1962 : Jean Lacouture s'exprime sur les exécutions de harkis
Article de Jean Lacouture paru dans le journal "le Monde " le 13 novembre 1962 :
Du 19 mars au 1er Novembre 1962
Plus de dix mille harkis auraient été tués en Algérie
Le gouvernement de M. Ben Bella préparerait actuellement un texte frappant d'indignité natinoale les anciens harkis, et plus généralement les musulmans ayant combattu aux côtés de l'armée française et ne pouvant faire état de services ultérieurs rendus à la cause nationamliste. De quelque façon que l'on apprécie cette initiative, notamment par rapport aux accords d'Evian (1), il faudrait y voir la première intervention officielle du pouvoir d'Alger dans un domaine où jusqu'alors règnait l'arbitraire, et qui a donné lieu aux pires excès d'une période qui en connu de nombreux.
En attendant que la justice du nouvel Etat intervienne, les informations que l'on peut recueillir sur la situation faite aux harkis et autres musulmans ayant combattu contre le FLN aux côtés de ce que l'on appelait alors les "forces de l'ordre" sont douteuses, approximatives ou contradictoires, et presque toujours empreintes d'un caractère polémique.
Inrerroger à ce sujet une personne politique algérienne n'est pas d'un grand secours. On n'obtient que des considérations générales sur le thème des "bavures" inhérentes à toute période révolutionnaire, des comparaisons avec des précédents français, des affirmations sur le caractère dépassé de telles alarmes. Concernant l'existence de camps de harkis, les responsables de la Croix-Rouge internationale chargés de cette question observent les traditions de secret rigoureux qui ont toujours été celles des enquêteurs genevois. Les militaires français, eux, citent des faits dont ils ont été les témoins, décrivent l'état dans lequel tel ou tel ancien memebre de harka est venu chercher refuge dans un cantonnement, descriptions souvent horribles et qui en disent long sur la façon dont peut être appliquée en Algérie la loi du talion, mais se refusent à porter un jugement d'ensemble.
Exécutions et sévices
Pour autant qu'on puisse le vérifier, les exécutions et supplices de harkis, très nombreux en juillet et en août - notamment en Kabylie, en dépit de l'ordre que la Wilaya III semblait faire régner dans cette zone - ont eu tendance à diminuer en septembre et en octobre. Mais des renseigenemtns précis ont été recueillis sur le massacre d'une vingtaine de harkis dans la région de Batna, le 12 octobre. Il s'agissait de prisonniers qui, semblant avoir eu la vie sauve, étaient employés à des travaux et qui furent soudains exécutés.Il semble en effet qu'avec la reconversion des wilayas, de nombreux djounouds démobilisés et rentrant au village y aient reconnu et dénoncé des adversaire de combat. D'autre part, de nouvelles tueries ont eu lieu à l'occaion de la célébration du 1er novembre. On cite dans le Constantinois de cas de harkis tués en public sur la place du village. Près de Tizi-ouzou, un vieux harki réfugié auprès de militaires français a voulu à la même époque aller chercher deux de ses enfants, qu'il avait laissés au village, avant de partir pour la France. Il les a ramenés, portant tous deux à la tête des traces de sévices.
Si l'on tente de citer des chiffres, on croit pouvoir avancer que sur une centaine de milliers de musulmans algériens ayant fait partie entre 1954 et 1962 de l'une ou l'autre des huit cents harkas qui furent levées, cinq mille environ ont gagné la France, accompagnés de leurs familles, ce qui fait un ensemble de trente mille personnes environ; plus de dix mille harkis auraient été entre le 18 mars et le 1er novembre, exécutés ou assassinés ; les autre ont subi des sorts divers, soit qu'ils se soient fondus dans la masse, soit qu'ils aient changé de région, soit qu'ils aient été requis de force pour des travaux pénibles, constituant un corps de " corvéables à merci " mis à dispositions des autorité locales. Il n'est pas rare de voir, dans la cour d'anciennes SAS ( sections administratives spéciales), des théorie d'hommes alignés, l'air morne, dont on dit qu'ils sont d'anciens harkis. "Chez nous, ils sont bien", m'a dit un jeune maire de la région de Bordj-Bou-Arreridj, mais rien dans leur mine ne confirmait ce propos. Quant aux nombreux travaileurs que l'on voit le long des routes algériennes, creusant et remblayant à longueur de journée, on ne peut dire s'il s'agit de ces condamnés aux travaux forcés de fait, ou de chômeurs intégrés aux premiers chantiers natioanux du nouvel Etat.
La tendance qu'ont eue nombre d'anciens harkis à chercher refuge auprès des forces françaises encore cantonnées en Algérie est freinée par de nouvelles consignes enjoignant aux officiers de limiter au maximum l'accueil ainsi accordé. La raison de cette mesure apparemment rigoureuse est que parmi les malheureux effectivement victimes de sévices, dont un grand nombre ont pris un caracatère de cruauté diffiiclement imaginable - scalps, nez percés d'un anneau, mutilation, - beaucoup d'individus venaient chercher dans les postes français un convoi commode vers la France.
S'il faut admettre, avec les dirigeants algériens devant lesquels on aborde ces problèmes, que les trois mois qui ont suivi le cessez-le-feu n'ont pas été marqués de plus d'atrocités que l'été ou l'automne 1944 en France ou nombre de périodes révolutionnaires dans des pays oùl e niveau de civilisation était plus élevé et la misère moins communes, les citoyens français ne peuvent se désinteresser du sort de personnes fourvoyées dans une situation désastreuse par des autorités civiles et militaires excutant une politique officiellement entérinée à Paris et exécutée en leur nom.
On peut, sans empiéter sur la souveraineté du nouvel Etat, obsever aussi que étant donnée la complexité des situations dans l'Algérie d'avant 1962, la nature des rapports établis depuis plusieurs générations entre l'armée française et la population algérienne,la situation des anciens combattants musulmans aussi bien que l'ambiguïté du rôle des SAS, les faits de "collaboration" en Algérie ne sauraient être en bon droit être assimilés à la collusion des ressortissants d'un Etat souverrain avec une armée d'occupation étrangère. Il fallait avoir une conscience politique relativement affinée pour pouvoir déceler à partir de quel moment le fait de servir dans l'armée française, comme l'avaient fait nombre de dirigeants nationalistes et avec éclat, constituait un crime. Et, si les horreurs commises en cours d'opérations relèvent normalement d'un tribunal répressif, les militaires musulmans qui s'en sont rendus coupables contre leurs propres coreligionnaires et concitoyens ont, ce faisant, obéi à des ordres ou suivi des chefs dont la responsabilité, incomparablement plus lourde que la leur, est, elle ausi, dégagée par les accords d'Evian.
(1) Rappelons que les accords d'Evian stipulent dans la déclaration des garanties : "nul ne peut être inquiété, recherché, poursuivi, condamné, ni faire l'objet de sanction disciplinaire ou de discrimination quelconque en raion d'actes commis en relation avec les évènements politiques survenus en Algérie avant le jour de la proclamation du cessez-le-feu".
Article de Jean Lacouture paru dans le journal "le Monde " le 13 novembre 1962 :
Du 19 mars au 1er Novembre 1962
Plus de dix mille harkis auraient été tués en Algérie
Le gouvernement de M. Ben Bella préparerait actuellement un texte frappant d'indignité natinoale les anciens harkis, et plus généralement les musulmans ayant combattu aux côtés de l'armée française et ne pouvant faire état de services ultérieurs rendus à la cause nationamliste. De quelque façon que l'on apprécie cette initiative, notamment par rapport aux accords d'Evian (1), il faudrait y voir la première intervention officielle du pouvoir d'Alger dans un domaine où jusqu'alors règnait l'arbitraire, et qui a donné lieu aux pires excès d'une période qui en connu de nombreux.
En attendant que la justice du nouvel Etat intervienne, les informations que l'on peut recueillir sur la situation faite aux harkis et autres musulmans ayant combattu contre le FLN aux côtés de ce que l'on appelait alors les "forces de l'ordre" sont douteuses, approximatives ou contradictoires, et presque toujours empreintes d'un caractère polémique.
Inrerroger à ce sujet une personne politique algérienne n'est pas d'un grand secours. On n'obtient que des considérations générales sur le thème des "bavures" inhérentes à toute période révolutionnaire, des comparaisons avec des précédents français, des affirmations sur le caractère dépassé de telles alarmes. Concernant l'existence de camps de harkis, les responsables de la Croix-Rouge internationale chargés de cette question observent les traditions de secret rigoureux qui ont toujours été celles des enquêteurs genevois. Les militaires français, eux, citent des faits dont ils ont été les témoins, décrivent l'état dans lequel tel ou tel ancien memebre de harka est venu chercher refuge dans un cantonnement, descriptions souvent horribles et qui en disent long sur la façon dont peut être appliquée en Algérie la loi du talion, mais se refusent à porter un jugement d'ensemble.
Exécutions et sévices
Pour autant qu'on puisse le vérifier, les exécutions et supplices de harkis, très nombreux en juillet et en août - notamment en Kabylie, en dépit de l'ordre que la Wilaya III semblait faire régner dans cette zone - ont eu tendance à diminuer en septembre et en octobre. Mais des renseigenemtns précis ont été recueillis sur le massacre d'une vingtaine de harkis dans la région de Batna, le 12 octobre. Il s'agissait de prisonniers qui, semblant avoir eu la vie sauve, étaient employés à des travaux et qui furent soudains exécutés.Il semble en effet qu'avec la reconversion des wilayas, de nombreux djounouds démobilisés et rentrant au village y aient reconnu et dénoncé des adversaire de combat. D'autre part, de nouvelles tueries ont eu lieu à l'occaion de la célébration du 1er novembre. On cite dans le Constantinois de cas de harkis tués en public sur la place du village. Près de Tizi-ouzou, un vieux harki réfugié auprès de militaires français a voulu à la même époque aller chercher deux de ses enfants, qu'il avait laissés au village, avant de partir pour la France. Il les a ramenés, portant tous deux à la tête des traces de sévices.
Si l'on tente de citer des chiffres, on croit pouvoir avancer que sur une centaine de milliers de musulmans algériens ayant fait partie entre 1954 et 1962 de l'une ou l'autre des huit cents harkas qui furent levées, cinq mille environ ont gagné la France, accompagnés de leurs familles, ce qui fait un ensemble de trente mille personnes environ; plus de dix mille harkis auraient été entre le 18 mars et le 1er novembre, exécutés ou assassinés ; les autre ont subi des sorts divers, soit qu'ils se soient fondus dans la masse, soit qu'ils aient changé de région, soit qu'ils aient été requis de force pour des travaux pénibles, constituant un corps de " corvéables à merci " mis à dispositions des autorité locales. Il n'est pas rare de voir, dans la cour d'anciennes SAS ( sections administratives spéciales), des théorie d'hommes alignés, l'air morne, dont on dit qu'ils sont d'anciens harkis. "Chez nous, ils sont bien", m'a dit un jeune maire de la région de Bordj-Bou-Arreridj, mais rien dans leur mine ne confirmait ce propos. Quant aux nombreux travaileurs que l'on voit le long des routes algériennes, creusant et remblayant à longueur de journée, on ne peut dire s'il s'agit de ces condamnés aux travaux forcés de fait, ou de chômeurs intégrés aux premiers chantiers natioanux du nouvel Etat.
La tendance qu'ont eue nombre d'anciens harkis à chercher refuge auprès des forces françaises encore cantonnées en Algérie est freinée par de nouvelles consignes enjoignant aux officiers de limiter au maximum l'accueil ainsi accordé. La raison de cette mesure apparemment rigoureuse est que parmi les malheureux effectivement victimes de sévices, dont un grand nombre ont pris un caracatère de cruauté diffiiclement imaginable - scalps, nez percés d'un anneau, mutilation, - beaucoup d'individus venaient chercher dans les postes français un convoi commode vers la France.
S'il faut admettre, avec les dirigeants algériens devant lesquels on aborde ces problèmes, que les trois mois qui ont suivi le cessez-le-feu n'ont pas été marqués de plus d'atrocités que l'été ou l'automne 1944 en France ou nombre de périodes révolutionnaires dans des pays oùl e niveau de civilisation était plus élevé et la misère moins communes, les citoyens français ne peuvent se désinteresser du sort de personnes fourvoyées dans une situation désastreuse par des autorités civiles et militaires excutant une politique officiellement entérinée à Paris et exécutée en leur nom.
On peut, sans empiéter sur la souveraineté du nouvel Etat, obsever aussi que étant donnée la complexité des situations dans l'Algérie d'avant 1962, la nature des rapports établis depuis plusieurs générations entre l'armée française et la population algérienne,la situation des anciens combattants musulmans aussi bien que l'ambiguïté du rôle des SAS, les faits de "collaboration" en Algérie ne sauraient être en bon droit être assimilés à la collusion des ressortissants d'un Etat souverrain avec une armée d'occupation étrangère. Il fallait avoir une conscience politique relativement affinée pour pouvoir déceler à partir de quel moment le fait de servir dans l'armée française, comme l'avaient fait nombre de dirigeants nationalistes et avec éclat, constituait un crime. Et, si les horreurs commises en cours d'opérations relèvent normalement d'un tribunal répressif, les militaires musulmans qui s'en sont rendus coupables contre leurs propres coreligionnaires et concitoyens ont, ce faisant, obéi à des ordres ou suivi des chefs dont la responsabilité, incomparablement plus lourde que la leur, est, elle ausi, dégagée par les accords d'Evian.
(1) Rappelons que les accords d'Evian stipulent dans la déclaration des garanties : "nul ne peut être inquiété, recherché, poursuivi, condamné, ni faire l'objet de sanction disciplinaire ou de discrimination quelconque en raion d'actes commis en relation avec les évènements politiques survenus en Algérie avant le jour de la proclamation du cessez-le-feu".