Ascension fulgurante Abdelaziz Bouteflika est né le 2 mars 1937 à Oujda, au Maroc. À l’époque, la ville abrite plus d’Algériens que de Marocains. Son père, Ahmed, est originaire de Tlemcen, qu’il quitte au milieu des années 1930 pour des raisons économiques. Il décédera en 1958. C’est sa mère, Mansouriah, qui élèvera seule Abdelaziz, l’aîné, et ses quatre frères et deux sœurs. Elle gère un hammam et se consacre à l’éducation de ses enfants. Une femme au caractère bien trempé, à qui le chef de l’État voue un respect et une affection sans bornes. Aujourd’hui encore, le cercle familial est soudé. Mustapha (médecin) et Saïd (conseiller spécial) travaillent aux côtés de leur frère de président. Abderrahim, lui, est secrétaire général du ministère de la Formation professionnelle. Le dernier, Abdelghani, est avocat au barreau de Paris. Des deux sœurs, c’est la plus grande qui veille sur Bouteflika. Elle habite dans l’appartement familial d’El-Biar, à Alger, et mitonne, souvent, les plats que le chef de l’État apprécie, comme le poulet.
Enfance sans histoire donc, adolescence studieuse, baccalauréat français et brevet d’arabe à 18 ans. « Il a toujours été plus mûr que nous, se souvient Hamid Temmar, ami d’enfance et actuel ministre de l’Industrie et de la Promotion des investissements. Ses yeux bleus lui viennent de son père, qui avait le même regard d’acier. C’était un intellectuel, le seul d’entre nous à avoir choisi philo… Je me rappelle qu’il n’avait que peu de goût pour le sport. Il se faisait dispenser de gym chaque fois qu’il le pouvait. Seul le foot l’intéressait. C’était un très bon arrière gauche. »
En 1956, il hésite. Université ? Vie active ? La guerre choisira pour lui : le Front de libération nationale (FLN) demande à tous les lycéens et étudiants de rejoindre le maquis. Celui qui animait, au lycée, la cellule de l’Istiqlal, le parti nationaliste marocain d’Allal El Fassi, répond à l’appel.
À 19 ans, il intègre les premières unités de l’Armée de libération nationale (ALN), la branche armée du FLN, de la wilaya 5 (Oranais), où il fait la connaissance d’un certain Mohamed Boukharrouba, plus connu sous son nom de guerre : Houari Boumédiène. Petit et fluet (il mesure 1,65 m), le jeune homme fait montre d’une grande aptitude au commandement et à l’organisation. Après plusieurs missions qui le mènent jusqu’à Gao, au Mali, celui qu’on nomme désormais Si Abdelkader el-Mali retrouve la wilaya 5. Il y côtoie ceux qu’on appelle le groupe d’Oujda : Cherif Belkacem, Ahmed Medeghri, Kaïd Ahmed et Boumédiène. Ce dernier lui confie des missions de plus en plus délicates. D’homme de confiance, il devient homme d’influence.
En 1961, son destin bascule grâce à une mission diplomatique. Une grave crise éclate au sein de la Révolution algérienne. Boumédiène, devenu chef d’état-major général, entre en conflit avec le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA). Il a besoin d’une légitimité politique et charge Bouteflika d’obtenir le soutien des « chefs historiques » (Ahmed Ben Bella, Mohamed Khider, Mohamed Boudiaf, Hocine Aït Ahmed), détenus au château d’Aulnoy, en France. Boumédiène pense que Boudiaf est l’homme de la situation. Bouteflika, lui, penche pour Ben Bella, qu’il estime plus « malléable », et convainc son mentor.
En 1962, l’Algérie accède enfin à l’indépendance. L’armée de Boumédiène installe Ben Bella au pouvoir, et Bouteflika délaisse ses galons de commandant pour faire ses débuts en politique. Il est nommé ministre de la Jeunesse, des Sports et du Tourisme. Quelques mois plus tard, à la surprise générale, Ben Bella lui confie le poste de chef de la diplomatie. À seulement 26 ans. Des dents grincent, certains anciens chefs maquisards ne dissimulent pas leur désapprobation. Ses débuts sont compliqués. Il doit faire taire les sarcasmes de ceux qui moquent son inexpérience et son jeune âge. « Il a commencé extrêmement jeune, nous explique ce même haut diplomate qui le suit depuis toujours. Il ne connaissait qu’Oujda et le Mali. Il a appris sur le tas, vite et bien. Au final, il a été un excellent ministre des Affaires étrangères, certainement le meilleur que l’Algérie ait connu. » Mais son parcours a failli s’interrompre brusquement. Le jeune ministre donne du fil à retordre à un Ben Bella qui a une conception autocratique du pouvoir. Bouteflika prend ses aises. Il fait tout pour saborder le rapprochement avec l’Égypte de Nasser et s’abstient le plus souvent de consulter le président pour les nominations d’ambassadeurs. C’en est trop pour Ben Bella, qui décide, le 18 juin 1965, de limoger son ministre. Mal lui en a pris : Boumédiène, déjà irrité par d’autres décisions de Ben Bella, décide de le renverser dès le lendemain.
C’est le début du « Redressement révolutionnaire » et de la période faste sur la scène internationale. Boutef devient la coqueluche de la diplomatie mondiale. Il s’habille chez les grands couturiers, ne dédaigne pas les mondanités, fréquente les révolutionnaires de la planète, promène sa frêle silhouette, ses yeux clairs et son large sourire un peu partout. Ses allures de play-boy, son goût pour les havanes et les femmes sont trompeurs. Il travaille d’arrache-pied, maîtrise ses dossiers et exige le même comportement de ses collaborateurs. « Il n’a pas changé, prévient Logbi Habba, secrétaire général de la présidence. Il ne supporte pas l’approximation. » Si le jeune Bouteflika détone dans cet univers lambrissé, il séduit rapidement ses premiers interlocuteurs. Ainsi du président sénégalais Léopold Sédar Senghor, pourtant peu suspect de sympathie pour l’orientation révolutionnaire de l’Algérie et qui avoua un jour qu’il aimait beaucoup discuter avec Bouteflika, « car c’est un plaisir de l’intelligence ».
Avec le roi du Maroc Hassan II, les relations sont empreintes d’un profond respect. Parmi les clés de la réussite de Boutef, la faculté de maintenir des relations avec l’adversaire. Ainsi fait-il parvenir un présent au souverain marocain chaque année pour son anniversaire, y compris en pleine crise du Sahara. Aujourd’hui, ils sont nombreux à penser que si le défunt monarque chérifien était encore de ce monde, les relations entre le Maroc et l’Algérie seraient considérablement apaisées. « Hassan II et son équipe connaissaient tous les responsables algériens. Les relations personnelles peuvent aider à surmonter les maladresses et les tensions, explique Abdelaziz Belkhadem, ancien Premier ministre et chef de la diplomatie. Ce n’est pas le cas avec Mohammed VI et son entourage. »
À son zénith diplomatique, l’Algérie se veut le héraut – avec l’Inde – du mouvement des non-alignés. Élu à l’unanimité président de la 29e session de l’Assemblée générale de l’ONU en 1974, Bouteflika obtient la mise au ban par la communauté internationale du régime de l’apartheid sud-africain et accueille comme un chef d’État Yasser Arafat, le président de l’OLP, qui prononcera un discours historique. Avant cet apogée médiatique, ses liens privilégiés avec Boumédiène l’imposent comme le numéro deux du régime. Il devient incontournable. Boumédiène l’ascète et Bouteflika le bon vivant : les deux hommes ne se ressemblent pas, mais se complètent. Le président tient à son ministre plus qu’à tout autre, même si ce dernier essuie quelques colères mémorables.