Ali Bensaâd géographe.
Pour moi 2008, c’est l’année du désordre, du désordre salutaire. Une année qui me donne l’envie de faire un éloge du désordre. Bien sûr beaucoup penseront d’emblée au désordre de la finance mondiale, à ce gigantesque krach boursier, à une mondialisation qui se financiarise, se déconnecte du réel et des hommes.
Non, je pense au désordre que causent les incontrôlables et imprévisibles mouvements migratoires contraints à la «clandestinisation». La déroutante tragédie des migrants-avec ses milliers de morts et leur insaisissable stratégie toujours plus fuyante - se joue des différents barrages sophistiqués érigés pour les contenir. Ces mouvements, obligés d’emprunter des voies détournées et contraints à se faufiler dans les interstices des marges toujours plus dangereux ; ces mouvements sont en train, pourtant, de façon inattendue, de mettre du désordre dans «l’ordre» international et d’y imposer le retour de la dimension humaine occultée.
On aura beaucoup remarqué la débauche d’énergie déployée par le président Sarkozy sur la scène internationale autour de la crise financière. Il faut quand même rappeler que les deux événements diplomatiques les plus importants en France cette année (le sommet de l’Union pour la Méditerranée en juillet et la conférence euro-africaine sur les migrations en novembre), avaient comme point central la question de la mobilité humaine du sud vers le nord dans l’espace méditerranéen. Si cette question s’est imposée à l’ordre du jour, elle ne doit en rien à la bienveillance des dirigeants européens, mais plutôt aux migrants eux-mêmes qui - par leur ténacité et leur détermination à prendre consciemment des risques de plus en plus en plus grands au prix de la mort - ont perturbé les opinions et ébranlé les certitudes et les stratégies des décideurs européens. Ces migrants se sont imposés comme des acteurs de leur destin et des enjeux internationaux. Ignorés au Nord comme au Sud, ils ont par leurs pratiques mis le doigt sur une contradiction de la mondialisation encore plus flagrante que sa financiarisation. Alors que le monde se contracte de plus en plus et que se multiplient les connexions directes et instantanées, le «malthusianisme spatial» qui tient lieu de politique migratoire, bloque l’aboutissement et la consolidation de ces connexions par leur incarnation en la mobilité des hommes - qui restent le chaînon manquant de la mondialisation, le butoir à son achèvement.
Bien sûr, le traitement de cette question reste envisagé toujours sous un angle répressif comme l’ont illustré la «directive retour» de l’Union européenne et la symbolique du lieu de réunion, cette année, pour les ministres européens chargés des questions d’immigration : Vichy. Mais l’importance de ces rencontres est moins dans ce qu’elles se proposent de faire que dans ce qu’elles révèlent malgré elle : le caractère irrépressible et l’impossible «éradication» des mobilités.
Ces migrants, qui ne sont pas si nombreux que cela et qui viennent également par le Sahara, sont le grain de sable perturbateur qui grippe la machine institutionnelle mondiale et pose le besoin d’une gouvernance humaine mondiale. Par leur ténacité, ils le feront admettre de la même façon qu’il est admis aujourd’hui sur le plan économique.
Leur ténacité est à l’image de l’obstination et de la récurrence des retours de refoulé, elle dit l’intenable posture de cette distorsion schizophrénique de l’espace mondial. Elle nous rappelle, vingt-cinq siècles plus tard, cette sentence de l’historien et philosophe grec Tucidide : «L’épaisseur d’une muraille compte moins que la volonté de la franchir.» Elle ne nous rappelle pas seulement que les murs sont inutiles mais qu’ils sont surtout dangereux pour ceux qu’ils sont censés protéger, car l’érection des murs signe toujours le début de l’effondrement d’un système comme nous l’a appris un demi-siècle de rideau de fer et comme nous le rappelle tragiquement aujourd’hui le mur «protégeant» les Israéliens.
L’Europe n’a-t-elle pas déjà emmuré son avenir ? Quand on la voit pousser les dirigeants du Sud à inventer le «crime d’immigration» et à se faire les geôliers de leurs citoyens. C’est le prix du soutien de l’Europe. Elle ferme les yeux sur l’autoritarisme et la corruption de ces dirigeants qui sont la source de répulsion de leurs citoyens. Les politiques - pour avoir contribué à faire de la question des mobilités un sujet tabou voire repoussoir - se retrouvent aujourd’hui ferrés et ne peuvent pas assumer devant leurs opinions la nécessité d’un renouvellement par l’immigration.
Finalement, il n’y a pas que les battements d’aile du papillon, le grain de sable aussi peut mettre du désordre dans toute la machine.
Dernier ouvrage publié :le Maghreb à l’épreuve des migrations subsahariennes, immigration sur émigration, Karthala, 2008.
Ali BENSAÂD
Maître de Conférences Université de Provence UFR Géographie
Enseignant Chercheur CNRS IREMAM, Aix en Provencze
Pour moi 2008, c’est l’année du désordre, du désordre salutaire. Une année qui me donne l’envie de faire un éloge du désordre. Bien sûr beaucoup penseront d’emblée au désordre de la finance mondiale, à ce gigantesque krach boursier, à une mondialisation qui se financiarise, se déconnecte du réel et des hommes.
Non, je pense au désordre que causent les incontrôlables et imprévisibles mouvements migratoires contraints à la «clandestinisation». La déroutante tragédie des migrants-avec ses milliers de morts et leur insaisissable stratégie toujours plus fuyante - se joue des différents barrages sophistiqués érigés pour les contenir. Ces mouvements, obligés d’emprunter des voies détournées et contraints à se faufiler dans les interstices des marges toujours plus dangereux ; ces mouvements sont en train, pourtant, de façon inattendue, de mettre du désordre dans «l’ordre» international et d’y imposer le retour de la dimension humaine occultée.
On aura beaucoup remarqué la débauche d’énergie déployée par le président Sarkozy sur la scène internationale autour de la crise financière. Il faut quand même rappeler que les deux événements diplomatiques les plus importants en France cette année (le sommet de l’Union pour la Méditerranée en juillet et la conférence euro-africaine sur les migrations en novembre), avaient comme point central la question de la mobilité humaine du sud vers le nord dans l’espace méditerranéen. Si cette question s’est imposée à l’ordre du jour, elle ne doit en rien à la bienveillance des dirigeants européens, mais plutôt aux migrants eux-mêmes qui - par leur ténacité et leur détermination à prendre consciemment des risques de plus en plus en plus grands au prix de la mort - ont perturbé les opinions et ébranlé les certitudes et les stratégies des décideurs européens. Ces migrants se sont imposés comme des acteurs de leur destin et des enjeux internationaux. Ignorés au Nord comme au Sud, ils ont par leurs pratiques mis le doigt sur une contradiction de la mondialisation encore plus flagrante que sa financiarisation. Alors que le monde se contracte de plus en plus et que se multiplient les connexions directes et instantanées, le «malthusianisme spatial» qui tient lieu de politique migratoire, bloque l’aboutissement et la consolidation de ces connexions par leur incarnation en la mobilité des hommes - qui restent le chaînon manquant de la mondialisation, le butoir à son achèvement.
Bien sûr, le traitement de cette question reste envisagé toujours sous un angle répressif comme l’ont illustré la «directive retour» de l’Union européenne et la symbolique du lieu de réunion, cette année, pour les ministres européens chargés des questions d’immigration : Vichy. Mais l’importance de ces rencontres est moins dans ce qu’elles se proposent de faire que dans ce qu’elles révèlent malgré elle : le caractère irrépressible et l’impossible «éradication» des mobilités.
Ces migrants, qui ne sont pas si nombreux que cela et qui viennent également par le Sahara, sont le grain de sable perturbateur qui grippe la machine institutionnelle mondiale et pose le besoin d’une gouvernance humaine mondiale. Par leur ténacité, ils le feront admettre de la même façon qu’il est admis aujourd’hui sur le plan économique.
Leur ténacité est à l’image de l’obstination et de la récurrence des retours de refoulé, elle dit l’intenable posture de cette distorsion schizophrénique de l’espace mondial. Elle nous rappelle, vingt-cinq siècles plus tard, cette sentence de l’historien et philosophe grec Tucidide : «L’épaisseur d’une muraille compte moins que la volonté de la franchir.» Elle ne nous rappelle pas seulement que les murs sont inutiles mais qu’ils sont surtout dangereux pour ceux qu’ils sont censés protéger, car l’érection des murs signe toujours le début de l’effondrement d’un système comme nous l’a appris un demi-siècle de rideau de fer et comme nous le rappelle tragiquement aujourd’hui le mur «protégeant» les Israéliens.
L’Europe n’a-t-elle pas déjà emmuré son avenir ? Quand on la voit pousser les dirigeants du Sud à inventer le «crime d’immigration» et à se faire les geôliers de leurs citoyens. C’est le prix du soutien de l’Europe. Elle ferme les yeux sur l’autoritarisme et la corruption de ces dirigeants qui sont la source de répulsion de leurs citoyens. Les politiques - pour avoir contribué à faire de la question des mobilités un sujet tabou voire repoussoir - se retrouvent aujourd’hui ferrés et ne peuvent pas assumer devant leurs opinions la nécessité d’un renouvellement par l’immigration.
Finalement, il n’y a pas que les battements d’aile du papillon, le grain de sable aussi peut mettre du désordre dans toute la machine.
Dernier ouvrage publié :le Maghreb à l’épreuve des migrations subsahariennes, immigration sur émigration, Karthala, 2008.
Ali BENSAÂD
Maître de Conférences Université de Provence UFR Géographie
Enseignant Chercheur CNRS IREMAM, Aix en Provencze
Matin