cherif Sahli et Pierre Péan. Le premier écrit : « l’Algérie était en fait et en droit un pays indépendant depuis 1710 »(4) ; le deuxième, Pierre Péan confirme vingt ans plus tard : « La régence d’Alger n’entretient en 1830 que des liens formels avec la Porte »(5). C’est dire que l’État algérien a existé sous les Ottomans, en tant qu’État différencié disposant d’une flotte, d’une armée, d’un drapeau, d’une administration, d’une monnaie, d’un appareil judiciaire. Il a établi des relations diplomatiques très tôt avec l’Angleterre et la France sous le règne d’Henri IV et a conclu directement avec celle-ci jusqu’en 1830 quelque 60 traités et conventions. Il a été parmi les premiers États à reconnaître et l’indépendance des USA proclamée en 1783 et la première République française après la Révolution de 1789. Dans sa résistance contre la conquête coloniale, le peuple algérien s’est mobilisé derrière l’Émir Abdelkader et Ahmed Bey pour assurer la continuité de cet État pendant 18 ans, avec tous les attributs de souveraineté. D’ailleurs, le regretté Mouloud Kacem a résumé cette page diplomatique de l’Algérie d’avant 1830 dans une étude intéressante qui reprend les travaux des grands historiens contemporains(6). C’est donc à juste titre que la proclamation du 1er Novembre parle de restauration de l’État algérien, car ce qui s’est passé en 1830 était une guerre d’agression suivie d’occupation militaire contre un État indépendant et reconnu.
Les Algériens ne sont pas maghrébins !
Filali poursuit en décrétant que les Algériens ne sont pas maghrébins « parce qu’ils n’avaient pas choisi dans leur développement la vie maghrébine » (p.106). Il va même jusqu’à prophétiser : « Je ne crois pas que les responsables algériens puissent devenir des Maghrébins au sens noble » (p.129). Pourtant, il se trahit en admettant implicitement que c’est l’agression militaire de son pays contre l’Algérie en octobre 1963 qui a enterré le projet unitaire maghrébin : « C’est la guerre des Sables qui a mis fin à l’idée d’un Maghreb arabe » (p.99) et qui a torpillé la décision prise à la Conférence de Tanger en avril 1958 par « les responsables des trois pays du Maghreb d’arrêter leur politique, après l’indépendance de l’Algérie, dans le cadre d’un Maghreb arabe ! » « Or, écrit-il à la page 99, c’est exactement le contraire que nous avons vu à travers cette malheureuse guerre algéro-marocaine », dont il fait allusion au caractère prémédité lorsqu’il précise que le Maroc avait en face de lui « une armée toute jeune qui manquait de cadres, d’expérience et de matériel » (p.98). Ce que Boumediène qualifiera de « coup de poignard dans le dos ». (Filali aurait été honnête en parlant plutôt de guerre maroco-algérienne.) (A suivre)
L’auteur est : Ancien ambassadeur
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image] (1) Éditions Scali – Paris 2008
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image] (2) Collection « El Moudjahid », Tome 1, page 3, édité par « El Moudjahid » et imprimé en Yougoslavie en juin 1962
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image] (3) Ahmed Taleb-Ibrahimi : Mémoires d’un Algérien, Tome II, page 336 – Éditions Casbah, Alger 2008
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image] (4) M.C. Sahli : Décoloniser l’Histoire, page 120 - Editions ENAP, Alger 1986
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image] (5) André Péan : Main basse sur Alger, page 32. - Chihab Editions Alger 2005 – Plon, Paris 2004
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image] (6) Voir son livre publié en langue arabe par le ministère des affaires religieuses : Innia wa Assalah, page 265 – Imprimerie El-Bath – Constantine 1975
Par [url=mailto://]Mohamed Saïd [/url]