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CARNETS DE ROUTE MAROCAINS DE A.S. BOULIFA (Mission Segonzac : 1904-1905)

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CARNETS DE ROUTE MAROCAINS DE A.S. BOULIFA (Mission Segonzac : 1904-1905)

106 S. Chaker

Le cahier correspond aux tout premiers moments de la mission (d'Oran au Rif marocain) et il est à souhaiter que les autres parties du journal, notamment celles concernant l'Atlas marocain sur lequel Boulifa a ramené d'abondants matériaux linguistiques et ethnographiques, soient retrouvées et publiées.

Ces notes de voyage étaient manifestement destinées à être publiées puisqu'elles portent de nombreuses annotations (d'une autre couleur) sur les pages de verso (non écrites) annonçant une version révisée; par exemple, au dos de la page 33 :

«La longue tirade qui suit gagnerait, il me semble, à être placée comme conclusion à la fin du travail. A réserver. ».

Sur la mission Segonzac elle-même, on pourra se reporter à : — Segonzac (marquis de), Au cœur de l'Atlas. Mission au Maroc (1904-1905), Paris, Larose, 1910, 794 p., 177 phot., 16 cartes.

— Itinéraires au Maroc (1904-1905), Paris, 1910 (5 cartes).


ORAN

Notre déguisement marocain ne devant se faire définitivement qu'à Tanger, selon les ordres du chef je ne me suis muni que du strict nécessaire : quelques objets de toilette, un complet de rechange, une paire de chaussures, trois chemises de couleur, six flanelles. Une casquette de voyage et un cache-poussière complétaient mes maigres bagages. Dans la petite malle qui enferme le tout, j'ai eu la mauvaise idée d'y joindre un beau complet arabe en drap bleu avec une ceinture en soie damassée et un magnifique manteau (burnous) vert foncé, couleur du Prophète. Ainsi attifé, je pourrai, pensais-je, me mettre au rang des Vizirs de Sa Majesté chéri- fienne et montrer ainsi la supériorité de l'élégance algérienne sur celle du Mor'reb Lqessa, dont les habitants sont encore tels que nous les a décrits Iben Khaldoun. Nous en reparlerons quand, étant chez eux et vivant avec eux, nous les connaîtrons davantage. Pour le moment l'idée du départ vers ce pays inconnu pour moi me préoccupe. Voulant me renseigner sur ce pays que j'allais parcourir, je vins à Oran deux jours plus tôt.

Grâce à des amis, je pus, dans les cafés maures du Village-Nègre, approcher des Marocains. M'intéressant plus particulièrement aux types du Sud, un Soussi qui exerce au Village-Nègre depuis bien des années la profession de cafetier, me fut amené à l'École Arabe-française. Après lui avoir fait part de mes projets, il me proposa de me faire conduire directement chez le Prétendant avec qui il est intimement lié. Celui-ci se chargerait de me faire parcourir tout l'Atlas jusqu'au Ras Loued (Sous). Les relations du cafetier avec le Prétendant m'ont été affirmées comme étant des plus authentiques.

Il y a quelques années, Moulay Mohammed, parti du Tafillelt, erra de zaouia en zaouia et après avoir parcouru tout l'Ouest marocain, pénétra en Algérie et vint s'installer à Oran n'ayant d'autres moyens d'existence que la charité publique. Très lettré et dévot, son sort misérable intéressa bientôt notre cafetier qui lui donna l'hospitalité durant son séjour à Oran. Évidemment, le brave Soussi était loin de supposer qu'il hébergeait et abritait sous son toit un parent de Moulay Abd-Laziz sultan actuel, un chérif, un descendant de Moulay Idriss. Aussi, sa surprise fut grande lorsque plus tard il apprit que son hôte de passage, s'était déclaré prétendant au trône impérial. Le pauvre fqir Derquaoui qu'était Moulay Mohammed ne voulut pas passer pour un ingrat. Se souvenant de celui qui l'avait si généreusement traité durant son séjour à Oran, il adressa une lettre au cafetier tant pour le remercier de son hospitalité que pour l'engager à le rejoindre à Taza. Le Soussi, quoique touché de cette marque de gratitude, préféra rester ce qu'il avait toujours été. La vie calme et régulière qu'il mène au Village-Nègre depuis des années, la prospérité de son petit établissement et la sécurité lui ont paru très appréciables à côté de la vie agitée et aventureuse qu'il lui aurait été obligé de mener en s'attachant à la personne du Prétendant. Très flatté de l'invitation, l'intelligent Soussi se contenta d'aller rendre visite au Prétendant; celui-ci reçut très affablement le petit cafetier qui déclina adroitement l'offre qui lui était faite. Les relations entre eux ne restèrent pas moins intimes.

Ne pouvant pas profiter des propositions qui m'étaient faites pour me rendre directement dans la région de Taza, je lui demandai une lettre de recommandation qui en cas de besoin aurait pu me servir d'introduction et de protection auprès du Prétendant.

Le 5 novembre à 8 heures du matin, M. de Segonzac accompagné de M. de Flotte arrivent à Oran par le «Tell», bateau de la Compagnie Touache qui fait le service de la côte occidentale de la Méditerranée. Le collègue et coreligionnaire Zénagui avec qui j'avais fait connaissance depuis la veille fit les présentations.

Installés sur la terrasse d'un des cafés du Boulevard Séguin, nous causons très familièrement de nos projets et de nos espoirs. Des cinq membres de la Mission, M. Gentil seul manquait. Ne connaissant pas encore la cause de cette absence, j'en fus un moment inquiet. A ma question M. de Segonzac me rassure en m'apprenant que M. Gentil est déjà au Maroc depuis un mois et qu'à Tanger il viendra se joindre à nous. Heureux de revoir mon ami Gentil, je fais part au Chef de mes craintes que le Ramdhan, qui va avoir lieu sous peu, ne nous fasse pas perdre du temps. Tout en regrettant d'être mal renseigné sur l'époque à laquelle aura lieu le Ramdhan, M. de Segonzac me répond que ce qui importe le plus c'est d'arriver au Maroc et qu'une fois sur les lieux, il avisera de façon à perdre le moins de temps possible. «D'ailleurs, me dit-il, l'organisation matérielle de notre caravane nous demandera à elle seule bien des jours». Un autre point. Connaissant les tracasseries des lois de l'Indigénat, je priai M. de Segonzac de nous faire délivrer à Zénagui et à moi, des passeports par la préfecture d'Oran; ce qui fut fait sans difficulté. A onze heures, je quittai mes compagnons pour rejoindre des amis chez qui j'étais descendu et qui tenaient à m'avoir chez eux et avec eux jusqu'au dernier moment.

Pour être libres les uns et les autres, le rendez-vous est fixé à ce soir à bord du bateau «Le Tell » où nos couchettes sont retenues. N'ayant donc plus rien à faire que d'attendre le départ du bateau, je prends congé de mes compagnons pour aller retrouver mes amis qui m'attendent à déjeuner.

Je cours les retrouver et passe toute l'après-midi et une partie de la soirée avec eux. La mission est évidemment le seul sujet de nos conversations. Préoccupés par les mille dangers auxquels nous seront exposés dans ces pays inconnus et sur lesquels se sont formées toutes sortes de légendes, mes braves amis ne cessent de me faire des recommandations. A dix heures du soir, je m'embarque et prends possession de la couchette qui m'est destinée; quelque temps après MM. de Segonzac, de Flotte et Zénagui me rejoignent à bord. L'heure du départ approchant j'embrasse les amis et les remercie des mille souhaits qu'ils formulent pour moi et pour la réussite de toute la Mission. Pour les tranquilliser je leur promis de leur donner de mes nouvelles toutes les fois qu'il me serait possible de le faire, car sans rien connaître encore du Maroc, je prévoyais que la communication avec eux, du Blad Essiba, sera peut-être un peu difficile ou tout au moins très lente. Dans tous les cas je les priai de ne pas trop s'inquiéter si plus tard il arrivait un moment où mes lettres deviendraient rares.

Il est onze heures du soir quand notre bateau traverse la passe du port et, obliquant à gauche, il prend la direction de l'Ouest. La nuit est calme, la mer est belle. Une demi-heure après chacun gagne sa couchette pour prendre un peu de repos.

A suivre


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Dimanche 6 novembre

Je dormais d'un profond sommeil lorsque le bruit du treuil mis en mouvement me réveille. Le bateau est presque arrêté. Je me lève et tire ma montre : 5 heures et demi. Voyant qu'il est encore de trop bonne heure et que nous sommes devant Beni-Saf où nous faisons relâche, je me recouche jusqu'à 7 heures. Le petit déjeuner pris, nous montons sur le pont. Comme aucun de nous n'a manifesté le désir de descendre à terre, M. de Segonzac nous propose de visiter certaines de ses cantines sur lesquelles il a quelques inquiétudes à cause des instruments qu'elles renferment. La traversée de Marseille à Oran ayant été un peu agitée il est à craindre qu'il n'y ait des dégâts dans les dites cantines. Celles-ci ouvertes, nous remarquons avec plaisir que tous les instruments qu'elles renferment sont en parfait état. Parmi les nombreux colis que M. de Segonzac a emportés avec lui pour les besoins de la Mission, se trouve une boîte renfermant un gramophone avec une douzaine de disques, le tout offert par les magasins du Louvre. Or cette petite boîte seule, par un hasard malencontreux, a un peu souffert, quelques disques d'airs orientaux ont été cassés; le pivot du gramophone qui fait mouvoir les disques, lorsque l'appareil fonctionne est un peu faussé. Mais notre désappointement manifesté par le cri général «quel dommage ! » se dissipe bientôt. Le commandant du Tell fait appeler son mécanicien-chef qui s'empare de l'appareil et le démonte en partie. La tige du pivot soumise à la pression de l'étau fut bientôt redressée. Remis sur son axe le pivot qui supporte la plaque métallique tourne perpendiculairement et empêche le moindre frottement de la plaque sur les parois du plan horizontal de la boîte. Pour montrer que la réparation a été parfaite, M. de Segonzac nous fait entendre quelques airs qui sont rendus assez nettement : une marche égyptienne de t'ebel et de r'ita est particulièrement parfaite. Nous voilà donc rassurés; dans nos moments d'ennui, de spleen, le gramophone sera une belle et agréable distraction, tant en mer qu'en Blad-Essiba.

Il est midi et demi quand le bateau lève l'ancre et reprend la direction de l'ouest vers Nemours que nous atteignons à 3 heures de l'après-midi. Depuis Beni-Saf, la côte devient de plus en plus monotone tant par son aridité que par le manque d'abri qu'on y remarque. Les coteaux qui dominent sont nus ou couverts de broussailles (lentisques ou cistes). Rachgoun que nous avons aperçu sur notre droite en partant de Beni-Saf n'est intéressant que par son phare. Vers les 2 heures on m'a montré du bord, avant d'arriver à l'embouchure de la Tafna, les ruines de Hou- naïen où se trouvent paraît-il quelques gisements de minerais de fer et de cuivre; on y rencontre également des carrières de marbre; le tout semble être à l'état d'exploitation; au fond de la petite baie de Hounaïen, on aperçoit en effet un petit vapeur qu'on croit être là pour prendre sa cargaison de minerai qu'il doit transporter en Angleterre.

Après avoir doublé le cap Setti formé de hautes falaises, nous relâchons devant Nemours, village situé à l'embouchure de l'Oued. A notre arrivée quelques embarcations furent aussitôt mises à l'eau pour assurer tout d'abord le service des passagers qui voudraient débarquer. Comme nous ne devons partir que fort tard dans la soirée nous avisons aux moyens de «tuer le temps». Pendant que M. de Segonzac et le second du Tell M. Roquette se dirigent en barque vers le cap Setti pour chasser le ramier qui vit en bandes sur les rochers escarpés qui surplombent la mer, M. Flotte, Zénagui et moi prenons une barque et allons débarquer aux quais de la ville (?) de Nemours! Quais de la ville! c'est là une façon de parler de beaucoup de municipalités algériennes dont la plupart sont atteintes de la monomanie des grandeurs. Nemours n'est qu'un simple poste militaire de frontière, autour duquel sont venus se grouper quelques colons et un certain nombre de commerçants juifs ou espagnols. En entrant dans le village que l'on voit à peine de la mer par suite des sables amoncelés sur la plage qui compose le port, on a l'impression, avec ses allées droites et plantées de platanes, de se trouver dans une cité qui a cru un moment à sa prospérité, à son avenir florissant. L'état délabré de beaucoup de constructions presque abandonnées, le regard étonné des habitants qui vous dévisagent sottement lorsque vous parcourez une rue quelconque, comme s'ils attendaient le messie devant venir apporter un peu de soulagement à leurs misères, ou procurer un peu de divertissement à leur vie monotone, à leur oisiveté amère, tout cela montre que Nemours se meurt; que tous les projets formés sur son avenir s'écroulent d'eux-mêmes. Ce fait n'est malheureusement pas particulier à Nemours. Il se retrouve dans beaucoup de centres de colonisation créés trop précipitamment. Nemours végétera encore quelques temps grâce à sa proximité avec la frontière, mais le jour où cette frontière reculera de quelques lieues vers l'ouest, Nemours disparaîtra; ne pouvant même pas faire un petit village de pêcheurs, car sa large baie trop ouverte exposée à tous les vents ne présente aucun abri ni refuge en cas de mauvais temps. Le projet d'une jetée qui coûterait quelques milliers de francs ne donnerait aucun résultat; la baie manque de profondeur et le futur abri ou refuge projeté sera d'ailleurs vite hors d'usage par suite des quantités de sable qu'y déverse chaque hiver l'Oued. Actuellement il n'y a pas d'endroit qui puisse permettre d'embarquer ou de débarquer des marchandises à pied sec. Comme dans tous les ports marocains, pour charger ou décharger une barcasse, des hommes de peine sont obligés d'aller dans l'eau jusqu'à la ceinture. Par suite du peu de sécurité qu'offre la baie, la barcasse débarrassée de sa marchandise est aussitôt retirée de la mer et traînée sur la plage loin des vagues. Tel est le «port de la ville de Nemours» qui n'a en fait de trafic, que l'arrivée et le départ des milliers de marocains qui viennent chaque année faire les moissons en Algérie. Le jour où un point de débarquement ou d'embarquement plus propice sera installé vers l'Ouest, à l'embouchure de la Melouya par exemple, Nemours aura vécu, Nemours s'éteindra étouffé par ses ruines et par son manque d'activité...



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Après avoir serré la main à mon ami Vaudel, ancien camarade de classe que j'ai eu le plaisir de rencontrer là, exerçant la fonction de commissaire de police, je remonte à bord avec mes compagnons de Flotte et Zénagui. Il commence à faire nuit et nos chasseurs ne sont pas encore de retour. Il est 6 heures et demie quand tout d'un coup j'entends la voix du lieutenant Rou- quette donnant des ordres pour hisser la barque qui leur a servi â faire la course. Du gibier, il n'y en a point. Plaisantant M. Rouquette, je lui fais remarquer qu'il n'est pas digne d'être du pays de Tartarin. «Té, est-ce de notre faute si ces cochons de ramiers n'ont pas voulu aujourd'hui se laisser tirer? alors que l'autre fois j'en ai abattu six d'un seul coup de fusil!» Sur ce, il s'éloigne et va déposer son fusil dans sa cabine. Cette malchance l'a rendu de mauvaise humeur toute la soirée. Il peste contre tout le monde, les hommes de service â bord du Tell sont fortement houspillés, les Arabes qui embarquent quelques marchandises, rudoyés. Mais connu de tout ce monde pour être la bonté elle-même, on le laisse dire, crier, injurier même, sans songer à lui faire la moindre réplique. C'est qu'en effet le lieutenant Rouquette est malgré cette rudesse, qui n'est d'ailleurs qu'extérieure, le meilleur des hommes qu'on puisse rencontrer; doué d'une parfaite santé et d'un excellent caractère, un peu vif parfois mais au fond très bon, M. Rouquette est d'un commerce des plus agréables. Par ses gauloiseries marseillaises il nous fera pleurer de rire plus d'une fois. Ainsi ce soir pour lui faire oublier cette partie de chasse, M. de Segonzac l'a invité avec le capitaine Lakanal à prendre le thé avec nous. Quelques verres de champagne accompagnés particulièrement par certains airs d'opéra débités par le gramophone suffiront pour remettre tout le monde en gaieté. L'habile mécanicien qui avait réparé notre appareil fut également invité ainsi que le second à venir trinquer avec nous. Au champagne, le Commandant se lève et prend la parole tant en son nom qu'au nom de ses officiers pour nous souhaiter une bonne santé, chose si utile surtout pour nous qui allons dans des pays retirés, lointains, pour l'amour et la grandeur de la Patrie, pour le bien de la civilisation et de la science, nous exposer non seulement à des maladies, au fanatisme des Marocains, mais aux mille dangers de toutes sortes qu'encourt toujours l'explorateur qui est appelé à vivre dans un pays inconnu et au milieu de gens inconnus et barbares. Il termine en nous adressant ses plus sincères félicitations pour notre courage et en faisant les vœux les plus complets pour la réussite de la Mission. Après ces paroles si touchantes du Commandant, notre chef, M. de Segonzac se lève à son tour pour remercier le commandant, d'abord de l'accueil si cordial qui nous est réservé à bord du Tell, puis des paroles si encourageantes qu'il a bien voulu formuler pour nous et pour la réussite de notre Mission. Ayant satisfait aux usages qui veulent qu'on ne peut, en société, toucher au «Champagne» sans qu'on ait à débiter ou à entendre un speech quelconque, nous nous séparons et gagnons nos cabines respectives. A minuit le bateau lève l'ancre pour se diriger vers Mellila que nous atteignons à 6 heures du matin.

Lundi 7 novembre

La mer étant toujours calme, le Tell après quelques coups de sonde jette l'ancre en s'appro- chant de la côte le plus qu'il pût pour faciliter le débarquement des quelques tonnes de marchandises destinées à Mellila. Ces marchandises consistent particulièrement en sucre et en cotonnade que les commerçants juifs ou espagnols revendent aux Rifains. Étant ici pour toute la journée, il est convenu que nous descendrons à terre dans l'après-midi. La matinée passée à bord est employée à des causeries intéressant le pays; M. de Segonzac nous retrace les circonstances à la suite desquelles il fut amené à Mellila il y a quelques années dans son exploration du Rif. D'après lui, les Rifains ne peuvent descendre que des tribus barbares qui au VIe siècle avant J.C. ont envahi le midi de la France et l'Espagne. Les yeux bleux de certains Rifains font même penser au sang germain coulant dans les veines de ces indomptables montagnards. Il y a là une hypothèse un peu hasardée, comme le sont d'ailleurs toutes celles qu'on peut formuler au sujet de la formation des races ou plutôt des différents éléments composant une race. Qu'il y ait eu en des temps très reculés et que l'histoire arrive à peine à préciser des Germains, des Gaulois ou des Ostrogoths qui, poussés par le besoin ou l'intérêt, le détroit de Gibraltar traversé, se soient répandus dans le Tell marocain pour vivre de la vie indigène en s'assimilant aux habitants, la chose est possible et très vraisemblable. Mais de là, arriver à une généralisation qui ferait descendre tous les Rifains d'une race germanique serait une conclusion qui n'aurait aucune base et que ni l'histoire ni les ethnographes n'admettraient. Les Rifains ne sont pas plus d'origine germanique ou celtique que leurs frères les Kabyles du Jurjura ou de 1' Aurès chez qui le type blond abonde. Les connaissances historiques et ethnographiques sur l'Afrique du Nord, connaissances qui deviennent de plus en plus précises, ne nous permettent plus aujourd'hui d'admettre les hypothèses émises sur l'origine des blonds en Afrique. D'ailleurs bien antérieurement aux Invasions des Barbares (Vandales) et autres, le célèbre navigateur phénicien Hanon signale dans ses «relations de voyages» tant sur les côtes de la Méditerranée que sur celles de l'Atlantique l'existence de types blonds. La conclusion est que la race autochtone appelée généralement la race berbère a eu de tous les temps des bruns, des blonds. Vu les innombrables invasions qui se sont déchaînées sur cette Afrique du Nord, il n'y a pas de doute qu'un sang étranger se soit mêlé au sang indigène. Pour toute preuve c'est, sans parler des Touareg, le nombre considérable de berbères noirs rencontrés dans les régions les plus retirées de l'Atlas. Mais il y a un fait certain, c'est que malgré ces mélanges de sang, malgré ces croisements volontaires ou imposés, malgré l'influence des civilisations les plus avancées, le Berbère de nos jours est à peu de chose près le même que celui dont les historiens anciens ou modernes nous ont laissé le portrait. Blanc ou noir, brun ou blond, Kabyle ou Rifain, Chleuh ou Chaoui, il est ce qu'il était hier; le Berbère s'est conservé non seulement dans ses traits physiologiques qui le caractérisent mais aussi et surtout dans ses moeurs, dans ses traditions plus antiques et dans sa langue maternelle.

C'est une chose vraiment remarquable et à laquelle on ne peut penser sans éprouver le plus grand étonnement que de voir le Berbère conserver encore sa langue primitive quoiqu'elle n'ait jamais eu de littérature, celle-ci n'étant pas une langue écrite. Trois langues, le grec, le latin et l'arabe (littéraire) qui ont successivement, à des époques données, remplacé même dans cette Afrique du Nord le langage «incompréhensible» des Berbères, ces trois langues qui ont été si riches, qui ont chacune une littérature des plus florissantes, sont devenues des langues mortes — alors que la langue des Berbères est encore une langue vivante, une langue qui se parle depuis la côte de la Méditerranée jusqu'aux bords du Niger et depuis le Nil jusqu'à l'Atlantique. L'axiome kabyle qui dit : «tout ce qui naît et qui se développe meurt» semble s'être appliqué aux différentes civilisations qui se sont succédé dans cette Afrique du Nord; si la langue berbère a résisté, si elle s'est conservée jusqu'à nos jours c'est parce que la seconde partie de cet axiome ne lui est pas applicable car il faut avouer que n'étant pas une langue écrite, elle ne s'est jamais développée; ce manque de culture lui a permis de vivre longtemps et même de vieillir sans mourir. Si parfois elle se trouvait écartée du monde officiel, des discussions philosophiques ou littéraires, si dans la vie extérieure elle était souvent remplacée par le latin ou l'arabe, dans l'intimité elle reprenait vite sa place auprès de ses fils savants ou poètes, philosophes ou théologiens, grammairiens ou simplement lettrés. Malgré la grande facilité avec laquelle le Berbère s'assimile les choses du dehors, sa ténacité à vouloir conserver outre sa langue primitive, ses traditions et ses mœurs, fait que nous sommes obligés de reconnaître grâce à l'histoire que le berbère de nos jours ne diffère guère dans ses principaux caractères, de celui d'il y a mille ans.

Pour terminer cette longue tirade, je priai mes auditeurs de m'expliquer l'existence et l'origine des bruns non seulement du midi de la France, mais de toute l'Espagne et d'une grande partie de l'Italie en leur rappelant que toute cette partie de l'Europe fut depuis Annibal connue des Africains, qui traversant les Pyrénées et les Alpes allèrent porter la terreur dans Rome ! Quand on pense aux flots humains jetés sur l'Europe méridionale depuis Tariq' jusqu'aux princes almo- rawides venus du Sud de l'Oued Dra (Saguia Lh'amra) pour régner sur l'Espagne et sur la Méditerranée avec les Baléares, la Corse et la Sardaigne comme points de ralliements, on se demande si, malgré tous ces bouleversements, malgré les nombreuses invasions qui se sont produites et dans tous les sens de cette partie de l'Afrique du sud au nord, de l'est à l'ouest, on se demande, dis-je si malgré ces immigrations forcées ou volontaires, il est réellement permis d'épiloguer sur l'origine des races qui occupent actuellement les bords de la Méditerranée! Les églises seules ont voulu par la religion faire des castes et cultiver, pour mieux régner, la haine dans le cœur des enfants d'une même famille — l'Humanité. Ce sont ces sentiments sur lesquels je revenais souvent durant nos causeries qui me valurent plus tard le titre «d'anticlérical» que mon compagnon et coreligionnaire Zénagui avait bien voulu m'attribuer. La formidable exclamation accompagnée de gestes démesurés pour annoncer sa découverte, me fit voir qu'il ne comprenait rien de ce que nous disions. A midi le capitaine Rouquette nous fait dire que la barque qui doit nous descendre à terre nous attend. Ayant fini de déguster notre café, nous nous levons, les uns munis d'appareils photographiques, les autres d'une simple canne. Le but de notre descente est de tenter d'obtenir du représentant du Prétendant l'autorisation d'aller visiter le lac de Bou-A'reg qui est à 5 kilomètres à l'est du poste espagnol; pour nous faire conduire, l'agent espagnol de la Compagnie Paquet nous adjoint un Rifain qui doit nous servir de zettat et d'introducteur auprès de l'«Oukil» du Prétendant. Aux portes de Mellila presque sur la partie est de la plage sont deux camps; en territoire espagnol sous la protection des blockhaus en maçonnerie sous forme de tours, est le camp des réfiigiés rifains et de quelques soldats du Sultan, tandis qu'en face, à quelques centaines de mètres de là se trouve celui des troupes du Prétendant qui sur la frontière surveillent Mellila et les troupes du Sultan. Outre cette fonction, les disciples du Prétendant sont chargés de percevoir sur toutes les marchandises destinées à Mellila ou sortant de Mellila. Un service d'octroi au profit du Prétendant est donc institué aux portes de Mellila. Un oukil, percepteur militaire et politique, y est installé en permanence et c'est auprès de lui que nous nous rendons. A une cinquantaine de mètres d'une large bâtisse en forme carrée, notre voiture s'arrête et le cocher nous apprenant qu'il ne peut aller plus loin, nous invite à descendre. Notre guide nous fait comprendre que les Européens ne doivent pas dépasser cette limite sans l'autorisation de l'oukil. Pour se conformer aux conventions établies, notre Rifain nous prie de l'attendre là, pendant que lui, se dirigeant vers la bâtisse, y pénètre pour informer l'oukil de notre visite. Quelques minutes après notre guide reparaît et nous fait signe d'avancer. La bâtisse de forme carrée, mur en pisé de 2,50 à 3 mètres de hauteur a l'aspect d'un caravansérail. Des hommes armés du Remington se tiennent accroupis sur le seuil de l'unique entrée donnant accès dans l'intérieur de l'enceinte. C'est là que se fait la vérification des marchandises devant payer des droits. C'est là aussi que tous les Rifains qui désirent entrer à Mellila, déposent leurs armes. A l'intérieur de cette enceinte, est une vaste cour autour de laquelle sont de nombreuses pièces servant les unes de logements à l'oukil et à ses hommes de garde, les autres de magasins renfermant les céréales, du sucre, du thé, des étoffes et probablement des armes aussi. Dès notre entrée nous apercevons un homme affairé au milieu d'Israélites et Rifains, occupé à vérifier les marchandises que ceux-ci déballent dans la cour. Après un examen rapide, il les estime et fixe la taxe à payer, avec une voix qui ne demande pas de réplique. D'une grande taille, âgé d'une cinquantaine d'années, il a, avec sa barbe grise taillée à la marocaine, une physionomie très énergique. Sa tenue est des plus simples. Il n'a aucun signe extérieur indiquant le commandement qui lui est confié. Occupé avec ses aides au contrôle des marchandises soumises à son examen, notre présence semble lui être des plus indifférentes. Notre demande exposée par notre guide a été catégoriquement repoussée, sous prétexte du manque de sécurité qu'il y a pour les Européens, d'aller visiter cette Sebkha. Ce refus ne m'étonne pas, lorsque dès notre arrivée j'ai pu constater le dédain mêlé de méfiance que tous ces farouches Rifains laissaient percer dans leurs regards. Ceci provient comme il est facile de le constater par tout le Maroc, non pas de la haine que le musulman peut avoir contre le chrétien, mais de ce que le Marocain berbère est d'une façon générale très jaloux de son indépendance, qui de jour en jour se voit très menacée. Rifain, Chelhi ou Amazir' ils ne voient dans l'Européen, aussi bien que dans tout individu du Makhzen, que des espions dont le but est de les trahir et de vendre leur pays, selon leurs expressions.

Après avoir pris quelques clichés, nous rentrons à Mellila dont nous faisons le tour en une demi-heure. Le petit fort où résident les autorités espagnoles est dans un état de délabrement tel que l'on ne rencontre que des baraques construites en briques ou en pierre sèche. On rencontre de ci de là des murs qui tombent en ruines de vétusté. A côté de cet état de délabrement du poste de Mellila, nous voyons des officiers tout chamarrés de galons d'or, galons qui leur montent jusqu'aux épaules. Malgré l'allure martiale qu'ils s'efforcent de prendre, certains que j'ai pu apercevoir semblent gênés dans leur uniforme; l'oisiveté paraît fortement les étreindre. Les jeunes, et ils sont nombreux parmi les officiers, vont au café où (au quartier même) ils se livrent à des parties de cartes interminables. Là, devant la chambrée, en négligé, dans la rue où passent et repassent des Rifains, se remarquent des groupes d'officiers et de sous-officiers en savates qui n'ont rien de convenable dans leur tenue. Sans parler de ce que peuvent en penser les Marocains, cette tenue débraillée ne peut inspirer au soldat même aucun respect si nécessaire à l'esprit de discipline. Ce qui nous choque semble cependant naturel au soldat espagnol qui n'est pas plus éduqué en fait de tenue que son supérieur... Il est très bizarre ce soldat en espadrilles et sans chaussettes ! Cependant quand on tourne la tête, on aperçoit au milieu de baraques en briques ou en planches un petit parc d'artillerie où se trouvent réunis les différents modèles de canons de campagne. Sans ces engins modernes, l'accoutrement baroque de l'artilleur espagnol ferait facilement déprécier le peu d'organisation de l'armée espagnole. Le fait est que le luxueux uniforme de l'officier est par trop criard à côté de la méchante tunique du soldat qui semble très gêné dans ce pantalon trop court et très serré entre les cuisses.

Pour conclure, Mellila m'a produit une bien mauvaise impression, quant à l'installation des Espagnols qui n'indique rien de stable. Les Espagnols semblent n'être là que provisoirement. Cependant le mouvement commercial semble être des plus actifs. Chaque jour ce sont des centaines de Rifains qui y viennent écouler les produits de leurs récoltes, des peaux, des cires, du miel et de la laine. Mellila de la verrerie, quelques ustensiles en fer émaillé : bols et assiettes. Mellila fait surtout beaucoup de contrebande d'armes et de munitions de guerre. Le moindre Rifain se trouve être en possession d'un Remington ou d'un Martini. La légendaire et longue Mokeh'la ne se trouve plus que chez quelques montagnards de l'intérieur où la pauvreté extrême les empêche de remplacer cette arme trop primitive par un fusil plus perfectionné. Cet amour des armes est un indice d'un caractère guerroyeur du Berbère. Comme son frère du Jurjura, le Rifain, aussi bien que l'Ama- zir', vendra facilement son troupeau de chèvres, se dessaisira volontiers de sa paire de bœufs avec laquelle il laboure son lopin de terre, pour avoir en place une arme, un fusil perfectionné, qu'il exhibera avec orgueil tant à la djema'a qu'au marché. Cet amour se manifeste aussi dans la propreté avec laquelle le Berbère tient constamment son arme. N'étant pas en un lieu de danger, le Rifain aussi bien que le Chelhi met toujours son fusil dans une housse, sorte de fourreau de laine pour le protéger contre l'humidité. A la maison le fusil est toujours pendu ou posé dans un endroit sec. Pour bien en connaître le fonctionnement et le mécanisme, il s'ingéniera à le démonter et à le remonter plusieurs fois afin que si son arme venait à se détraquer, il puisse le cas échéant acheter et remplacer la pièce manquante. C'est ainsi que l'on trouve facilement au Maroc des fusils ou autres avec la crosse d'une vraie Moheh'la.

Mellila qui ne vit que par le commerce peut devenir un centre important le jour où après une étude plus approfondie, il sera prouvé que la Sebkha peut être, utilisée par la navigation. D'aucuns parlent même d'en faire un second Bizerte.

L'état actuel de Mellila me porte à croire que les Rifains peuvent facilement s'emparer de ce poste si mal défendu tant du côté de la mer que du côté de la terre. Après avoir fait l'acquisition de quelques cartes postales, n'ayant plus rien à faire à terre, nous regagnons notre bateau qui continue sa manœuvre de déchargement de marchandises apportées de Marseille. A 4 heures et demie nous nous retrouvons à bord du Tell qui ne lèvera l'ancre pour continuer sa route vers Tittaouin qu'à 7 heures du soir...






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Mardi 8 novembre

Après une nuit d'une excellente traversée nous nous trouvons en face de Tittaouin. Voulant jouir d'un coup d'oeil de cette côte rifaine et de la magnifique baie dans laquelle nous venons d'entrer, dès 5 heures et demie je monte sur le pont et me mets pour mieux voir sur la passerelle près du Commandant Lakanal. Juste devant nous, Tittaouin, en une masse blanchâtre, se présente à ma vue. Bâtie en amphithéâtre sur un col qui domine la mer, Tittaouin encadrée de hautes montagnes, forme une cité pittoresque et produit dans son ensemble une impression des plus agréables. Ses constructions à terrasses et blanchies à la chaux rappellent une cité orientale. Tittaouin n'a ni port, ni abri. Les bateaux qui y relâchent se contentent de s'approcher de la côte le plus qu'ils peuvent. Ayant jeté l'ancre dans la baie près d'une côte très basse, des barcas- ses, selon le système employé dans tous les ports du Maroc, viennent prendre livraison des marchandises destinées aux commerçants de la région. Comme on le pense, c'est là un système de chargement et de déchargement des plus défectueux; outre la perte de temps considérable que nécessite l'emploi de barcasses, il arrive fréquemment que par une mer houleuse il est impossible de prendre ou de laisser des marchandises; les bateaux pour éviter le remous et le voisinage d'une côte souvent dangereuse, lèvent l'ancre et regagnent le large. Quant aux barcasses, mises en mouvement par des rameurs, elles sont, devant une mer agitée, tout simplement retirées de l'eau et mises à l'abri contre la furie des vagues. Cependant la baie de Tittaouin ne paraît pas bien dangereuse même en cas de très mauvais temps; elle est large et profonde. Sa proximité avec Gibraltar permet elle aussi aux divisions anglaises de venir dans les eaux de Tittaouin faire des exercices de manœuvre et de tir. C'est ainsi que le jour de notre arrivée devant Tittaouin, des cuirassés anglais exécutaient des manœuvres de toutes sortes autour de nous. Repartis à onze heures du matin pour Gibraltar, nous avons laissé sur notre gauche des cuirassés embossés près de la côte en deçà du cap Ceuta qui s'exerçaient au tir à longue portée sur des cibles immobiles ou sur des buts marqués par de simples fanions.

Ces forteresses flottantes évoluant avec aisance dans les eaux bleues de la baie de Tittaouin sont des plus imposantes. Devant nous se détache le promontoire de Ceuta sur la crête duquel les Espagnols ont installé quelques fortins de peu d'importance. Il y aurait eu là une place de guerre de premier ordre si Ceuta avait été convenablement fortifié; situé à l'entrée du Détroit comme Gibraltar il aurait facilement tenu en échec la formidable place de guerre que les Anglais ont installée à Gibraltar. La hauteur et la déclivité des pentes qui forment le promontoire de Ceuta, vers la partie est, permettraient facilement à des batteries de gros calibre installées sur le sommet de défendre l'accès de la baie dont les Anglais font actuellement leur champ de manœuvre. Le canon qui tonne, la présence des nombreux cuirassés anglais échelonnés le long de la côte depuis Tittaouin jusqu'au pied même des fortins de Ceuta, tout cela indique combien les Anglais sont maîtres et maîtres absolus de toute cette partie de la Méditerranée. Il semble que les Anglais venant là se livrer à des manœuvres de guerre se rendent parfaitement bien compte de l'importance des lieux qu'ils cherchent avant tout à faire entrer dans leur zone d'influence. D'ailleurs, la présence fréquente de leurs cuirassés et la longue portée de leurs canons dont l'écho de leurs coups se répercute dans les montagnes refoua ne peuvent qu'augmenter leur prestige aux yeux des Rifains. [...]

Il est trois heures et demie, lorsque le Tell jette l'ancre dans le port de Gibraltar. Ayant du temps devant nous, une petite promenade en ville nous a permis de jeter un coup d'oeil sur cette cité formidable par sa situation et son armement. Les nombreuses batteries qui couvrent jusqu'au sommet tout le rocher de Gibraltar au pied duquel sont le port, les arsenaux et les différents ateliers, font de ce port quelque chose d'imprenable. Ce rocher fortifié dans toutes ses parties placé juste à l'entrée du Détroit, isolé de tous points dominants, n'est accessible ni du côté de la terre ni de celui de la mer. Grâce à l'énorme matériel de guerre qui y est entassé, Gibraltar empêchera l'accès ou la sortie de la Méditerranée lorsqu'il le voudra. Gibraltar, Malte et Suez feront de ce lac intérieur un filet dangereux en cas de conflit européen.

Gibraltar n'est pas seulement un port militaire de premier ordre, son état commercial me paraît des plus prospères. Quoi qu'il advienne, jamais Tanger n'arrivera à lutter contre Gibraltar qui est non seulement mieux abrité, mais qui est aussi mieux pourvu de matériel d'embarquement et de débarquement. Ce perfectionnement de matériel que Tanger n'aura pas encore de longtemps, fera de Gibraltar le port préféré des compagnies de navigation et des agents de maisons de commerce. Gibraltar est dans son ensemble une cité des plus coquettes. Bâties en amphithéâtre les maisons d'habitation blanchies à la chaux ressemblent par leur aspect aux casernes, aux ateliers et aux docks du port; sans la présence des nombreux cuirassés croiseurs et torpilleurs ancrés dans le port militaire, le voyageur qui débarque prendrait facilement Gibraltar pour une cité d'hivernage ou d'estivage tant l'aisance et la propreté semblent y régner partout. J'ai été réellement frappé du petit nombre de soldats et marins rencontrés dans les rues. Avant la sortie des ouvriers de leurs ateliers, la grand'rue que nous avons parcourue d'un bout à l'autre est en temps ordinaire peu mouvementée. Les quelques personnes que l'on y rencontre n'ont rien qui indique en elles, tant par leur tenue que par leurs allures, des gens oisifs, la plupart des cafés et brasseries sont presque déserts. La sortie des ouvriers ne provoque aucun brouhaha. Par groupes de cinq ou six, les ouvriers causent sans crier, sans élever la voix. Regagnant leurs domiciles respectifs, il semble que le sujet de leurs conversations ne roule que sur leurs métiers. Au fait, on est frappé de voir dans l'élément ouvrier qui est en partie espagnol, le caractère calme et froid de l'Anglais. Au risque de me tromper, je trouve là au point de vue psychologique, une remarque des plus intéressantes. Par l'éducation et la discipline, l'Anglais est arrivé à s'imposer, à imprimer son caractère dans un type, qui chez lui, passe pour être le plus braillard, le plus exubérant du monde. Commerçant ou ouvrier, l'Espagnol de Gibraltar forme ainsi que le Juif qui y est élevé, un type à part. Cette distinction de Gibraltarien, Espagnol ou Juif, les Marocains eux-mêmes la font très aisément surtout dans le monde commercial. C'est ainsi que par l'intermédiaire des Israélites sujets anglais [Gibraltar] est en relation avec tous les centres du Maroc; c'est [par leur intermédiaire] que l'Angleterre occupe et inonde tous les marchés [marocains] par ses produits manufacturiers [...].
Fin


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