CARNETS DE ROUTE MAROCAINS DE A.S. BOULIFA (Mission Segonzac : 1904-1905)
106 S. Chaker
Le cahier correspond aux tout premiers moments de la mission (d'Oran au Rif marocain) et il est à souhaiter que les autres parties du journal, notamment celles concernant l'Atlas marocain sur lequel Boulifa a ramené d'abondants matériaux linguistiques et ethnographiques, soient retrouvées et publiées.
Ces notes de voyage étaient manifestement destinées à être publiées puisqu'elles portent de nombreuses annotations (d'une autre couleur) sur les pages de verso (non écrites) annonçant une version révisée; par exemple, au dos de la page 33 :
«La longue tirade qui suit gagnerait, il me semble, à être placée comme conclusion à la fin du travail. A réserver. ».
Sur la mission Segonzac elle-même, on pourra se reporter à : — Segonzac (marquis de), Au cœur de l'Atlas. Mission au Maroc (1904-1905), Paris, Larose, 1910, 794 p., 177 phot., 16 cartes.
— Itinéraires au Maroc (1904-1905), Paris, 1910 (5 cartes).
ORAN
Notre déguisement marocain ne devant se faire définitivement qu'à Tanger, selon les ordres du chef je ne me suis muni que du strict nécessaire : quelques objets de toilette, un complet de rechange, une paire de chaussures, trois chemises de couleur, six flanelles. Une casquette de voyage et un cache-poussière complétaient mes maigres bagages. Dans la petite malle qui enferme le tout, j'ai eu la mauvaise idée d'y joindre un beau complet arabe en drap bleu avec une ceinture en soie damassée et un magnifique manteau (burnous) vert foncé, couleur du Prophète. Ainsi attifé, je pourrai, pensais-je, me mettre au rang des Vizirs de Sa Majesté chéri- fienne et montrer ainsi la supériorité de l'élégance algérienne sur celle du Mor'reb Lqessa, dont les habitants sont encore tels que nous les a décrits Iben Khaldoun. Nous en reparlerons quand, étant chez eux et vivant avec eux, nous les connaîtrons davantage. Pour le moment l'idée du départ vers ce pays inconnu pour moi me préoccupe. Voulant me renseigner sur ce pays que j'allais parcourir, je vins à Oran deux jours plus tôt.
Grâce à des amis, je pus, dans les cafés maures du Village-Nègre, approcher des Marocains. M'intéressant plus particulièrement aux types du Sud, un Soussi qui exerce au Village-Nègre depuis bien des années la profession de cafetier, me fut amené à l'École Arabe-française. Après lui avoir fait part de mes projets, il me proposa de me faire conduire directement chez le Prétendant avec qui il est intimement lié. Celui-ci se chargerait de me faire parcourir tout l'Atlas jusqu'au Ras Loued (Sous). Les relations du cafetier avec le Prétendant m'ont été affirmées comme étant des plus authentiques.
Il y a quelques années, Moulay Mohammed, parti du Tafillelt, erra de zaouia en zaouia et après avoir parcouru tout l'Ouest marocain, pénétra en Algérie et vint s'installer à Oran n'ayant d'autres moyens d'existence que la charité publique. Très lettré et dévot, son sort misérable intéressa bientôt notre cafetier qui lui donna l'hospitalité durant son séjour à Oran. Évidemment, le brave Soussi était loin de supposer qu'il hébergeait et abritait sous son toit un parent de Moulay Abd-Laziz sultan actuel, un chérif, un descendant de Moulay Idriss. Aussi, sa surprise fut grande lorsque plus tard il apprit que son hôte de passage, s'était déclaré prétendant au trône impérial. Le pauvre fqir Derquaoui qu'était Moulay Mohammed ne voulut pas passer pour un ingrat. Se souvenant de celui qui l'avait si généreusement traité durant son séjour à Oran, il adressa une lettre au cafetier tant pour le remercier de son hospitalité que pour l'engager à le rejoindre à Taza. Le Soussi, quoique touché de cette marque de gratitude, préféra rester ce qu'il avait toujours été. La vie calme et régulière qu'il mène au Village-Nègre depuis des années, la prospérité de son petit établissement et la sécurité lui ont paru très appréciables à côté de la vie agitée et aventureuse qu'il lui aurait été obligé de mener en s'attachant à la personne du Prétendant. Très flatté de l'invitation, l'intelligent Soussi se contenta d'aller rendre visite au Prétendant; celui-ci reçut très affablement le petit cafetier qui déclina adroitement l'offre qui lui était faite. Les relations entre eux ne restèrent pas moins intimes.
Ne pouvant pas profiter des propositions qui m'étaient faites pour me rendre directement dans la région de Taza, je lui demandai une lettre de recommandation qui en cas de besoin aurait pu me servir d'introduction et de protection auprès du Prétendant.
Le 5 novembre à 8 heures du matin, M. de Segonzac accompagné de M. de Flotte arrivent à Oran par le «Tell», bateau de la Compagnie Touache qui fait le service de la côte occidentale de la Méditerranée. Le collègue et coreligionnaire Zénagui avec qui j'avais fait connaissance depuis la veille fit les présentations.
Installés sur la terrasse d'un des cafés du Boulevard Séguin, nous causons très familièrement de nos projets et de nos espoirs. Des cinq membres de la Mission, M. Gentil seul manquait. Ne connaissant pas encore la cause de cette absence, j'en fus un moment inquiet. A ma question M. de Segonzac me rassure en m'apprenant que M. Gentil est déjà au Maroc depuis un mois et qu'à Tanger il viendra se joindre à nous. Heureux de revoir mon ami Gentil, je fais part au Chef de mes craintes que le Ramdhan, qui va avoir lieu sous peu, ne nous fasse pas perdre du temps. Tout en regrettant d'être mal renseigné sur l'époque à laquelle aura lieu le Ramdhan, M. de Segonzac me répond que ce qui importe le plus c'est d'arriver au Maroc et qu'une fois sur les lieux, il avisera de façon à perdre le moins de temps possible. «D'ailleurs, me dit-il, l'organisation matérielle de notre caravane nous demandera à elle seule bien des jours». Un autre point. Connaissant les tracasseries des lois de l'Indigénat, je priai M. de Segonzac de nous faire délivrer à Zénagui et à moi, des passeports par la préfecture d'Oran; ce qui fut fait sans difficulté. A onze heures, je quittai mes compagnons pour rejoindre des amis chez qui j'étais descendu et qui tenaient à m'avoir chez eux et avec eux jusqu'au dernier moment.
Pour être libres les uns et les autres, le rendez-vous est fixé à ce soir à bord du bateau «Le Tell » où nos couchettes sont retenues. N'ayant donc plus rien à faire que d'attendre le départ du bateau, je prends congé de mes compagnons pour aller retrouver mes amis qui m'attendent à déjeuner.
Je cours les retrouver et passe toute l'après-midi et une partie de la soirée avec eux. La mission est évidemment le seul sujet de nos conversations. Préoccupés par les mille dangers auxquels nous seront exposés dans ces pays inconnus et sur lesquels se sont formées toutes sortes de légendes, mes braves amis ne cessent de me faire des recommandations. A dix heures du soir, je m'embarque et prends possession de la couchette qui m'est destinée; quelque temps après MM. de Segonzac, de Flotte et Zénagui me rejoignent à bord. L'heure du départ approchant j'embrasse les amis et les remercie des mille souhaits qu'ils formulent pour moi et pour la réussite de toute la Mission. Pour les tranquilliser je leur promis de leur donner de mes nouvelles toutes les fois qu'il me serait possible de le faire, car sans rien connaître encore du Maroc, je prévoyais que la communication avec eux, du Blad Essiba, sera peut-être un peu difficile ou tout au moins très lente. Dans tous les cas je les priai de ne pas trop s'inquiéter si plus tard il arrivait un moment où mes lettres deviendraient rares.
Il est onze heures du soir quand notre bateau traverse la passe du port et, obliquant à gauche, il prend la direction de l'Ouest. La nuit est calme, la mer est belle. Une demi-heure après chacun gagne sa couchette pour prendre un peu de repos.
A suivre
106 S. Chaker
Le cahier correspond aux tout premiers moments de la mission (d'Oran au Rif marocain) et il est à souhaiter que les autres parties du journal, notamment celles concernant l'Atlas marocain sur lequel Boulifa a ramené d'abondants matériaux linguistiques et ethnographiques, soient retrouvées et publiées.
Ces notes de voyage étaient manifestement destinées à être publiées puisqu'elles portent de nombreuses annotations (d'une autre couleur) sur les pages de verso (non écrites) annonçant une version révisée; par exemple, au dos de la page 33 :
«La longue tirade qui suit gagnerait, il me semble, à être placée comme conclusion à la fin du travail. A réserver. ».
Sur la mission Segonzac elle-même, on pourra se reporter à : — Segonzac (marquis de), Au cœur de l'Atlas. Mission au Maroc (1904-1905), Paris, Larose, 1910, 794 p., 177 phot., 16 cartes.
— Itinéraires au Maroc (1904-1905), Paris, 1910 (5 cartes).
ORAN
Notre déguisement marocain ne devant se faire définitivement qu'à Tanger, selon les ordres du chef je ne me suis muni que du strict nécessaire : quelques objets de toilette, un complet de rechange, une paire de chaussures, trois chemises de couleur, six flanelles. Une casquette de voyage et un cache-poussière complétaient mes maigres bagages. Dans la petite malle qui enferme le tout, j'ai eu la mauvaise idée d'y joindre un beau complet arabe en drap bleu avec une ceinture en soie damassée et un magnifique manteau (burnous) vert foncé, couleur du Prophète. Ainsi attifé, je pourrai, pensais-je, me mettre au rang des Vizirs de Sa Majesté chéri- fienne et montrer ainsi la supériorité de l'élégance algérienne sur celle du Mor'reb Lqessa, dont les habitants sont encore tels que nous les a décrits Iben Khaldoun. Nous en reparlerons quand, étant chez eux et vivant avec eux, nous les connaîtrons davantage. Pour le moment l'idée du départ vers ce pays inconnu pour moi me préoccupe. Voulant me renseigner sur ce pays que j'allais parcourir, je vins à Oran deux jours plus tôt.
Grâce à des amis, je pus, dans les cafés maures du Village-Nègre, approcher des Marocains. M'intéressant plus particulièrement aux types du Sud, un Soussi qui exerce au Village-Nègre depuis bien des années la profession de cafetier, me fut amené à l'École Arabe-française. Après lui avoir fait part de mes projets, il me proposa de me faire conduire directement chez le Prétendant avec qui il est intimement lié. Celui-ci se chargerait de me faire parcourir tout l'Atlas jusqu'au Ras Loued (Sous). Les relations du cafetier avec le Prétendant m'ont été affirmées comme étant des plus authentiques.
Il y a quelques années, Moulay Mohammed, parti du Tafillelt, erra de zaouia en zaouia et après avoir parcouru tout l'Ouest marocain, pénétra en Algérie et vint s'installer à Oran n'ayant d'autres moyens d'existence que la charité publique. Très lettré et dévot, son sort misérable intéressa bientôt notre cafetier qui lui donna l'hospitalité durant son séjour à Oran. Évidemment, le brave Soussi était loin de supposer qu'il hébergeait et abritait sous son toit un parent de Moulay Abd-Laziz sultan actuel, un chérif, un descendant de Moulay Idriss. Aussi, sa surprise fut grande lorsque plus tard il apprit que son hôte de passage, s'était déclaré prétendant au trône impérial. Le pauvre fqir Derquaoui qu'était Moulay Mohammed ne voulut pas passer pour un ingrat. Se souvenant de celui qui l'avait si généreusement traité durant son séjour à Oran, il adressa une lettre au cafetier tant pour le remercier de son hospitalité que pour l'engager à le rejoindre à Taza. Le Soussi, quoique touché de cette marque de gratitude, préféra rester ce qu'il avait toujours été. La vie calme et régulière qu'il mène au Village-Nègre depuis des années, la prospérité de son petit établissement et la sécurité lui ont paru très appréciables à côté de la vie agitée et aventureuse qu'il lui aurait été obligé de mener en s'attachant à la personne du Prétendant. Très flatté de l'invitation, l'intelligent Soussi se contenta d'aller rendre visite au Prétendant; celui-ci reçut très affablement le petit cafetier qui déclina adroitement l'offre qui lui était faite. Les relations entre eux ne restèrent pas moins intimes.
Ne pouvant pas profiter des propositions qui m'étaient faites pour me rendre directement dans la région de Taza, je lui demandai une lettre de recommandation qui en cas de besoin aurait pu me servir d'introduction et de protection auprès du Prétendant.
Le 5 novembre à 8 heures du matin, M. de Segonzac accompagné de M. de Flotte arrivent à Oran par le «Tell», bateau de la Compagnie Touache qui fait le service de la côte occidentale de la Méditerranée. Le collègue et coreligionnaire Zénagui avec qui j'avais fait connaissance depuis la veille fit les présentations.
Installés sur la terrasse d'un des cafés du Boulevard Séguin, nous causons très familièrement de nos projets et de nos espoirs. Des cinq membres de la Mission, M. Gentil seul manquait. Ne connaissant pas encore la cause de cette absence, j'en fus un moment inquiet. A ma question M. de Segonzac me rassure en m'apprenant que M. Gentil est déjà au Maroc depuis un mois et qu'à Tanger il viendra se joindre à nous. Heureux de revoir mon ami Gentil, je fais part au Chef de mes craintes que le Ramdhan, qui va avoir lieu sous peu, ne nous fasse pas perdre du temps. Tout en regrettant d'être mal renseigné sur l'époque à laquelle aura lieu le Ramdhan, M. de Segonzac me répond que ce qui importe le plus c'est d'arriver au Maroc et qu'une fois sur les lieux, il avisera de façon à perdre le moins de temps possible. «D'ailleurs, me dit-il, l'organisation matérielle de notre caravane nous demandera à elle seule bien des jours». Un autre point. Connaissant les tracasseries des lois de l'Indigénat, je priai M. de Segonzac de nous faire délivrer à Zénagui et à moi, des passeports par la préfecture d'Oran; ce qui fut fait sans difficulté. A onze heures, je quittai mes compagnons pour rejoindre des amis chez qui j'étais descendu et qui tenaient à m'avoir chez eux et avec eux jusqu'au dernier moment.
Pour être libres les uns et les autres, le rendez-vous est fixé à ce soir à bord du bateau «Le Tell » où nos couchettes sont retenues. N'ayant donc plus rien à faire que d'attendre le départ du bateau, je prends congé de mes compagnons pour aller retrouver mes amis qui m'attendent à déjeuner.
Je cours les retrouver et passe toute l'après-midi et une partie de la soirée avec eux. La mission est évidemment le seul sujet de nos conversations. Préoccupés par les mille dangers auxquels nous seront exposés dans ces pays inconnus et sur lesquels se sont formées toutes sortes de légendes, mes braves amis ne cessent de me faire des recommandations. A dix heures du soir, je m'embarque et prends possession de la couchette qui m'est destinée; quelque temps après MM. de Segonzac, de Flotte et Zénagui me rejoignent à bord. L'heure du départ approchant j'embrasse les amis et les remercie des mille souhaits qu'ils formulent pour moi et pour la réussite de toute la Mission. Pour les tranquilliser je leur promis de leur donner de mes nouvelles toutes les fois qu'il me serait possible de le faire, car sans rien connaître encore du Maroc, je prévoyais que la communication avec eux, du Blad Essiba, sera peut-être un peu difficile ou tout au moins très lente. Dans tous les cas je les priai de ne pas trop s'inquiéter si plus tard il arrivait un moment où mes lettres deviendraient rares.
Il est onze heures du soir quand notre bateau traverse la passe du port et, obliquant à gauche, il prend la direction de l'Ouest. La nuit est calme, la mer est belle. Une demi-heure après chacun gagne sa couchette pour prendre un peu de repos.
A suivre