Un article du journal marocain "Tel Quel":
Tabou.Étudiantes et prostituées
Jeunes, belles, instruites... elles vendent leurs corps pour des “cadeaux”. Pourquoi ? Comment ? Enquête sur un phénomène qui a envahi les lycées et universités du Maroc.
“En changeant de ciel, on change d'étoile". Fatine lance le propos un peu comme ça, par automatisme, comme une phrase décorative qui ornerait son statut MSN. Elle lance ça, beaucoup aussi, car son client potentiel est francisant. Fatine, 19 ans, et Ilham, 22 ans, sont sœurs et consœurs dans le commerce de la chair. L'une, à défaut de pouvoir être journaliste, a opté pour des études de gestion, et l'autre, pour une formation dans le paramédical. Faire les choses à moitié, c'est un peu leur lot quotidien. La médecine, un peu trop difficile, laisse donc place au paramédical. Et la paraprostitution (troquer son corps contre des cadeaux) moins risquée, plus mondaine et plus accessible, remplace la prostitution assumée. Durant le trajet menant vers un resto-bar de Témara, ça parle musique, expériences personnelles, de la pluie et du beau temps. Une discussion banale entre personnes intéressées qui forcent la bonne foi, du côté acheteur comme du côté vendeur. Arrivés au bar, un groupe s'efforce à jouer des reprises de Pink Floyd pendant qu'un documentaire animalier, derrière leurs têtes, fait guise de clip. Fatine et Ilham, après avoir siroté leurs bières et picoré quelques olives, laissent les tabourets à motifs - de girafe et de tigre du Bengale- vides. Pour revenir, un quart d'heure plus tard, la lèvre “englossée” et les paupières fardées de paillettes bleues. Un habitué des lieux, la cinquantaine pantelante, réclame, verre à la main et dans une transe léthargique, une chanson d'Aznavour, “celle qui dit j'avais vingt ans”.
Celles qui ont vingt ans, justement, vivent leur bohème. La conversation dévie, entre lasagnes, vin blanc et salade, sur “l'argent du haram”. Fatine affirme, avec morale et conviction, “qu'on ne peut jamais rien faire avec l'argent sale, il se retourne contre tes enfants, ta famille, ta mère, te cause des problèmes”. L'argent qu'elles se font, elles, n'est pas sale, puisqu'elles ne le touchent pas. Pas ce soir en tout cas. Ce n’est qu’un dîner arrosé après tout, parsemé de conversations sur la nouvelle scène marocaine, sur les drogues qui rendent "panaroïaques", dixit Fatine. Juste une sortie payée par un homme qu'elles ne connaissent pas. Fatine et Ilham ne sont pas très en forme, ce soir, un peu fatiguées, pas assez portées sur l'alcool. C'est qu'elles en ont bu pendant cinq jours non-stop chez un ami dealer. Elles s'excusent presque de ne pas avoir l'œil vif, espèrent une seconde rencontre, où, assure Ilham, "elles ne seront pas aussi sages". L'œil vif, peut-être pas, mais le cerveau fonctionne toujours : lorsque, pendant le dîner, le client potentiel se plaint de ne pas trouver de filles sur Facebook, Ilham happe sa phrase. Et la réutilise, sur le trajet du retour, pour donner son email au trésorier du soir et lui souffler : “Ajoute-moi sur Facebook, et tu verras que tu auras des filles”. Ilham est de toutes les avancées technologiques. Aujourd’hui le réseau social pour amorcer les clients, hier le portable pendant les années lycée. Comme une évolution naturelle une fois qu’on a goûté à l’argent facile, adolescente.
Les années lycées
Mounia a 24 ans. Issue de la classe moyenne, papa fonctionnaire, maman professeur dans un lycée, villa à crédit, en bord de mer, à la périphérie de Rabat. Elle s’est mariée il y a quelques mois, avec Ayoub, à peine plus âgé qu’elle. L’homme de sa vie. “Elle en a connu d’autres, avant lui”, siffle, aigrie, Dalal. C’est que cette dernière, encore célibataire, ne s’explique pas que Mounia, son ancienne amie, “puisse aujourd’hui se la jouer femme modèle”. Durant les années lycée, les deux jeunes filles ont écumé les cafés et les “victimes” potentielles. “C’est bien simple, moi j’ai suivi Mounia par ennui, non par misère. D’ailleurs, elle n’était pas non plus dans le besoin. Disons qu’elle avait juste la mentalité bledarde de la fille qui en veut toujours plus”, raconte Dalal. “Mounia était un peu notre éclaireuse. Elle s’arrêtait lorsqu’une voiture ralentissait, la laissait passer, vérifiait la marque, si elle était W. Puis elle donnait son numéro au conducteur, s’il n’était pas trop jeune, et s’en allait”. D’habitudes en automatismes, Dalal continue : “Les vieux rappellent toujours. Et offrent les meilleurs cafés. Nous, on commandait les consommations que l’on n’avait jamais goûtées : panachés, chocolats glacés viennois, etc. On savait qu’on ne payerait pas l’addition. Et puis, comme on fume, on faisait mine de se désoler qu’il n’y ait pas de bureau de tabac dans le coin. La victime allait sur le champ nous acheter un paquet de clopes et un briquet chacune. En nous ramenant, il nous donnait à chacune quelques billets, deux ou trois cents dirhams. Juste pour lui avoir fait sourires et conversations”. Pour toucher maigre butin ou gros lot, les méthodes ne manquent pas. Dalal nous apprend que pour un premier client (qu’elle préfère appeler victime), l’une ou l’autre disait que son anniversaire était prévu le lendemain, en vue de cadeaux et de sorties. Pour joindre les hommes, elles mettaient un point d’honneur à ne jamais appeler, à ne faire que biper. “Sauf s’il nous rechargeait notre carte. Mais on gardait notre solde pour les autres, aussi, au cas où la victime programmée se désistait”. Les habitudes prises durant le lycée deviennent une seconde nature, et les filles, plus expérimentées, mettent le turbo en arrivant à la fac.
La prostitution, ça s’enseigne
Madinat Al Irfane, quartier étudiant de Rabat. Aux abords de la longue avenue en travaux, à la tombée de la nuit, les voitures en quête de plaisir défilent. Devant la cité universitaire entourée de fils barbelés, filles et garçons se tiennent par la main, s'ignorent ou se font la cour. Un peu plus loin, près du parking de la résidence estudiantine, à l’abris des regards curieux se manigancent quelques trocs des corps. Fayrouz, étudiante gadirie installée à la cité, connaît par cœur les ruses des étudiantes de la nuit, pour les avoir observées durant toute une année. Elle raconte : “Se faire de l’argent facile est très simple pour ces filles, qui viennent souvent de Khémisset et des villages de la région. Elles se pomponnent et sortent, se placent devant le parking ou esquissent quelques pas, nonchalamment, sur l'avenue. Elles montent dans un véhicule, ressortent d'un autre. Combien de fois n'ai-je pas vu des filles, lorsqu'on les redépose, faire semblant de rentrer à la cité avant de revenir, deux minutes plus tard, embarquer avec un autre client”. Pas même besoin de contourner la sécurité, la nuit. “Le couvre-feu est censé être à minuit. Mais quand elles doivent arriver plus tard, elles soudoient le gardien, et le tour est joué”, précise Fayrouz. Mariam, étudiante en communication et marketing, renchérit à son tour : “Certaines étudiantes, pour éviter les flics, ont trouvé leur créneau : se déguiser en Sahrawiyate et apprendre à parler comme elles. En plus d'éviter la rafle, elles perfectionnent leur accent en vue d'éventuels clients saoudiens”. Ces étudiantes seraient, pour la plupart, issues d'un milieu défavorisé, arrivant dans les grandes villes sans le pécule nécessaire, avec pour tout bagage, leurs rêves de grande vie et leurs principes. Avant de goûter à la liberté citadine. Pour Mariam, certaines d'entre elles sont entraînées dans le circuit par leur “co-chambre”. Elle s'exclame: “Comment voulez-vous qu'une nana, qui a en tout et pour tout deux T-shirts et un jean, ne soit pas tentée quand elle voit sa colocataire revenir toutes les semaines avec une nouvelle tenue, des sacs Stradivarius et autres, simplement en répondant au téléphone ?”.
La politique de l’autruche
Selon la sociologue Soumaya Naâmane Guessous, cette course à l’objet ne serait au fond qu’un dommage collatéral de nouveaux désirs de consommation : “Les étudiantes qui se prostituent ne sont pas forcément dans la misère ni dans la satisfaction des besoins primaires. Pour elles, se faire offrir des fringues à la mode pour avoir un look qui les valorise, ou sortir aux frais d’un client, est tout aussi essentiel. A leurs yeux, c’est une forme d’accomplissement de soi”. Un soi que l’on pomponne quitte à se déguiser à ses propres yeux. Mounia, Dalal et les autres ne se considèrent pas comme des prostituées, des travailleuses du sexe occasionnelles. Parce qu'elles ne font pas l'amour dans le sens technique de la chose. Prostitution à temps partiel, prostitution amateur, paraprostitution ? Comme Mounia et Dalal, les filles qui se livrent à ce marchandage préfèrent dire qu'elles s'improvisent chasseuses de têtes, “en tout bien tout honneur, puisqu’on est encore vierges”. Un discours redondant selon Saïda S., actrice associative. Lors de réunions de prévention contre le sida dans les lycées casablancais, elle a rencontré une vingtaine d’adolescentes habituées des petites balades en voiture avec un monsieur plus âgé. Toutes lui ont tenu les mêmes propos : “Elles se cherchent des excuses, disent qu'elles n'enlèvent pas la culotte, qu'elles n'accompagnent pas les hommes dans les maisons, qu'elles se contentent d'une sucette (fellation), qu'au pire des cas, elles optent pour la sodomie. Pourtant, le résultat reste le même. Un corps monnayé contre des liasses ou des pièces”. Pas toujours justement, ce qui ne fait que troubler davantage le regard que l’on porte sur soi-même : “Dans bien des cas, les cadeaux en nature démonétarisent le rapport entre ces filles et leurs clients. Puisqu’il n’y a pas argent, il n’y a pas prostitution, selon elles”, explique Aboubakr Harakat, psychologue. Soumaya Naâmane Guessous appuie la même idée, mettant en avant un autre argument. “Ces filles se justifient en mettant en avant la dimension esthétique. C’est normal que l’homme paye, puisque c’est pour lui qu’elles se font belles, qu’elles vont au hammam, qu’elles s’épilent. Une sorte de récompense à leurs efforts”.
J’embrasse pas
Depuis qu’elle s’est mariée, Mounia ne parle plus à Dalal. Elle fait semblant de ne pas la reconnaître, ou la salue distraitement, “comme si l’on était de vulgaires voisines”. D’après la célibataire, c’est aussi sous l’influence d’Ayoub que Mounia ne lui adresse plus la parole. Une sorte de clause dans leur contrat de mariage, après avoir été proxénète à son insu. “Beaucoup de filles utilisent l’argent de leurs clients pour offrir des cadeaux à leurs petits amis officiels”, explique Soumaya Naâmane Guessous. A Dalal de renchérir, pour prouver qu’Ayoub n’était pas dupe : “Il n’est pas bête. Il a attendu longtemps avant de la demander en mariage. Il nous suivait souvent, la rossait souvent. Il lui arrivait même de la prendre par les cheveux à sa sortie même du véhicule d'un inconnu. Mais il faut croire que l’amour est plus fort que tout, hein”, pouffe Dalal, sournoisement. “Quand je lui demandais pourquoi elle restait avec ce type qui aimait l'humilier en public, elle me répondait que c'est justement parce qu'il tenait à elle qu'il la frappait. Parce qu’il l’aimait”. Et Ayoub, justement, pourquoi est-il resté avec Mounia ? Dalal ne se pose même pas la question. Classé dans le rang des victimes “respectées”, Ayoub représente ce prince charmant qui fait dans le recyclage, dont on accepte les coups en échange d'une future vie respectable. Un peu par culpabilité, un peu par amour.
Siham, elle, voulait offrir sa virginité au garçon qu’elle aimait. Pour enfin pouvoir faire le grand saut dans le trafic des charmes. Son ami, qui se doutait de ses projets, a lutté longtemps entre son désir pour elle et celui de la protéger. Ils n'en ont jamais parlé clairement. Comme prévu, elle lui a fait cadeau de son hymen. Elle s'était résignée à s'adonner à la prostitution, mais voulait tout de même choisir sa première fois, et la vivre avec son premier amour. Après lui, beaucoup d’autres sont passés. Mais Siham n’estime pas le tromper pour autant. Toutes les autres fois, c’est juste son corps qu’elle offre, jamais ses sentiments. “Pour elle, c’est résolu. Ce n’est que de la chair”, conclut le psychologue Aboubakr Harakat.
http://www.telquel-online.com/347/couverture_347.shtml
Tabou.Étudiantes et prostituées
Jeunes, belles, instruites... elles vendent leurs corps pour des “cadeaux”. Pourquoi ? Comment ? Enquête sur un phénomène qui a envahi les lycées et universités du Maroc.
“En changeant de ciel, on change d'étoile". Fatine lance le propos un peu comme ça, par automatisme, comme une phrase décorative qui ornerait son statut MSN. Elle lance ça, beaucoup aussi, car son client potentiel est francisant. Fatine, 19 ans, et Ilham, 22 ans, sont sœurs et consœurs dans le commerce de la chair. L'une, à défaut de pouvoir être journaliste, a opté pour des études de gestion, et l'autre, pour une formation dans le paramédical. Faire les choses à moitié, c'est un peu leur lot quotidien. La médecine, un peu trop difficile, laisse donc place au paramédical. Et la paraprostitution (troquer son corps contre des cadeaux) moins risquée, plus mondaine et plus accessible, remplace la prostitution assumée. Durant le trajet menant vers un resto-bar de Témara, ça parle musique, expériences personnelles, de la pluie et du beau temps. Une discussion banale entre personnes intéressées qui forcent la bonne foi, du côté acheteur comme du côté vendeur. Arrivés au bar, un groupe s'efforce à jouer des reprises de Pink Floyd pendant qu'un documentaire animalier, derrière leurs têtes, fait guise de clip. Fatine et Ilham, après avoir siroté leurs bières et picoré quelques olives, laissent les tabourets à motifs - de girafe et de tigre du Bengale- vides. Pour revenir, un quart d'heure plus tard, la lèvre “englossée” et les paupières fardées de paillettes bleues. Un habitué des lieux, la cinquantaine pantelante, réclame, verre à la main et dans une transe léthargique, une chanson d'Aznavour, “celle qui dit j'avais vingt ans”.
Celles qui ont vingt ans, justement, vivent leur bohème. La conversation dévie, entre lasagnes, vin blanc et salade, sur “l'argent du haram”. Fatine affirme, avec morale et conviction, “qu'on ne peut jamais rien faire avec l'argent sale, il se retourne contre tes enfants, ta famille, ta mère, te cause des problèmes”. L'argent qu'elles se font, elles, n'est pas sale, puisqu'elles ne le touchent pas. Pas ce soir en tout cas. Ce n’est qu’un dîner arrosé après tout, parsemé de conversations sur la nouvelle scène marocaine, sur les drogues qui rendent "panaroïaques", dixit Fatine. Juste une sortie payée par un homme qu'elles ne connaissent pas. Fatine et Ilham ne sont pas très en forme, ce soir, un peu fatiguées, pas assez portées sur l'alcool. C'est qu'elles en ont bu pendant cinq jours non-stop chez un ami dealer. Elles s'excusent presque de ne pas avoir l'œil vif, espèrent une seconde rencontre, où, assure Ilham, "elles ne seront pas aussi sages". L'œil vif, peut-être pas, mais le cerveau fonctionne toujours : lorsque, pendant le dîner, le client potentiel se plaint de ne pas trouver de filles sur Facebook, Ilham happe sa phrase. Et la réutilise, sur le trajet du retour, pour donner son email au trésorier du soir et lui souffler : “Ajoute-moi sur Facebook, et tu verras que tu auras des filles”. Ilham est de toutes les avancées technologiques. Aujourd’hui le réseau social pour amorcer les clients, hier le portable pendant les années lycée. Comme une évolution naturelle une fois qu’on a goûté à l’argent facile, adolescente.
Les années lycées
Mounia a 24 ans. Issue de la classe moyenne, papa fonctionnaire, maman professeur dans un lycée, villa à crédit, en bord de mer, à la périphérie de Rabat. Elle s’est mariée il y a quelques mois, avec Ayoub, à peine plus âgé qu’elle. L’homme de sa vie. “Elle en a connu d’autres, avant lui”, siffle, aigrie, Dalal. C’est que cette dernière, encore célibataire, ne s’explique pas que Mounia, son ancienne amie, “puisse aujourd’hui se la jouer femme modèle”. Durant les années lycée, les deux jeunes filles ont écumé les cafés et les “victimes” potentielles. “C’est bien simple, moi j’ai suivi Mounia par ennui, non par misère. D’ailleurs, elle n’était pas non plus dans le besoin. Disons qu’elle avait juste la mentalité bledarde de la fille qui en veut toujours plus”, raconte Dalal. “Mounia était un peu notre éclaireuse. Elle s’arrêtait lorsqu’une voiture ralentissait, la laissait passer, vérifiait la marque, si elle était W. Puis elle donnait son numéro au conducteur, s’il n’était pas trop jeune, et s’en allait”. D’habitudes en automatismes, Dalal continue : “Les vieux rappellent toujours. Et offrent les meilleurs cafés. Nous, on commandait les consommations que l’on n’avait jamais goûtées : panachés, chocolats glacés viennois, etc. On savait qu’on ne payerait pas l’addition. Et puis, comme on fume, on faisait mine de se désoler qu’il n’y ait pas de bureau de tabac dans le coin. La victime allait sur le champ nous acheter un paquet de clopes et un briquet chacune. En nous ramenant, il nous donnait à chacune quelques billets, deux ou trois cents dirhams. Juste pour lui avoir fait sourires et conversations”. Pour toucher maigre butin ou gros lot, les méthodes ne manquent pas. Dalal nous apprend que pour un premier client (qu’elle préfère appeler victime), l’une ou l’autre disait que son anniversaire était prévu le lendemain, en vue de cadeaux et de sorties. Pour joindre les hommes, elles mettaient un point d’honneur à ne jamais appeler, à ne faire que biper. “Sauf s’il nous rechargeait notre carte. Mais on gardait notre solde pour les autres, aussi, au cas où la victime programmée se désistait”. Les habitudes prises durant le lycée deviennent une seconde nature, et les filles, plus expérimentées, mettent le turbo en arrivant à la fac.
La prostitution, ça s’enseigne
Madinat Al Irfane, quartier étudiant de Rabat. Aux abords de la longue avenue en travaux, à la tombée de la nuit, les voitures en quête de plaisir défilent. Devant la cité universitaire entourée de fils barbelés, filles et garçons se tiennent par la main, s'ignorent ou se font la cour. Un peu plus loin, près du parking de la résidence estudiantine, à l’abris des regards curieux se manigancent quelques trocs des corps. Fayrouz, étudiante gadirie installée à la cité, connaît par cœur les ruses des étudiantes de la nuit, pour les avoir observées durant toute une année. Elle raconte : “Se faire de l’argent facile est très simple pour ces filles, qui viennent souvent de Khémisset et des villages de la région. Elles se pomponnent et sortent, se placent devant le parking ou esquissent quelques pas, nonchalamment, sur l'avenue. Elles montent dans un véhicule, ressortent d'un autre. Combien de fois n'ai-je pas vu des filles, lorsqu'on les redépose, faire semblant de rentrer à la cité avant de revenir, deux minutes plus tard, embarquer avec un autre client”. Pas même besoin de contourner la sécurité, la nuit. “Le couvre-feu est censé être à minuit. Mais quand elles doivent arriver plus tard, elles soudoient le gardien, et le tour est joué”, précise Fayrouz. Mariam, étudiante en communication et marketing, renchérit à son tour : “Certaines étudiantes, pour éviter les flics, ont trouvé leur créneau : se déguiser en Sahrawiyate et apprendre à parler comme elles. En plus d'éviter la rafle, elles perfectionnent leur accent en vue d'éventuels clients saoudiens”. Ces étudiantes seraient, pour la plupart, issues d'un milieu défavorisé, arrivant dans les grandes villes sans le pécule nécessaire, avec pour tout bagage, leurs rêves de grande vie et leurs principes. Avant de goûter à la liberté citadine. Pour Mariam, certaines d'entre elles sont entraînées dans le circuit par leur “co-chambre”. Elle s'exclame: “Comment voulez-vous qu'une nana, qui a en tout et pour tout deux T-shirts et un jean, ne soit pas tentée quand elle voit sa colocataire revenir toutes les semaines avec une nouvelle tenue, des sacs Stradivarius et autres, simplement en répondant au téléphone ?”.
La politique de l’autruche
Selon la sociologue Soumaya Naâmane Guessous, cette course à l’objet ne serait au fond qu’un dommage collatéral de nouveaux désirs de consommation : “Les étudiantes qui se prostituent ne sont pas forcément dans la misère ni dans la satisfaction des besoins primaires. Pour elles, se faire offrir des fringues à la mode pour avoir un look qui les valorise, ou sortir aux frais d’un client, est tout aussi essentiel. A leurs yeux, c’est une forme d’accomplissement de soi”. Un soi que l’on pomponne quitte à se déguiser à ses propres yeux. Mounia, Dalal et les autres ne se considèrent pas comme des prostituées, des travailleuses du sexe occasionnelles. Parce qu'elles ne font pas l'amour dans le sens technique de la chose. Prostitution à temps partiel, prostitution amateur, paraprostitution ? Comme Mounia et Dalal, les filles qui se livrent à ce marchandage préfèrent dire qu'elles s'improvisent chasseuses de têtes, “en tout bien tout honneur, puisqu’on est encore vierges”. Un discours redondant selon Saïda S., actrice associative. Lors de réunions de prévention contre le sida dans les lycées casablancais, elle a rencontré une vingtaine d’adolescentes habituées des petites balades en voiture avec un monsieur plus âgé. Toutes lui ont tenu les mêmes propos : “Elles se cherchent des excuses, disent qu'elles n'enlèvent pas la culotte, qu'elles n'accompagnent pas les hommes dans les maisons, qu'elles se contentent d'une sucette (fellation), qu'au pire des cas, elles optent pour la sodomie. Pourtant, le résultat reste le même. Un corps monnayé contre des liasses ou des pièces”. Pas toujours justement, ce qui ne fait que troubler davantage le regard que l’on porte sur soi-même : “Dans bien des cas, les cadeaux en nature démonétarisent le rapport entre ces filles et leurs clients. Puisqu’il n’y a pas argent, il n’y a pas prostitution, selon elles”, explique Aboubakr Harakat, psychologue. Soumaya Naâmane Guessous appuie la même idée, mettant en avant un autre argument. “Ces filles se justifient en mettant en avant la dimension esthétique. C’est normal que l’homme paye, puisque c’est pour lui qu’elles se font belles, qu’elles vont au hammam, qu’elles s’épilent. Une sorte de récompense à leurs efforts”.
J’embrasse pas
Depuis qu’elle s’est mariée, Mounia ne parle plus à Dalal. Elle fait semblant de ne pas la reconnaître, ou la salue distraitement, “comme si l’on était de vulgaires voisines”. D’après la célibataire, c’est aussi sous l’influence d’Ayoub que Mounia ne lui adresse plus la parole. Une sorte de clause dans leur contrat de mariage, après avoir été proxénète à son insu. “Beaucoup de filles utilisent l’argent de leurs clients pour offrir des cadeaux à leurs petits amis officiels”, explique Soumaya Naâmane Guessous. A Dalal de renchérir, pour prouver qu’Ayoub n’était pas dupe : “Il n’est pas bête. Il a attendu longtemps avant de la demander en mariage. Il nous suivait souvent, la rossait souvent. Il lui arrivait même de la prendre par les cheveux à sa sortie même du véhicule d'un inconnu. Mais il faut croire que l’amour est plus fort que tout, hein”, pouffe Dalal, sournoisement. “Quand je lui demandais pourquoi elle restait avec ce type qui aimait l'humilier en public, elle me répondait que c'est justement parce qu'il tenait à elle qu'il la frappait. Parce qu’il l’aimait”. Et Ayoub, justement, pourquoi est-il resté avec Mounia ? Dalal ne se pose même pas la question. Classé dans le rang des victimes “respectées”, Ayoub représente ce prince charmant qui fait dans le recyclage, dont on accepte les coups en échange d'une future vie respectable. Un peu par culpabilité, un peu par amour.
Siham, elle, voulait offrir sa virginité au garçon qu’elle aimait. Pour enfin pouvoir faire le grand saut dans le trafic des charmes. Son ami, qui se doutait de ses projets, a lutté longtemps entre son désir pour elle et celui de la protéger. Ils n'en ont jamais parlé clairement. Comme prévu, elle lui a fait cadeau de son hymen. Elle s'était résignée à s'adonner à la prostitution, mais voulait tout de même choisir sa première fois, et la vivre avec son premier amour. Après lui, beaucoup d’autres sont passés. Mais Siham n’estime pas le tromper pour autant. Toutes les autres fois, c’est juste son corps qu’elle offre, jamais ses sentiments. “Pour elle, c’est résolu. Ce n’est que de la chair”, conclut le psychologue Aboubakr Harakat.
http://www.telquel-online.com/347/couverture_347.shtml