Commençons par clarifier le sens des termes « mémoire » et « histoire ». Tous les êtres humains ont une mémoire qui est constitutive de leur identité personnelle et de l’identité collective des groupes auxquels ils appartiennent. Chacun de nous possède donc une mémoire qui lui est propre. Elle est faite des souvenirs laissés par les événements, les bonheurs et les souffrances que nous avons vécus ; elle conserve les traces du passé que nous avons intériorisées, qui font notre personnalité et déterminent nos sentiments d’appartenance. Si l’on se place au niveau de la personne, il n’y a donc jamais deux mémoires totalement identiques.
Pour qu’une mémoire collective puisse naître, il faut évidemment que plusieurs individus aient gardé le souvenir des mêmes expériences vécues. Néanmoins une mémoire collective n’est jamais le « reflet » fidèle des mémoires individuelles. Le passage de l’individuel au collectif nécessite tout un travail de sélection qui privilégie certains aspects du passé au détriment des autres. Ce travail de sélection est réalisé par des gens qui parlent au nom de leur groupe d’appartenance. Les sociologues appellent ces individus des « entrepreneurs de mémoire ». Grâce à eux les souvenirs disparates, souvent flous, voire confus, que chaque membre d’un groupe a gardés d’un passé commun deviennent plus homogènes, et acquièrent une visibilité dans l’espace public. Ce travail vise à conforter l’identité collective du groupe, le plus souvent contre des entreprises mémorielles concurrentes. C’est pourquoi Maurice Halbwachs a insisté sur le fait que toute mémoire collective se construit en fonction des enjeux du présent [3].
Pendant très longtemps, ce rapport mémoriel au passé a exercé une domination sans partage. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, en France, la quasi totalité des ouvrages dits « historiques » étaient rédigés par des « entrepreneurs de mémoire » : nobles désoeuvrés, membres du clergé, avocat, etc. Lorsque les aristocrates ont été chassés du pouvoir après la révolution de 1848, leur premier réflexe a été d’utiliser l’arme de la mémoire pour tenter de discréditer la Révolution française et donc le camp républicain. A l’époque, même les universitaires, comme Jules Michelet ou Augustin Thierry, produisaient un savoir de type mémoriel au sens où ils répondaient à des préoccupations partisanes, en rapport direct avec les enjeux politiques de leur temps. La IIIe République a voulu rompre avec cette logique en réformant l’université de façon à confier l’étude du passé à un corps d’historiens professionnels uniquement animés par le souci de la vérité. La France n’a fait que suivre, à cet égard, une tendance commune à la plupart des pays d’Europe et d’Amérique du Nord, alors convaincus que la science et la démocratie pouvaient faire bon ménage. Les citoyens acceptent qu’une partie de leurs impôts serve à rémunérer des historiens professionnels car cette indépendance matérielle est nécessaire pour produire des connaissances sur le passé qui ne soient pas motivés par le souci de justifier tel ou tel intérêt partisan.
Dans cette perspective, la différence majeure entre l’histoire et la mémoire ne réside pas dans la méthode ou dans le rapport aux archives. Elle se situe dans le type de questionnement adressé au passé. Les producteurs de mémoire ont surtout le souci de « sauver de l’oubli », ou de réhabiliter, les individus et les groupes qui ont leur faveur. Alors que le rôle de l’historien consiste à élaborer des questionnements qui lui permettront de mieux comprendre, voire d’expliquer, le passé, avec l’espoir que cela puisse aider les hommes d’aujourd’hui à « mieux vivre » comme disait déjà Marc Bloch [4].
Mais il faut immédiatement ajouter que la distance que l’historien doit prendre à l’égard des enjeux de mémoire ne justifie nullement un repli dans sa tour d’ivoire. Les universitaires sont des enseignants-chercheurs. Cela signifie qu’il doivent s’efforcer de diffuser leurs connaissances spécialisées grâce à des moyens pédagogiques adéquats. Lorsqu’ils accomplissent cette partie de leur mission, les historiens ne sont plus dans le domaine de la science historique pure. Ils interviennent à leur tour dans les enjeux de mémoire. En mettant à la portée des citoyens le savoir qu’ils ont élaboré, ils contribuent à enrichir la mémoire collective de l’humanité. Ils contribuent à diffuser ce qu’on appelle « l’esprit critique » grâce auquel les porteurs de mémoire examineront leur passé avec davantage de recul et plus de tolérance à l’égard des autres. En distinguant clairement histoire et mémoire, on comprend mieux les liens étroits qui unissent ces deux types de rapport au passé. La dimension pédagogique que je viens d’évoquer illustre la liaison « en aval » qui existe entre les deux. Mais il ne faut pas oublier que cette relation s’établit d’abord « en amont ». Les historiens ne vivent pas en dehors de la société. Ils sont eux-mêmes pris dans les enjeux de mémoire qui dominent leur temps. Sur le plan personnel, ils sont porteurs de la mémoire des groupes dont ils font (ou ont fait) partie. L’origine sociale, la trajectoire, le sexe, l’appartenance nationale, voire régionale ou religieuse, la position institutionnelle, tous ces facteurs influent sur leur vision du monde, même lorsqu’ils s’efforcent de les tenir à distance.
C’est pourquoi sur tous les sujets importants, les points de désaccord entre spécialistes sont nombreux. Il faut donc récuser l’idée qu’il existerait un Savoir Historique unique, à partir duquel on pourrait expertiser la mémoire. Dans la réalité, les choses sont beaucoup plus compliquées et entremêlées. Le fait que les historiens soient pris dans les enjeux de mémoire de leur époque explique aussi que, bien souvent, c’est sous l’aiguillon de la mémoire que la discipline s’ouvre à de nouveaux objets. Par exemple, pendant plusieurs décennies l’histoire de la Shoah a été, en France, le fait d’un petit nombre d’historiens « amateurs », motivés par des raisons personnelles ou familiales. Ils se sont mobilisés pour lutter contre les tentatives d’occultation de ces événements horribles dans la mémoire collective. Ils voulaient que la nation honore les victimes, dénonce et punisse ceux qui ont cautionné, voire participé, à ces atrocités. Jusqu’à la fin des années 1970, les historiens patentés n’ont guère contribué à ce devoir civique. C’est seulement lorsque le combat des militants de la mémoire a commencé à porter ses fruits que le thème est devenu légitime dans la profession. L’histoire de l’immigration illustre un phénomène du même genre. Tout cela montre que l’histoire et la mémoire sont deux rapports au passé qui ont chacun leur logique propre et qu’on ne peut pas hiérarchiser. Elles peuvent être parfois en conflit, mais elles ont besoin l’une de l’autre. Je ne partage pas, pour ma part, les vues de certains historiens du « temps présent » qui font la leçon aux producteurs de mémoire au nom d’une conception naïve de l’objectivité et de la vérité historiques.
Pour en terminer avec ces remarques sur les rapports entre histoire et mémoire, je voudrais dire un mot sur la question de l’engagement de l’historien. Au sein de notre communauté professionnelle, il existe un petit nombre d’individus qui accordent une importance particulière à la fonction civique de leur métier. Ce sont généralement des historiens qui ont été politiquement engagés dans leur jeunesse et qui continuent, en tant que citoyens, à participer activement au débat public. Cet intérêt pour la politique les a incités à travailler sur des sujets en rapport avec leur passion militante. Pour ces historiens, la fonction sociale de l’histoire va au-delà d’une simple transmission du savoir par des moyens pédagogiques. Ils espèrent que les connaissances qu’ils ont produites permettront d’aider les citoyens et les gouvernants à mieux remplir leur rôle. C’est pourquoi ils interviennent fréquemment dans les débats d’actualité au nom de leurs compétences scientifiques.
Mais il existe deux façons de concevoir ce type d’engagement. Toutes les deux sont nécessaires dans une société démocratique, même si elles s’opposent l’une à l’autre. La première s’inscrit dans la logique de l’expertise. Le savoir historique est alors mobilisé pour répondre directement aux questions qui préoccupent les gouvernants, les élus, les dirigeants syndicaux, etc. dans le but d’élaborer la meilleure politique possible. La seconde posture (dont je me sens plus proche) se réclame de « la pensée critique ». L’historien intervient dans le débat public pour contester la façon dont les intellectuels médiatiques, les journalistes et les hommes politiques posent les « problèmes » de société. Il mobilise les connaissances savantes qu’il a élaborées, souvent au prix d’un long travail, pour tenter de faire entendre d’autres voix que celles des élites et de la « France d’en haut », en posant autrement les questions qui sont au coeur de l’actualité.
histoire, mémoire, engagement civique, par Gérard Noiriel
Pour qu’une mémoire collective puisse naître, il faut évidemment que plusieurs individus aient gardé le souvenir des mêmes expériences vécues. Néanmoins une mémoire collective n’est jamais le « reflet » fidèle des mémoires individuelles. Le passage de l’individuel au collectif nécessite tout un travail de sélection qui privilégie certains aspects du passé au détriment des autres. Ce travail de sélection est réalisé par des gens qui parlent au nom de leur groupe d’appartenance. Les sociologues appellent ces individus des « entrepreneurs de mémoire ». Grâce à eux les souvenirs disparates, souvent flous, voire confus, que chaque membre d’un groupe a gardés d’un passé commun deviennent plus homogènes, et acquièrent une visibilité dans l’espace public. Ce travail vise à conforter l’identité collective du groupe, le plus souvent contre des entreprises mémorielles concurrentes. C’est pourquoi Maurice Halbwachs a insisté sur le fait que toute mémoire collective se construit en fonction des enjeux du présent [3].
Pendant très longtemps, ce rapport mémoriel au passé a exercé une domination sans partage. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, en France, la quasi totalité des ouvrages dits « historiques » étaient rédigés par des « entrepreneurs de mémoire » : nobles désoeuvrés, membres du clergé, avocat, etc. Lorsque les aristocrates ont été chassés du pouvoir après la révolution de 1848, leur premier réflexe a été d’utiliser l’arme de la mémoire pour tenter de discréditer la Révolution française et donc le camp républicain. A l’époque, même les universitaires, comme Jules Michelet ou Augustin Thierry, produisaient un savoir de type mémoriel au sens où ils répondaient à des préoccupations partisanes, en rapport direct avec les enjeux politiques de leur temps. La IIIe République a voulu rompre avec cette logique en réformant l’université de façon à confier l’étude du passé à un corps d’historiens professionnels uniquement animés par le souci de la vérité. La France n’a fait que suivre, à cet égard, une tendance commune à la plupart des pays d’Europe et d’Amérique du Nord, alors convaincus que la science et la démocratie pouvaient faire bon ménage. Les citoyens acceptent qu’une partie de leurs impôts serve à rémunérer des historiens professionnels car cette indépendance matérielle est nécessaire pour produire des connaissances sur le passé qui ne soient pas motivés par le souci de justifier tel ou tel intérêt partisan.
Dans cette perspective, la différence majeure entre l’histoire et la mémoire ne réside pas dans la méthode ou dans le rapport aux archives. Elle se situe dans le type de questionnement adressé au passé. Les producteurs de mémoire ont surtout le souci de « sauver de l’oubli », ou de réhabiliter, les individus et les groupes qui ont leur faveur. Alors que le rôle de l’historien consiste à élaborer des questionnements qui lui permettront de mieux comprendre, voire d’expliquer, le passé, avec l’espoir que cela puisse aider les hommes d’aujourd’hui à « mieux vivre » comme disait déjà Marc Bloch [4].
Mais il faut immédiatement ajouter que la distance que l’historien doit prendre à l’égard des enjeux de mémoire ne justifie nullement un repli dans sa tour d’ivoire. Les universitaires sont des enseignants-chercheurs. Cela signifie qu’il doivent s’efforcer de diffuser leurs connaissances spécialisées grâce à des moyens pédagogiques adéquats. Lorsqu’ils accomplissent cette partie de leur mission, les historiens ne sont plus dans le domaine de la science historique pure. Ils interviennent à leur tour dans les enjeux de mémoire. En mettant à la portée des citoyens le savoir qu’ils ont élaboré, ils contribuent à enrichir la mémoire collective de l’humanité. Ils contribuent à diffuser ce qu’on appelle « l’esprit critique » grâce auquel les porteurs de mémoire examineront leur passé avec davantage de recul et plus de tolérance à l’égard des autres. En distinguant clairement histoire et mémoire, on comprend mieux les liens étroits qui unissent ces deux types de rapport au passé. La dimension pédagogique que je viens d’évoquer illustre la liaison « en aval » qui existe entre les deux. Mais il ne faut pas oublier que cette relation s’établit d’abord « en amont ». Les historiens ne vivent pas en dehors de la société. Ils sont eux-mêmes pris dans les enjeux de mémoire qui dominent leur temps. Sur le plan personnel, ils sont porteurs de la mémoire des groupes dont ils font (ou ont fait) partie. L’origine sociale, la trajectoire, le sexe, l’appartenance nationale, voire régionale ou religieuse, la position institutionnelle, tous ces facteurs influent sur leur vision du monde, même lorsqu’ils s’efforcent de les tenir à distance.
C’est pourquoi sur tous les sujets importants, les points de désaccord entre spécialistes sont nombreux. Il faut donc récuser l’idée qu’il existerait un Savoir Historique unique, à partir duquel on pourrait expertiser la mémoire. Dans la réalité, les choses sont beaucoup plus compliquées et entremêlées. Le fait que les historiens soient pris dans les enjeux de mémoire de leur époque explique aussi que, bien souvent, c’est sous l’aiguillon de la mémoire que la discipline s’ouvre à de nouveaux objets. Par exemple, pendant plusieurs décennies l’histoire de la Shoah a été, en France, le fait d’un petit nombre d’historiens « amateurs », motivés par des raisons personnelles ou familiales. Ils se sont mobilisés pour lutter contre les tentatives d’occultation de ces événements horribles dans la mémoire collective. Ils voulaient que la nation honore les victimes, dénonce et punisse ceux qui ont cautionné, voire participé, à ces atrocités. Jusqu’à la fin des années 1970, les historiens patentés n’ont guère contribué à ce devoir civique. C’est seulement lorsque le combat des militants de la mémoire a commencé à porter ses fruits que le thème est devenu légitime dans la profession. L’histoire de l’immigration illustre un phénomène du même genre. Tout cela montre que l’histoire et la mémoire sont deux rapports au passé qui ont chacun leur logique propre et qu’on ne peut pas hiérarchiser. Elles peuvent être parfois en conflit, mais elles ont besoin l’une de l’autre. Je ne partage pas, pour ma part, les vues de certains historiens du « temps présent » qui font la leçon aux producteurs de mémoire au nom d’une conception naïve de l’objectivité et de la vérité historiques.
Pour en terminer avec ces remarques sur les rapports entre histoire et mémoire, je voudrais dire un mot sur la question de l’engagement de l’historien. Au sein de notre communauté professionnelle, il existe un petit nombre d’individus qui accordent une importance particulière à la fonction civique de leur métier. Ce sont généralement des historiens qui ont été politiquement engagés dans leur jeunesse et qui continuent, en tant que citoyens, à participer activement au débat public. Cet intérêt pour la politique les a incités à travailler sur des sujets en rapport avec leur passion militante. Pour ces historiens, la fonction sociale de l’histoire va au-delà d’une simple transmission du savoir par des moyens pédagogiques. Ils espèrent que les connaissances qu’ils ont produites permettront d’aider les citoyens et les gouvernants à mieux remplir leur rôle. C’est pourquoi ils interviennent fréquemment dans les débats d’actualité au nom de leurs compétences scientifiques.
Mais il existe deux façons de concevoir ce type d’engagement. Toutes les deux sont nécessaires dans une société démocratique, même si elles s’opposent l’une à l’autre. La première s’inscrit dans la logique de l’expertise. Le savoir historique est alors mobilisé pour répondre directement aux questions qui préoccupent les gouvernants, les élus, les dirigeants syndicaux, etc. dans le but d’élaborer la meilleure politique possible. La seconde posture (dont je me sens plus proche) se réclame de « la pensée critique ». L’historien intervient dans le débat public pour contester la façon dont les intellectuels médiatiques, les journalistes et les hommes politiques posent les « problèmes » de société. Il mobilise les connaissances savantes qu’il a élaborées, souvent au prix d’un long travail, pour tenter de faire entendre d’autres voix que celles des élites et de la « France d’en haut », en posant autrement les questions qui sont au coeur de l’actualité.
histoire, mémoire, engagement civique, par Gérard Noiriel