Bouteflika et nous
Mohammed VI et Bouteflika
en entrevue en Égypte
Son parcours est une parabole de l’amour-haine existant entre ses "deux" pays : l’Algérie et le Maroc. Par Karim Boukhari
Abdelaziz Bouteflika a vu le jour à Oujda en 1937. À l’école, il a côtoyé une bonne partie de l’élite marocaine qui allait, plus tard, basculer dans les partis politiques d’opposition, les institutions de l’État, voire dans les services secrets du royaume. Ce détail est important pour comprendre la complexité des relations, plus tard, qui lieront Bouteflika au Maroc. Le président algérien a usé ses fonds de culotte sur les mêmes bancs
d’école qu’un Allal Sinaceur, un Omar Benjelloun (l’opposant assassiné en 1975) ou de futurs cadres de la DST marocaine. À l’époque, le gamin est surnommé "L’bezz", ou "le gosse", en référence entre autres à sa petite taille… D’une famille plutôt moyenne (son père est, un moment, mandataire dans le marché de gros à Oujda, sa mère gère un bain maure), Abdelaziz interrompt brutalement ses études secondaires dans les années 50 pour devenir moniteur d’école, équivalent d’instituteur, dans la région d’Oujda. De ce passage très peu connu du passé "oujdi" de Bouteflika, les archives de l’Éducation nationale, entre autres départements officiels, doivent certainement garder une trace. En 1956, le petit Abdelaziz, auquel on ne connaissait jusqu’alors aucun penchant pour les affaires politiques, est rattrapé par la guerre de libération algérienne déclenchée deux années plus tôt. Rien d’étonnant à ce changement de cap. Oujda, et pratiquement tout l’Oriental marocain jusqu’à Nador, fourmille d’activisme algérien. La région sert de repaire à au moins la moitié du mouvement de libération, l’autre repaire étant niché en Tunisie. À Oujda, donc, Bouteflika fréquente une faune de résistants et futurs meneurs de la révolution algérienne. Parmi les figures de marque en "stationnement" dans la capitale de l’Oriental marocain, Ahmed Ben Bella, originaire de Maghnia, la plus marocaine des villes algériennes. Mais aussi Houari Boumédiène. Ben Bella et Boumédiène, en tant que leaders historiques des volets politique et militaire de la lutte pour l’indépendance algérienne, joueront, l’un comme l’autre, un rôle déterminant dans le parcours de Bouteflika.
En 1956, le jeune Abdelaziz abandonne sa carrière de moniteur pour rejoindre les rangs de l'ALN (Armée de libération nationale). À Oujda, où il continue de vivre, le commandement de la résistance algérienne est dominé par le tandem Ben Bella-Boumédiène. Entre les deux hommes, le courant ne passe pas et les relations sont difficiles. Boumédiène semble être né avec un fusil à l’épaule, alors que Ben Bella passe pour l’intellectuel du FLN. Pour relier l’un à l’autre, en un mot pour jouer les messagers, Abdelaziz Bouteflika, malgré son jeune âge, est tout indiqué. Boutef grimpe dans la hiérarchie à mesure qu’il joue les oiseaux de bon augure entre Boumédiène et Ben Bella.
Au Maroc, 1956 est l’année qui, outre la création des forces armées royales, verra l’assassinat de Abbes Messaadi. L’événement est majeur. Messaadi, en effet, était jusqu’alors le chef de l’ALN dans le Rif. Pour lui, comme pour d’autres résistants de la première heure, la lutte pour l’indépendance du Maroc ne devait s’arrêter qu’à la "libération" de l’Algérie encore sous domination française. Messaadi, déjà proche géographiquement des Algériens, l’était encore plus par les idées et les armes. C’était un familier du clan oujdi de la résistance algérienne, les Ben Bella, Boumédiène, Benjedid et les autres. Son assassinat, qui n’a jamais été clairement élucidé mais pour lequel de lourds soupçons ont pesé sur la police de Mohammed V dirigée par l’Istiqlal, constitue la fin du rêve maghrébin. Il marque, aussi, l’apparition des premières brèches dans la solidarité maroco-algérienne, jusqu’alors bien établie à tous les niveaux.
Ce péché originel fait le bonheur des agents de tous poils, côté marocain comme algérien. Les messagers et les intermédiaires, dans les deux sens, deviennent une denrée recherchée. Et la priorité est accordée, logiquement, à ceux qui ont un pied en Algérie et l’autre au Maroc. Bouteflika, justement, fait partie du lot, lui qui est si bien introduit au Maroc. Comme nous l’a confirmé une source marocaine bien placée, "Bouteflika était pratiquement le seul parmi les officiels algériens à avoir un contact direct, quasiment sans intermédiaire, avec Mohammed V et le prince héritier de l’époque, Moulay Hassan". Boumédiène, le bras armé de la résistance algérienne, le comprend très vite et fait, peu à peu, de Bouteflika son "poulain". En retour, les Marocains mettent à profit la bougeotte de Bouteflika pour sonder, par son biais, la température chez les "frères" algériens. Ce qui rend compte, au passage, de la complexité des rapports qui liaient, depuis toujours, le colonel Boumediene au désormais capitaine, et plus tard commandant, Abdelaziz Bouteflika. Une anecdote pour renforcer ce volet étrange, citée dans les mémoires de Fqih Basri, qui a bien pratiqué les deux hommes : "Un jour (NDLR : probablement au début des années 70), je quittais le Palais présidentiel à Alger, où je venais d’avoir une discussion avec le président Boumédiène. En sortant, le chef de protocole, Haj Yaâlla, est venu précipitamment vers moi. Il m’a pris à part pour m’inviter à me cacher : 'Vite, Bouteflika arrive chez le président et il ne faut pas qu’il te voie'"…
Toujours en 1956 et dans les suites de l’affaire Messaadi, un autre incident allait changer le cours des relations maroco-algériennes, et l’avenir même de la future Algérie indépendante. Cette année-là, les services du SDECE français invitent, par le biais d’intermédiaires marocains, la section oujdie du FLN à entamer des négociations pour l’indépendance. Pratiquement toute la direction du FLN à Oujda (les Ben Bella, Boudiaf, Aït Ahmed, Khider) se déplace à Rabat et décide, à la fin de la rencontre avec les émissaires de la police française, de s’envoler pour Tunis, officiellement pour un sommet maghrébin, concrètement pour se concerter avec la branche tunisienne du FLN. L’avion affrété par le Maroc décolle de Rabat à destination de Tunis. À l’atterrissage, surprise, le "commando" algérien se retrouve… à Alger, qui vit alors dans un bain de sang. Le piège s’est bien refermé. Et la direction du FLN à Oujda, pratiquement livrée sur un plateau aux autorités françaises, se retrouve en prison. Elle n’en sortira qu’en 1962, à l’indépendance du pays. Entre-temps, le torchon brûle entre le GPRA (Gouvernement provisoire de la république algérienne) nouvellement monté et Boumédiene. En 1961, quand le vent de l’indépendance commence à souffler, Boumédiène écarte le GPRA, jugé trop politique, et décide du sort de la république : elle sera dirigée par un homme de consensus, mais dûment inféodé au pouvoir militaire. Cet homme-là, Boumédiène décide de le recruter parmi les dirigeants en prison depuis le fameux incident de 1956. Il leur envoie donc un émissaire : Abdelaziz Bouteflika. Lequel fera appel au soutien logistique des Marocains, et c’est le Dr Abdelkrim El Khatib, à l’époque un haut cadre de l’État, qui lui procure un faux passeport pour se rendre jusqu’au lieu de détention des dirigeants du FLN en France. La version a d’ailleurs été confirmée par le livre de Benchicou. Sur place, Bouteflika sonde Boudiaf, le premier préposé à la présidence du futur État algérien et s’en détourne. Il se fixe finalement sur une vieille connaissance d’Oujda : Ben Bella. En 1962, l’Algérie indépendante aura ainsi Ben Bella comme président, Bouteflika comme ministre de la Jeunesse, plus tard des Affaires étrangères. Et Boumediene derrière tout ce monde pour tirer les ficelles.
1962 marque le départ de Bouteflika du Maroc. Départ, donc, mais pas divorce. En 1963, la monarchie marocaine et l’Algérie socialiste sont en guerre à cause d’un différend historique sur le tracé des frontières héritées du colonialisme. Les deux pays s’éloignent l’un de l’autre et seuls quelques privilégiés gardent les portes ouvertes. Bouteflika, par exemple, qui a conservé de nombreuses amitiés à tous les niveaux, à Oujda comme à Rabat. Plus tard, en 1965, il sera à l’origine du déclic qui amène Boumediene à chasser Ben Bella du pouvoir. Bouteflika, déjà promu ministre des Affaires étrangères, sillonne le monde entier pour représenter la révolution algérienne et le président Boumédiène. C’est sous son ère que le conflit du Sahara éclate et remet le Maroc et l’Algérie en guerre, par Polisario interposé. Pour ses détracteurs, Bouteflika dirige la diplomatie algérienne seulement en façade, le plus gros du travail étant fait, techniquement par Lakhdar Ibrahimi et militairement par Boumédiène.
Et le "tropisme" marocain de Bouteflika, dans tout cela ? Lire cette anecdote telle qu’elle nous a été rapportée par une source autorisée : "En 1981 (NDLR : Bouteflika était alors en exil-émigration en Europe, deux ans après la mort de Boumédiène), les militaires ont donné l’ordre d’expulser la mère d’Abdelaziz. Il a fallu l’intervention de personnalités marocaines, dont le Dr Khatib, pour que la vieille femme reste en paix". Bouteflika a connu un exil forcé entre 1981 et 1989. Il craint alors d’être traduit en justice puisque l’entourage de Benjedid, qui a succédé à Boumédiène, l’accuse d’avoir détourné des fonds publics quand il était en poste aux Affaires étrangères. Cette requête sera curieusement rangée dans les tiroirs par la suite. Et pour cause, nous révèle notre source marocaine, "l’argent en question est allé à une caisse noire du temps de Boumédiène. Cette caisse aurait servi à financer des recherches nucléaires au Sahara. D’où le silence, a posteriori, des autorités algériennes". Cette information, qui demande confirmation, renseigne au moins sur le degré d’habileté de Bouteflika, un fin manœuvrier constamment pris entre deux feux.
L’homme qui brigue aujourd’hui un deuxième mandat présidentiel compte sur l’Oranie et tout l’Ouest algérien pour passer le cap. C’est cet Ouest-là qui pâtit en premier du raidissement des relations maroco-algériennes. De là à conclure que Bouteflika serait, comme l’accusent ses adversaires, "prêt à brader le Sahara pour se réconcilier avec le Maroc et gagner l’électorat de l’Ouest", il y a tout de même un large fossé : celui qui sépare encore l’Algérie du Maroc.