Comme je n'ai pas oublié mes origines de petit fils de marabout algéro-marocain , je me permets de vous conter des histoires concernant l'histoire algéro-marocaine à travers les documents et les archives de l'ancienne puissance colonisatrice.
Salem Chaker Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée
Le cahier correspond aux tout premiers moments de la mission (d'Oran au Rif marocain) et il est à souhaiter que les autres parties du journal, notamment celles concernant l'Atlas marocain sur lequel Boulifa a ramené d'abondants matériaux linguistiques et ethnographiques, soient retrouvées et publiées.
Ces notes de voyage étaient manifestement destinées à être publiées puisqu'elles portent de nombreuses annotations (d'une autre couleur) sur les pages de verso (non écrites) annonçant une version révisée; par exemple, au dos de la page 33 :
«La longue tirade qui suit gagnerait, il me semble, à être placée comme conclusion à la fin du travail. A réserver. ».
Sur la mission Segonzac elle-même, on pourra se reporter à : — Segonzac (marquis de), Au cœur de l'Atlas. Mission au Maroc (1904-1905), Paris, Larose, 1910, 794 p., 177 phot., 16 cartes.
— Itinéraires au Maroc (1904-1905), Paris, 1910 (5 cartes).
CARNETS DE ROUTE MAROCAINS DE A.S. BOULIFA (Mission Segonzac : 1904-1905)
[]
ORAN
Notre déguisement marocain ne devant se faire définitivement qu'à Tanger, selon les ordres du chef je ne me suis muni que du strict nécessaire : quelques objets de toilette, un complet de rechange, une paire de chaussures, trois chemises de couleur, six flanelles. Une casquette de voyage et un cache-poussière complétaient mes maigres bagages. Dans la petite malle qui enferme le tout, j'ai eu la mauvaise idée d'y joindre un beau complet arabe en drap bleu avec une ceinture en soie damassée et un magnifique manteau (burnous) vert foncé, couleur du Prophète. Ainsi attifé, je pourrai, pensais-je, me mettre au rang des Vizirs de Sa Majesté chéri- fienne et montrer ainsi la supériorité de l'élégance algérienne sur celle du Mor'reb Lqessa, dont les habitants sont encore tels que nous les a décrits Iben Khaldoun. Nous en reparlerons quand, étant chez eux et vivant avec eux, nous les connaîtrons davantage. Pour le moment l'idée du départ vers ce pays inconnu pour moi me préoccupe. Voulant me renseigner sur ce pays que j'allais parcourir, je vins à Oran deux jours plus tôt.
Grâce à des amis, je pus, dans les cafés maures du Village-Nègre, approcher des Marocains. M'intéressant plus particulièrement aux types du Sud, un Soussi qui exerce au Village-Nègre depuis bien des années la profession de cafetier, me fut amené à l'École Arabe-française. Après lui avoir fait part de mes projets, il me proposa de me faire conduire directement chez le Prétendant avec qui il est intimement lié. Celui-ci se chargerait de me faire parcourir tout l'Atlas jusqu'au Ras Loued (Sous). Les relations du cafetier avec le Prétendant m'ont été affirmées comme étant des plus authentiques.
Il y a quelques années, Moulay Mohammed, parti du Tafillelt, erra de zaouia en zaouia et après avoir parcouru tout l'Ouest marocain, pénétra en Algérie et vint s'installer à Oran n'ayant d'autres moyens d'existence que la charité publique. Très lettré et dévot, son sort misérable intéressa bientôt notre cafetier qui lui donna l'hospitalité durant son séjour à Oran. Évidemment, le brave Soussi était loin de supposer qu'il hébergeait et abritait sous son toit un parent de Moulay Abd-Laziz sultan actuel, un chérif, un descendant de Moulay Idriss. Aussi, sa surprise fut grande lorsque plus tard il apprit que son hôte de passage, s'était déclaré prétendant au trône impérial. Le pauvre fqir Derquaoui qu'était Moulay Mohammed ne voulut pas passer pour un ingrat. Se souvenant de celui qui l'avait si généreusement traité durant son séjour à Oran, il adressa une lettre au cafetier tant pour le remercier de son hospitalité que pour l'engager à le rejoindre à Taza. Le Soussi, quoique touché de cette marque de gratitude, préféra rester ce qu'il avait toujours été. La vie calme et régulière qu'il mène au Village-Nègre depuis des années, la prospérité de son petit établissement et la sécurité lui ont paru très appréciables à côté de la vie agitée et aventureuse qu'il lui aurait été obligé de mener en s'attachant à la personne du Prétendant. Très flatté de l'invitation, l'intelligent Soussi se contenta d'aller rendre visite au Prétendant; celui-ci reçut très affablement le petit cafetier qui déclina adroitement l'offre qui lui était faite. Les relations entre eux ne restèrent pas moins intimes.
Ne pouvant pas profiter des propositions qui m'étaient faites pour me rendre directement dans la région de Taza, je lui demandai une lettre de recommandation qui en cas de besoin aurait pu me servir d'introduction et de protection auprès du Prétendant.
Le 5 novembre à 8 heures du matin, M. de Segonzac accompagné de M. de Flotte arrivent à Oran par le «Tell», bateau de la Compagnie Touache qui fait le service de la côte occidentale de la Méditerranée. Le collègue et coreligionnaire Zénagui avec qui j'avais fait connaissance depuis la veille fit les présentations.
Installés sur la terrasse d'un des cafés du Boulevard Séguin, nous causons très familièrement de nos projets et de nos espoirs. Des cinq membres de la Mission, M. Gentil seul manquait. Ne connaissant pas encore la cause de cette absence, j'en fus un moment inquiet. A ma question M. de Segonzac me rassure en m'apprenant que M. Gentil est déjà au Maroc depuis un mois et qu'à Tanger il viendra se joindre à nous. Heureux de revoir mon ami Gentil, je fais part au Chef de mes craintes que le Ramdhan, qui va avoir lieu sous peu, ne nous fasse pas perdre du temps. Tout en regrettant d'être mal renseigné sur l'époque à laquelle aura lieu le Ramdhan, M. de Segonzac me répond que ce qui importe le plus c'est d'arriver au Maroc et qu'une fois sur les lieux, il avisera de façon à perdre le moins de temps possible. «D'ailleurs, me dit-il, l'organisation matérielle de notre caravane nous demandera à elle seule bien des jours». Un autre point. Connaissant les tracasseries des lois de l'Indigénat, je priai M. de Segonzac de nous faire délivrer à Zénagui et à moi, des passeports par la préfecture d'Oran; ce qui fut fait sans difficulté. A onze heures, je quittai mes compagnons pour rejoindre des amis chez qui j'étais descendu et qui tenaient à m'avoir chez eux et avec eux jusqu'au dernier moment.
Pour être libres les uns et les autres, le rendez-vous est fixé à ce soir à bord du bateau «Le Tell » où nos couchettes sont retenues. N'ayant donc plus rien à faire que d'attendre le départ du bateau, je prends congé de mes compagnons pour aller retrouver mes amis qui m'attendent à déjeuner.
Je cours les retrouver et passe toute l'après-midi et une partie de la soirée avec eux. La mission est évidemment le seul sujet de nos conversations. Préoccupés par les mille dangers auxquels nous seront exposés dans ces pays inconnus et sur lesquels se sont formées toutes sortes de légendes, mes braves amis ne cessent de me faire des recommandations. A dix heures du soir, je m'embarque et prends possession de la couchette qui m'est destinée; quelque temps après MM. de Segonzac, de Flotte et Zénagui me rejoignent à bord. L'heure du départ approchant j'embrasse les amis et les remercie des mille souhaits qu'ils formulent pour moi et pour la réussite de toute la Mission. Pour les tranquilliser je leur promis de leur donner de mes nouvelles toutes les fois qu'il me serait possible de le faire, car sans rien connaître encore du Maroc, je prévoyais que la communication avec eux, du Blad Essiba, sera peut-être un peu difficile ou tout au moins très lente. Dans tous les cas je les priai de ne pas trop s'inquiéter si plus tard il arrivait un moment où mes lettres deviendraient rares.
Il est onze heures du soir quand notre bateau traverse la passe du port et, obliquant à gauche, il prend la direction de l'Ouest. La nuit est calme, la mer est belle. Une demi-heure après chacun gagne sa couchette pour prendre un peu de repos.
Dimanche 6 novembre
Je dormais d'un profond sommeil lorsque le bruit du treuil mis en mouvement me réveille. Le bateau est presque arrêté. Je me lève et tire ma montre : 5 heures et demi. Voyant qu'il est encore de trop bonne heure et que nous sommes devant Beni-Saf où nous faisons relâche, je me recouche jusqu'à 7 heures. Le petit déjeuner pris, nous montons sur le pont. Comme aucun de nous n'a manifesté le désir de descendre à terre, M. de Segonzac nous propose de visiter certaines de ses cantines sur lesquelles il a quelques inquiétudes à cause des instruments qu'elles renferment. La traversée de Marseille à Oran ayant été un peu agitée il est à craindre qu'il n'y ait des dégâts dans les dites cantines. Celles-ci ouvertes, nous remarquons avec plaisir que tous les instruments qu'elles renferment sont en parfait état. Parmi les nombreux colis que M. de Segonzac a emportés avec lui pour les besoins de la Mission, se trouve une boîte renfermant un gramophone avec une douzaine de disques, le tout offert par les magasins du Louvre. Or cette petite boîte seule, par un hasard malencontreux, a un peu souffert, quelques disques d'airs orientaux ont été cassés; le pivot du gramophone qui fait mouvoir les disques, lorsque l'appareil fonctionne est un peu faussé. Mais notre désappointement manifesté par le cri général «quel dommage ! » se dissipe bientôt. Le commandant du Tell fait appeler son mécanicien-chef qui s'empare de l'appareil et le démonte en partie. La tige du pivot soumise à la pression de l'étau fut bientôt redressée. Remis sur son axe le pivot qui supporte la plaque métallique tourne perpendiculairement et empêche le moindre frottement de la plaque sur les parois du plan horizontal de la boîte. Pour montrer que la réparation a été parfaite, M. de Segonzac nous fait entendre quelques airs qui sont rendus assez nettement : une marche égyptienne de t'ebel et de r'ita est particulièrement parfaite. Nous voilà donc rassurés; dans nos moments d'ennui, de spleen, le gramophone sera une belle et agréable distraction, tant en mer qu'en Blad-Essiba.
Il est midi et demi quand le bateau lève l'ancre et reprend la direction de l'ouest vers Nemours que nous atteignons à 3 heures de l'après-midi. Depuis Beni-Saf, la côte devient de plus en plus monotone tant par son aridité que par le manque d'abri qu'on y remarque. Les coteaux qui dominent sont nus ou couverts de broussailles (lentisques ou cistes). Rachgoun que nous avons aperçu sur notre droite en partant de Beni-Saf n'est intéressant que par son phare. Vers les 2 heures on m'a montré du bord, avant d'arriver à l'embouchure de la Tafna, les ruines de Hou- naïen où se trouvent paraît-il quelques gisements de minerais de fer et de cuivre; on y rencontre également des carrières de marbre; le tout semble être à l'état d'exploitation; au fond de la petite baie de Hounaïen, on aperçoit en effet un petit vapeur qu'on croit être là pour prendre sa cargaison de minerai qu'il doit transporter en Angleterre.
Après avoir doublé le cap Setti formé de hautes falaises, nous relâchons devant Nemours, village situé à l'embouchure de l'Oued. A notre arrivée quelques embarcations furent aussitôt mises à l'eau pour assurer tout d'abord le service des passagers qui voudraient débarquer. Comme nous ne devons partir que fort tard dans la soirée nous avisons aux moyens de «tuer le temps». Pendant que M. de Segonzac et le second du Tell M. Roquette se dirigent en barque vers le cap Setti pour chasser le ramier qui vit en bandes sur les rochers escarpés qui surplombent la mer, M. Flotte, Zénagui et moi prenons une barque et allons débarquer aux quais de la ville (?) de Nemours! Quais de la ville! c'est là une façon de parler de beaucoup de municipalités algériennes dont la plupart sont atteintes de la monomanie des grandeurs. Nemours n'est qu'un simple poste militaire de frontière, autour duquel sont venus se grouper quelques colons et un certain nombre de commerçants juifs ou espagnols. En entrant dans le village que l'on voit à peine de la mer par suite des sables amoncelés sur la plage qui compose le port, on a l'impression, avec ses allées droites et plantées de platanes, de se trouver dans une cité qui a cru un moment à sa prospérité, à son avenir florissant. L'état délabré de beaucoup de constructions presque abandonnées, le regard étonné des habitants qui vous dévisagent sottement lorsque vous parcourez une rue quelconque, comme s'ils attendaient le messie devant venir apporter un peu de soulagement à leurs misères, ou procurer un peu de divertissement à leur vie monotone, à leur oisiveté amère, tout cela montre que Nemours se meurt; que tous les projets formés sur son avenir s'écroulent d'eux-mêmes. Ce fait n'est malheureusement pas particulier à Nemours. Il se retrouve dans beaucoup de centres de colonisation créés trop précipitamment. Nemours végétera encore quelques temps grâce à sa proximité avec la frontière, mais le jour où cette frontière reculera de quelques lieues vers l'ouest, Nemours disparaîtra; ne pouvant même pas faire un petit village de pêcheurs, car sa large baie trop ouverte exposée à tous les vents ne présente aucun abri ni refuge en cas de mauvais temps. Le projet d'une jetée qui coûterait quelques milliers de francs ne donnerait aucun résultat; la baie manque de profondeur et le futur abri ou refuge projeté sera d'ailleurs vite hors d'usage par suite des quantités de sable qu'y déverse chaque hiver l'Oued. Actuellement il n'y a pas d'endroit qui puisse permettre d'embarquer ou de débarquer des marchandises à pied sec. Comme dans tous les ports marocains, pour charger ou décharger une barcasse, des hommes de peine sont obligés d'aller dans l'eau jusqu'à la ceinture. Par suite du peu de sécurité qu'offre la baie, la barcasse débarrassée de sa marchandise est aussitôt retirée de la mer et traînée sur la plage loin des vagues. Tel est le «port de la ville de Nemours» qui n'a en fait de trafic, que l'arrivée et le départ des milliers de marocains qui viennent chaque année faire les moissons en Algérie. Le jour où un point de débarquement ou d'embarquement plus propice sera installé vers l'Ouest, à l'embouchure de la Melouya par exemple, Nemours aura vécu, Nemours s'éteindra étouffé par ses ruines et par son manque d'activité.
Après avoir serré la main à mon ami Vaudel, ancien camarade de classe que j'ai eu le plaisir de rencontrer là, exerçant la fonction de commissaire de police, je remonte à bord avec mes compagnons de Flotte et Zénagui. Il commence à faire nuit et nos chasseurs ne sont pas encore de retour....
à suivre
Salem Chaker Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée
Le cahier correspond aux tout premiers moments de la mission (d'Oran au Rif marocain) et il est à souhaiter que les autres parties du journal, notamment celles concernant l'Atlas marocain sur lequel Boulifa a ramené d'abondants matériaux linguistiques et ethnographiques, soient retrouvées et publiées.
Ces notes de voyage étaient manifestement destinées à être publiées puisqu'elles portent de nombreuses annotations (d'une autre couleur) sur les pages de verso (non écrites) annonçant une version révisée; par exemple, au dos de la page 33 :
«La longue tirade qui suit gagnerait, il me semble, à être placée comme conclusion à la fin du travail. A réserver. ».
Sur la mission Segonzac elle-même, on pourra se reporter à : — Segonzac (marquis de), Au cœur de l'Atlas. Mission au Maroc (1904-1905), Paris, Larose, 1910, 794 p., 177 phot., 16 cartes.
— Itinéraires au Maroc (1904-1905), Paris, 1910 (5 cartes).
CARNETS DE ROUTE MAROCAINS DE A.S. BOULIFA (Mission Segonzac : 1904-1905)
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ORAN
Notre déguisement marocain ne devant se faire définitivement qu'à Tanger, selon les ordres du chef je ne me suis muni que du strict nécessaire : quelques objets de toilette, un complet de rechange, une paire de chaussures, trois chemises de couleur, six flanelles. Une casquette de voyage et un cache-poussière complétaient mes maigres bagages. Dans la petite malle qui enferme le tout, j'ai eu la mauvaise idée d'y joindre un beau complet arabe en drap bleu avec une ceinture en soie damassée et un magnifique manteau (burnous) vert foncé, couleur du Prophète. Ainsi attifé, je pourrai, pensais-je, me mettre au rang des Vizirs de Sa Majesté chéri- fienne et montrer ainsi la supériorité de l'élégance algérienne sur celle du Mor'reb Lqessa, dont les habitants sont encore tels que nous les a décrits Iben Khaldoun. Nous en reparlerons quand, étant chez eux et vivant avec eux, nous les connaîtrons davantage. Pour le moment l'idée du départ vers ce pays inconnu pour moi me préoccupe. Voulant me renseigner sur ce pays que j'allais parcourir, je vins à Oran deux jours plus tôt.
Grâce à des amis, je pus, dans les cafés maures du Village-Nègre, approcher des Marocains. M'intéressant plus particulièrement aux types du Sud, un Soussi qui exerce au Village-Nègre depuis bien des années la profession de cafetier, me fut amené à l'École Arabe-française. Après lui avoir fait part de mes projets, il me proposa de me faire conduire directement chez le Prétendant avec qui il est intimement lié. Celui-ci se chargerait de me faire parcourir tout l'Atlas jusqu'au Ras Loued (Sous). Les relations du cafetier avec le Prétendant m'ont été affirmées comme étant des plus authentiques.
Il y a quelques années, Moulay Mohammed, parti du Tafillelt, erra de zaouia en zaouia et après avoir parcouru tout l'Ouest marocain, pénétra en Algérie et vint s'installer à Oran n'ayant d'autres moyens d'existence que la charité publique. Très lettré et dévot, son sort misérable intéressa bientôt notre cafetier qui lui donna l'hospitalité durant son séjour à Oran. Évidemment, le brave Soussi était loin de supposer qu'il hébergeait et abritait sous son toit un parent de Moulay Abd-Laziz sultan actuel, un chérif, un descendant de Moulay Idriss. Aussi, sa surprise fut grande lorsque plus tard il apprit que son hôte de passage, s'était déclaré prétendant au trône impérial. Le pauvre fqir Derquaoui qu'était Moulay Mohammed ne voulut pas passer pour un ingrat. Se souvenant de celui qui l'avait si généreusement traité durant son séjour à Oran, il adressa une lettre au cafetier tant pour le remercier de son hospitalité que pour l'engager à le rejoindre à Taza. Le Soussi, quoique touché de cette marque de gratitude, préféra rester ce qu'il avait toujours été. La vie calme et régulière qu'il mène au Village-Nègre depuis des années, la prospérité de son petit établissement et la sécurité lui ont paru très appréciables à côté de la vie agitée et aventureuse qu'il lui aurait été obligé de mener en s'attachant à la personne du Prétendant. Très flatté de l'invitation, l'intelligent Soussi se contenta d'aller rendre visite au Prétendant; celui-ci reçut très affablement le petit cafetier qui déclina adroitement l'offre qui lui était faite. Les relations entre eux ne restèrent pas moins intimes.
Ne pouvant pas profiter des propositions qui m'étaient faites pour me rendre directement dans la région de Taza, je lui demandai une lettre de recommandation qui en cas de besoin aurait pu me servir d'introduction et de protection auprès du Prétendant.
Le 5 novembre à 8 heures du matin, M. de Segonzac accompagné de M. de Flotte arrivent à Oran par le «Tell», bateau de la Compagnie Touache qui fait le service de la côte occidentale de la Méditerranée. Le collègue et coreligionnaire Zénagui avec qui j'avais fait connaissance depuis la veille fit les présentations.
Installés sur la terrasse d'un des cafés du Boulevard Séguin, nous causons très familièrement de nos projets et de nos espoirs. Des cinq membres de la Mission, M. Gentil seul manquait. Ne connaissant pas encore la cause de cette absence, j'en fus un moment inquiet. A ma question M. de Segonzac me rassure en m'apprenant que M. Gentil est déjà au Maroc depuis un mois et qu'à Tanger il viendra se joindre à nous. Heureux de revoir mon ami Gentil, je fais part au Chef de mes craintes que le Ramdhan, qui va avoir lieu sous peu, ne nous fasse pas perdre du temps. Tout en regrettant d'être mal renseigné sur l'époque à laquelle aura lieu le Ramdhan, M. de Segonzac me répond que ce qui importe le plus c'est d'arriver au Maroc et qu'une fois sur les lieux, il avisera de façon à perdre le moins de temps possible. «D'ailleurs, me dit-il, l'organisation matérielle de notre caravane nous demandera à elle seule bien des jours». Un autre point. Connaissant les tracasseries des lois de l'Indigénat, je priai M. de Segonzac de nous faire délivrer à Zénagui et à moi, des passeports par la préfecture d'Oran; ce qui fut fait sans difficulté. A onze heures, je quittai mes compagnons pour rejoindre des amis chez qui j'étais descendu et qui tenaient à m'avoir chez eux et avec eux jusqu'au dernier moment.
Pour être libres les uns et les autres, le rendez-vous est fixé à ce soir à bord du bateau «Le Tell » où nos couchettes sont retenues. N'ayant donc plus rien à faire que d'attendre le départ du bateau, je prends congé de mes compagnons pour aller retrouver mes amis qui m'attendent à déjeuner.
Je cours les retrouver et passe toute l'après-midi et une partie de la soirée avec eux. La mission est évidemment le seul sujet de nos conversations. Préoccupés par les mille dangers auxquels nous seront exposés dans ces pays inconnus et sur lesquels se sont formées toutes sortes de légendes, mes braves amis ne cessent de me faire des recommandations. A dix heures du soir, je m'embarque et prends possession de la couchette qui m'est destinée; quelque temps après MM. de Segonzac, de Flotte et Zénagui me rejoignent à bord. L'heure du départ approchant j'embrasse les amis et les remercie des mille souhaits qu'ils formulent pour moi et pour la réussite de toute la Mission. Pour les tranquilliser je leur promis de leur donner de mes nouvelles toutes les fois qu'il me serait possible de le faire, car sans rien connaître encore du Maroc, je prévoyais que la communication avec eux, du Blad Essiba, sera peut-être un peu difficile ou tout au moins très lente. Dans tous les cas je les priai de ne pas trop s'inquiéter si plus tard il arrivait un moment où mes lettres deviendraient rares.
Il est onze heures du soir quand notre bateau traverse la passe du port et, obliquant à gauche, il prend la direction de l'Ouest. La nuit est calme, la mer est belle. Une demi-heure après chacun gagne sa couchette pour prendre un peu de repos.
Dimanche 6 novembre
Je dormais d'un profond sommeil lorsque le bruit du treuil mis en mouvement me réveille. Le bateau est presque arrêté. Je me lève et tire ma montre : 5 heures et demi. Voyant qu'il est encore de trop bonne heure et que nous sommes devant Beni-Saf où nous faisons relâche, je me recouche jusqu'à 7 heures. Le petit déjeuner pris, nous montons sur le pont. Comme aucun de nous n'a manifesté le désir de descendre à terre, M. de Segonzac nous propose de visiter certaines de ses cantines sur lesquelles il a quelques inquiétudes à cause des instruments qu'elles renferment. La traversée de Marseille à Oran ayant été un peu agitée il est à craindre qu'il n'y ait des dégâts dans les dites cantines. Celles-ci ouvertes, nous remarquons avec plaisir que tous les instruments qu'elles renferment sont en parfait état. Parmi les nombreux colis que M. de Segonzac a emportés avec lui pour les besoins de la Mission, se trouve une boîte renfermant un gramophone avec une douzaine de disques, le tout offert par les magasins du Louvre. Or cette petite boîte seule, par un hasard malencontreux, a un peu souffert, quelques disques d'airs orientaux ont été cassés; le pivot du gramophone qui fait mouvoir les disques, lorsque l'appareil fonctionne est un peu faussé. Mais notre désappointement manifesté par le cri général «quel dommage ! » se dissipe bientôt. Le commandant du Tell fait appeler son mécanicien-chef qui s'empare de l'appareil et le démonte en partie. La tige du pivot soumise à la pression de l'étau fut bientôt redressée. Remis sur son axe le pivot qui supporte la plaque métallique tourne perpendiculairement et empêche le moindre frottement de la plaque sur les parois du plan horizontal de la boîte. Pour montrer que la réparation a été parfaite, M. de Segonzac nous fait entendre quelques airs qui sont rendus assez nettement : une marche égyptienne de t'ebel et de r'ita est particulièrement parfaite. Nous voilà donc rassurés; dans nos moments d'ennui, de spleen, le gramophone sera une belle et agréable distraction, tant en mer qu'en Blad-Essiba.
Il est midi et demi quand le bateau lève l'ancre et reprend la direction de l'ouest vers Nemours que nous atteignons à 3 heures de l'après-midi. Depuis Beni-Saf, la côte devient de plus en plus monotone tant par son aridité que par le manque d'abri qu'on y remarque. Les coteaux qui dominent sont nus ou couverts de broussailles (lentisques ou cistes). Rachgoun que nous avons aperçu sur notre droite en partant de Beni-Saf n'est intéressant que par son phare. Vers les 2 heures on m'a montré du bord, avant d'arriver à l'embouchure de la Tafna, les ruines de Hou- naïen où se trouvent paraît-il quelques gisements de minerais de fer et de cuivre; on y rencontre également des carrières de marbre; le tout semble être à l'état d'exploitation; au fond de la petite baie de Hounaïen, on aperçoit en effet un petit vapeur qu'on croit être là pour prendre sa cargaison de minerai qu'il doit transporter en Angleterre.
Après avoir doublé le cap Setti formé de hautes falaises, nous relâchons devant Nemours, village situé à l'embouchure de l'Oued. A notre arrivée quelques embarcations furent aussitôt mises à l'eau pour assurer tout d'abord le service des passagers qui voudraient débarquer. Comme nous ne devons partir que fort tard dans la soirée nous avisons aux moyens de «tuer le temps». Pendant que M. de Segonzac et le second du Tell M. Roquette se dirigent en barque vers le cap Setti pour chasser le ramier qui vit en bandes sur les rochers escarpés qui surplombent la mer, M. Flotte, Zénagui et moi prenons une barque et allons débarquer aux quais de la ville (?) de Nemours! Quais de la ville! c'est là une façon de parler de beaucoup de municipalités algériennes dont la plupart sont atteintes de la monomanie des grandeurs. Nemours n'est qu'un simple poste militaire de frontière, autour duquel sont venus se grouper quelques colons et un certain nombre de commerçants juifs ou espagnols. En entrant dans le village que l'on voit à peine de la mer par suite des sables amoncelés sur la plage qui compose le port, on a l'impression, avec ses allées droites et plantées de platanes, de se trouver dans une cité qui a cru un moment à sa prospérité, à son avenir florissant. L'état délabré de beaucoup de constructions presque abandonnées, le regard étonné des habitants qui vous dévisagent sottement lorsque vous parcourez une rue quelconque, comme s'ils attendaient le messie devant venir apporter un peu de soulagement à leurs misères, ou procurer un peu de divertissement à leur vie monotone, à leur oisiveté amère, tout cela montre que Nemours se meurt; que tous les projets formés sur son avenir s'écroulent d'eux-mêmes. Ce fait n'est malheureusement pas particulier à Nemours. Il se retrouve dans beaucoup de centres de colonisation créés trop précipitamment. Nemours végétera encore quelques temps grâce à sa proximité avec la frontière, mais le jour où cette frontière reculera de quelques lieues vers l'ouest, Nemours disparaîtra; ne pouvant même pas faire un petit village de pêcheurs, car sa large baie trop ouverte exposée à tous les vents ne présente aucun abri ni refuge en cas de mauvais temps. Le projet d'une jetée qui coûterait quelques milliers de francs ne donnerait aucun résultat; la baie manque de profondeur et le futur abri ou refuge projeté sera d'ailleurs vite hors d'usage par suite des quantités de sable qu'y déverse chaque hiver l'Oued. Actuellement il n'y a pas d'endroit qui puisse permettre d'embarquer ou de débarquer des marchandises à pied sec. Comme dans tous les ports marocains, pour charger ou décharger une barcasse, des hommes de peine sont obligés d'aller dans l'eau jusqu'à la ceinture. Par suite du peu de sécurité qu'offre la baie, la barcasse débarrassée de sa marchandise est aussitôt retirée de la mer et traînée sur la plage loin des vagues. Tel est le «port de la ville de Nemours» qui n'a en fait de trafic, que l'arrivée et le départ des milliers de marocains qui viennent chaque année faire les moissons en Algérie. Le jour où un point de débarquement ou d'embarquement plus propice sera installé vers l'Ouest, à l'embouchure de la Melouya par exemple, Nemours aura vécu, Nemours s'éteindra étouffé par ses ruines et par son manque d'activité.
Après avoir serré la main à mon ami Vaudel, ancien camarade de classe que j'ai eu le plaisir de rencontrer là, exerçant la fonction de commissaire de police, je remonte à bord avec mes compagnons de Flotte et Zénagui. Il commence à faire nuit et nos chasseurs ne sont pas encore de retour....
à suivre