Mohamed-Sghir Janjar, docteur en anthropologie et directeur de "Prologues"
"Le Maroc, que l'on décrit comme féodal et analphabète, est en pleine mutation"
LE MONDE | 15.07.09 | 14h05
Quels sont, selon vous, les changements qui ont le plus affecté la société marocaine au
cours des dix dernières années ?
L'un des plus importants changements est lié à la démographie. D'ici cinq à dix ans,
le pays aura un taux de fécondité comparable à celui des pays européens. En 1960,
il était de 7,4 enfants par femme, il est aujourd'hui de 2,4 enfants ! Cela s'est fait en
l'espace d'une génération seulement, alors qu'en Europe il a fallu des siècles. On est
en train de passer de la famille élargie à la famille nucléaire. 34 % des femmes
marocaines travaillent hors de leurs foyers. C'est le taux le plus élevé du monde
arabe, après le Liban.
De tout temps, les sociologues ont dit que la diminution du taux de fécondité allait de
pair avec la scolarisation des femmes. Le Maroc contredit cette affirmation. La crise
économique des années 1980, provoquée par les programmes d'ajustement
structurels imposés par le FMI et la Banque mondiale, a obligé les femmes à
travailler. C'est le travail, et non la scolarisation, qui est à l'origine de la transition
démographique au Maroc.
L'analphabétisme reste très élevé.
Il le reste chez les plus âgés, surtout en milieu rural (54 %) et féminin (46 %). Mais
pour les moins de 10 ans, il y a eu au contraire une accélération de la scolarisation
ces dix dernières années. Elle est maintenant de 93 %, et elle tend vers la parité.
Dans les universités, les filles sont présentes à 47 %.
Le Maroc que l'on persiste à décrire comme rural, féodal, analphabète, est en réalité
en pleine mutation. 56 % de la population habite désormais en milieu urbain, contre
10 % au début du XXe siècle. Le pays est électrifié à 96 %. L'accès aux médias s'est
généralisé (six ménages sur dix ont la télévision). Le modèle patriarcal s'écroule.
Cette modernisation a été accélérée par la réforme de la Moudawana (le code de la
famille), un choix politique courageux. Depuis 2004, les femmes n'ont plus besoin de
tuteur pour se marier. Elles décident de leur mariage, mais aussi de leur divorce,
alors que cette initiative était réservée aux hommes par le biais de la répudiation. Il
est trop tôt pour faire le bilan de la Moudawana, d'autant qu'elle se heurte au manque
de formation des juges, à la pauvreté et à l'insolvabilité du conjoint, mais ce texte,
extrêmement moderne sur le plan juridique, joue un très grand rôle d'accélérateur de
changement.
La société marocaine est-elle très religieuse ?
Contrairement aux apparences, la société marocaine se sécularise, profondément et
rapidement. Jusque dans les années 1960, la religion encadrait le citoyen de la
naissance à la mort. Aujourd'hui, elle n'occupe plus qu'une petite parcelle de sa vie.
67 % des Marocains font pourtant leurs cinq prières régulièrement. Ils les font
d'autant plus qu'ils sont alphabétisés et scolarisés. Vous verrez plus de voiles dans
les amphis que dans les champs ou les usines de textile ! De l'extérieur, ça paraît
paradoxal, et même incompréhensible. C'est pourtant le réflexe de n'importe quelle
société qui accède à l'écrit. L'individu qui s'alphabétise s'approprie d'abord le texte
religieux. Pour lui, c'est le propre du savant. On a assisté au même phénomène en
Europe aux XVIIe et XVIIIe siècles. A cette époque, le best-seller, c'était la Bible !
Au Maroc, dans la phase transitoire importante que nous traversons, la religion n'est
qu'un symptôme. On a trop tendance, en Europe, à avoir une vision essentialiste de
nos sociétés, sans comprendre les dynamiques très complexes qui les sous-tendent.
Les sociétés musulmanes sont en train d'effectuer leur "sortie de la religion", pour
reprendre l'expression du philosophe et historien Marcel Gauchet à propos des
sociétés occidentales, mais chacune le fait à sa façon. Si, au Maroc, le discours
moralisateur est très présent, c'est que l'islamisme tente de donner un sens à toutes
les transformations en cours. Les islamistes s'évertuent à recréer le tissu social et à
restaurer un ordre patriarcal en voie d'éclatement.
L'islamisme politique a-t-il gagné du terrain au Maroc ces dix dernières années ?
La société marocaine n'est pas encore installée dans le modèle occidental, qui
privilégie l'individu, et elle a déjà quitté l'ancien système producteur de sens. C'est là
qu'intervient l'islamisme, avec sa volonté de donner une signification à ce qui n'en a
plus. D'où sa fixation sur les rapports entre les sexes, la morale, le tourisme, ou le
voile... Les islamistes tentent de garder ou de reprendre le contrôle de l'évolution de
la société, mais la machine est en marche et elle leur échappe. C'est leur drame. Ils
savent, dans le fond, qu'ils ont déjà perdu la partie. L'Occident leur paraissant fort sur
le plan technologique, mais faible sur le plan moral, ils ont cru pouvoir s'emparer d'un
créneau. Mais le monde moderne ne peut pas se découper en morceaux !
L'occidentalisation du monde musulman en général, et du Maroc en particulier, est
irréversible. Elle est déjà là...
Propos recueillis par Florence Beaugé
Article paru dans l'édition du 16.07.09
"Le Maroc, que l'on décrit comme féodal et analphabète, est en pleine mutation"
LE MONDE | 15.07.09 | 14h05
Quels sont, selon vous, les changements qui ont le plus affecté la société marocaine au
cours des dix dernières années ?
L'un des plus importants changements est lié à la démographie. D'ici cinq à dix ans,
le pays aura un taux de fécondité comparable à celui des pays européens. En 1960,
il était de 7,4 enfants par femme, il est aujourd'hui de 2,4 enfants ! Cela s'est fait en
l'espace d'une génération seulement, alors qu'en Europe il a fallu des siècles. On est
en train de passer de la famille élargie à la famille nucléaire. 34 % des femmes
marocaines travaillent hors de leurs foyers. C'est le taux le plus élevé du monde
arabe, après le Liban.
De tout temps, les sociologues ont dit que la diminution du taux de fécondité allait de
pair avec la scolarisation des femmes. Le Maroc contredit cette affirmation. La crise
économique des années 1980, provoquée par les programmes d'ajustement
structurels imposés par le FMI et la Banque mondiale, a obligé les femmes à
travailler. C'est le travail, et non la scolarisation, qui est à l'origine de la transition
démographique au Maroc.
L'analphabétisme reste très élevé.
Il le reste chez les plus âgés, surtout en milieu rural (54 %) et féminin (46 %). Mais
pour les moins de 10 ans, il y a eu au contraire une accélération de la scolarisation
ces dix dernières années. Elle est maintenant de 93 %, et elle tend vers la parité.
Dans les universités, les filles sont présentes à 47 %.
Le Maroc que l'on persiste à décrire comme rural, féodal, analphabète, est en réalité
en pleine mutation. 56 % de la population habite désormais en milieu urbain, contre
10 % au début du XXe siècle. Le pays est électrifié à 96 %. L'accès aux médias s'est
généralisé (six ménages sur dix ont la télévision). Le modèle patriarcal s'écroule.
Cette modernisation a été accélérée par la réforme de la Moudawana (le code de la
famille), un choix politique courageux. Depuis 2004, les femmes n'ont plus besoin de
tuteur pour se marier. Elles décident de leur mariage, mais aussi de leur divorce,
alors que cette initiative était réservée aux hommes par le biais de la répudiation. Il
est trop tôt pour faire le bilan de la Moudawana, d'autant qu'elle se heurte au manque
de formation des juges, à la pauvreté et à l'insolvabilité du conjoint, mais ce texte,
extrêmement moderne sur le plan juridique, joue un très grand rôle d'accélérateur de
changement.
La société marocaine est-elle très religieuse ?
Contrairement aux apparences, la société marocaine se sécularise, profondément et
rapidement. Jusque dans les années 1960, la religion encadrait le citoyen de la
naissance à la mort. Aujourd'hui, elle n'occupe plus qu'une petite parcelle de sa vie.
67 % des Marocains font pourtant leurs cinq prières régulièrement. Ils les font
d'autant plus qu'ils sont alphabétisés et scolarisés. Vous verrez plus de voiles dans
les amphis que dans les champs ou les usines de textile ! De l'extérieur, ça paraît
paradoxal, et même incompréhensible. C'est pourtant le réflexe de n'importe quelle
société qui accède à l'écrit. L'individu qui s'alphabétise s'approprie d'abord le texte
religieux. Pour lui, c'est le propre du savant. On a assisté au même phénomène en
Europe aux XVIIe et XVIIIe siècles. A cette époque, le best-seller, c'était la Bible !
Au Maroc, dans la phase transitoire importante que nous traversons, la religion n'est
qu'un symptôme. On a trop tendance, en Europe, à avoir une vision essentialiste de
nos sociétés, sans comprendre les dynamiques très complexes qui les sous-tendent.
Les sociétés musulmanes sont en train d'effectuer leur "sortie de la religion", pour
reprendre l'expression du philosophe et historien Marcel Gauchet à propos des
sociétés occidentales, mais chacune le fait à sa façon. Si, au Maroc, le discours
moralisateur est très présent, c'est que l'islamisme tente de donner un sens à toutes
les transformations en cours. Les islamistes s'évertuent à recréer le tissu social et à
restaurer un ordre patriarcal en voie d'éclatement.
L'islamisme politique a-t-il gagné du terrain au Maroc ces dix dernières années ?
La société marocaine n'est pas encore installée dans le modèle occidental, qui
privilégie l'individu, et elle a déjà quitté l'ancien système producteur de sens. C'est là
qu'intervient l'islamisme, avec sa volonté de donner une signification à ce qui n'en a
plus. D'où sa fixation sur les rapports entre les sexes, la morale, le tourisme, ou le
voile... Les islamistes tentent de garder ou de reprendre le contrôle de l'évolution de
la société, mais la machine est en marche et elle leur échappe. C'est leur drame. Ils
savent, dans le fond, qu'ils ont déjà perdu la partie. L'Occident leur paraissant fort sur
le plan technologique, mais faible sur le plan moral, ils ont cru pouvoir s'emparer d'un
créneau. Mais le monde moderne ne peut pas se découper en morceaux !
L'occidentalisation du monde musulman en général, et du Maroc en particulier, est
irréversible. Elle est déjà là...
Propos recueillis par Florence Beaugé
Article paru dans l'édition du 16.07.09
Dernière édition par admin le Mer 15 Juil - 15:56, édité 1 fois