Les frontières algéro-marocaines vues de Oujda : Un déjeuner « pacifique » à Zoudj B’ghal
Pour rejoindre Oujda sans recourir aux services d’un passeur, vous êtes obligés de prendre un vol pour Casablanca, la capitale économique du royaume alaouite.
Ensuite, il faut parcourir plus de 600 km de bitume avant de débarquer dans la capitale de l’Oriental. Que ce soit en train ou en bus, il faut compter une journée (ou une nuit) entière. « Dire que vous auriez pu arriver ici directement de Maghnia s’il n’y avait pas eu ce problème des frontières », commente un chauffeur de taxi. Comme tous les Oujdis, pour lui, les frontières sont une passoire. Une fiction.
C’est davantage un mur symbolique qu’une réelle palissade. « Plusieurs fois, j’ai été de l’autre côté », dit-il. « Les échanges entre les Marocains et les Algériens n’ont jamais cessé », poursuit-il, avant de lâcher ce slogan que vous entendrez dans tout le Maroc : « Nous sommes un même peuple. » Dans la vieille médina, le souk grouille de monde. Il rappelle les bazars cacophoniques et baroques de Damas, de Amman et du Caire. Mélange chaotique de marchandises, de vendeurs et de chalands. Electroménagers, textile, épices, bijoux, artisanat, tapis, friandises, vêtements, fruits et légumes, pièces détachées..., tout y passe.
Un courant d’air d’Algérie
Dans les venelles de Oujda, on a le sentiment de se promener dans la vieille Casbah de Tlemcen, la prospérité en plus. Les marchandises en provenance d’Algérie sont légion. Le raï bat son plein. Khaled, cheikha Rimitti, Zehouania ou cheb Bilal font fureur. Dans un café, c’est plutôt Guerrouabi qui est à l’honneur. Autre détail édifiant : plusieurs hôtels portent des noms algériens : hôtel Oran, hôtel Tlemcen, hôtel Blida, hôtel El Djazaïr. Nombre d’hôtels ont mis la clé sous le paillasson suite à la fermeture des frontières en 1994, affirme-t-on avec insistance. Le gérant de l’hôtel El Djazaïr confie : « Les premières années qui ont suivi la fermeture des frontières ont été dures pour notre profession.
Aujourd’hui, les affaires se portent un peu mieux. » Toujours est-il que sur les 14 chambres que compte ce petit hôtel, la moitié est vide. Le réceptionniste d’un autre hôtel dit 16 Août, situé à Zenqat Marrakech, abonde dans le même sens : « Beaucoup d’hôtels ont effectivement fait faillite. Mais il n’y a pas que les hôteliers qui ont pâti de cette situation. Grands taxis, restaurants, artisans et quantité de commerçants ont subi les contrecoups de cette fermeture. Maintenant, ça va mieux. Nous avons trouvé une autre clientèle. Nos clients sont surtout des travailleurs dans les chantiers lancés dans la région, que ce soit la nouvelle autoroute ou ceux des usines de la zone industrielle. »
Mustapha, Yahia et Youcef tiennent une boutique de prêt-à-porter masculin dans le vieux souk, à proximité d’un café où l’on peut lire : « Interdiction de fumer du kif. » Mustapha explique que jusqu’à la fermeture des frontières, les trabendistes algériens venaient s’approvisionner en force à Oujda. « Aujourd’hui, ils s’approvisionnent à Casablanca, même si certains continuent à faire le déplacement jusqu’ici. Il faut dire que le trajet est long et éreintant », dit Yahia. Comme pour fournir une autre preuve, si besoin est, de « la fraternité qui unit les deux peuples », Mustapha nous signale que l’entraîneur de l’équipe locale, le Mouloudia de Oujda, est un Algérien.
Il s’agit de Mustapha Biskri. Lors de notre passage, il venait de déposer sa démission pour cause de mauvais résultats de son team. Pour Youcef, la frontière algéro-marocaine est une plaie, une violence sur le corps du Maghreb tout entier : « S’ils ouvraient les frontières, les gens viendraient de partout, d’Algérie mais aussi de Tunisie, de Libye et d’ailleurs. »
Pétrole contre zatla
Nos jeunes marchands soulignent que les échanges avec l’Algérie n’ont pas arrêté pour autant les réseaux de contrebande se chargeant de maintenir les flux commerciaux. Youcef nous dira : « Nombre de nos produits alimentaires proviennent d’Algérie, comme les yaourts et les fromages. Il y a aussi les couches bébé, moins chères. En retour, du Maroc partent tapis, épices, parfums, vêtements, textiles… » En réalité, le véritable deal est ailleurs, inscrit sur le mode « pétrole contre cannabis ».
En témoignent les convois de « hallabas », ces camions et autres tracteurs spécialisés dans le trafic de carburant qui sillonnent l’ouest du pays. A Maghnia, de longues queues se forment continuellement aux abords des stations-services.
Quant au kif, il provient des montagnes du Rif, dans la partie nord du Maroc où il continue d’être cultivé massivement, faisant vivre des milliers de familles. En observateur averti du marché, Youcef analyse : « Les choses marchent comme ça dans toutes les zones frontalières. C’est la particularité de l’économie frontalière.
On ne peut pas l’arrêter. Entre Nador et (l’enclave espagnole de) Melilla, c’est comme ça aussi. » Yahia est persuadé qu’on ne peut fermer les frontières de façon hermétique. « Il y a une contrebande contrôlée », relève-t-il. Ce vendeur de chaussures à Souk Tanger ne cache pas son amertume : « Je suis commerçant depuis 1971.
Avant, mes affaires marchaient bien. Aujourd’hui, c’est tout juste si j’arrive à écouler une paire de chaussures par jour. Je ne vends plus qu’aux Marocains et les gens sont pauvres. Je suis obligé de céder ma marchandise au rabais.
Je liquide ces chaussures à 120 dirhams (près de 1200 DA), alors que leur prix réel est de 180 dirhams. » Quoi qu’il en soit, la bonne humeur et l’effervescence marchande qu’affiche Oujda ne renvoient pas l’image d’une ville déprimée.
La capitale administrative de la région de l’Oriental se modernise à vue d’œil. De ville pittoresque, avec sa casbah traditionnelle et ses souks populaires bariolés, Oujda est devenue une véritable métropole. En témoignent tous les beaux buildings et immeubles modernes qui bordent l’avenue Mohammed V, l’une des principales artères de la ville.
Les terrasses de café sont belles et joyeuses, les services, comme partout au Maroc, très développés, un peu comme à Beyrouth. Le Maroc connaît un boom économique indéniable. Le pays tout entier respire une paix douillette dont nous avons fini par oublier la saveur.
Dernière édition par Admin le Mer 24 Déc - 0:19, édité 1 fois