Le règne d'*Abd Allah al-Gâlib est succinctement traité, seuls sont plus longuement et plus précisément relatés l'appui d'allure miraculeuse apporté au sultan par le grand marabout du Sous, sidi Ahmad û-Mûsâ et la création d'une milice andalouse qui devait se révéler plus tard si inquiétante pour la dynastie.
C'est en fait lorsqu'il aborde la période agitée marquée par les luttes qui opposèrent le fils et successeur d'al-Gâlib à ses oncles paternels V\bd al-Mâllk et Ahmad, alors que le sort de l'empire chérifien semblait dépendre de l'issue d'un combat apparemment inégal avec le Portugal, qu'al-ZayyânT comprit vraiment son intérêt; là encore, cependant, ce sont certains événements, certaines circonstances qui retiennent son attention, c'est ainsi que les négociations des deux frères du défunt sultan avec les Turcs d'I Stamboul et d'Alger, l'organisation de l'armée après leur victoire sur leur neveu font l'objet de développements copieux et bien informés. De même, dans une forme plus ramassée, le récit de la bataille de l'oued al-Mahâzin ajoute, aux relations antérieures quelques précisions : on y relève, entre autres, intercalée dans l'exposé, la révélation assez inattendue faite par Ahmad al-Mansûr, au moment où le sort de la rencontre est encore incertain, d'une apparition récente du Prophète qui lui a promis son appui, nouvelle qui, aussitôt répandue, galvanise les musulmans et assure leur triomphe.
Après avoir longuement relaté la révolte des troupes andalouses qui éclata dès l'accession au trône d'al-Mansûr et, en quelques lignes, fait mention de la construction du palais al-Badr qu'il compare à celle du palais édifié par Mawlây Ismâ'il à Meknès, comparaison naturellement tout à l'avantage du souverain 'alawite, al-Zayyânï aborde le récit de la conquête du Soudan qu'il semble considérer comme l'œuvre maîtresse du grand sultan sa'dide. Pour lui le projet de cette expédition remonterait à plusieurs années auparavant; dès 1584 al-Mansûr fit rassembler, en envoyant des troupes jusqu'à l'embouchure du Sénégal, de grandes quantités de chameaux et d'équipements; en même temps il ouvrit des négociations, apparemment sans lendemain, pour s'assurer la neutralité bienveillante du roi du Bornou et rallia, non sans peine, à ses vues les notables et les jurisconsultes de son conseil qui s'y étaient dès l'abord et avec quelque clairvoyance opposés. Ayant ainsi assuré ses arrières et après avoir adressé un véritable ultimatum à Vaskiyâ de Gao, il lança, à travers le Sahara, une armée commandée par le pacha Gaw- dar. Sur la campagne elle-même al-ZayyânT donne peu d'indications, bien moins que la Nuzha.
Quelques renseignements sur la nomination de plusieurs fils du sultan dans différentes provinces et sur la formation de troupes avec des esclaves noirs ramenés du Soudan précèdent le récit, contenu dans les dernières pages, de la mort d'al-Mansûr et des luttes provoquées par la rivalité de ses fils.
Cette relation présente avec celle du consciencieux et disert al-lfrânï des différences notables, on ne saurait s'en étonner, mais ce sont surtout les lacunes qui frappent le lecteur. C'est ainsi que pendant le règne d'Ahmad al-Mansûr on ne trouve rien sur sa politique vis à vis des chefs religieux dont l'influence envahissante allait entraîner la chute de la dynastie, rien ou presque sur les fabriques de sucre créées par le sultan pour en développer les exportations, rien sur les relations avec les pays étrangers, Europe, Turquie, en dehors du récit de l'expédition du Soudan.
Ce ne sont cependant pas les sources marocaines qui manquaient à al-ZayyânT,
11 disposait au moins des Manëhil al-safâ, de la Chronique anonyme de la dynastie sa'dienne, de la Nuzha, toutes relations qui contiennent des indications sûres et nombreuses qui lui auraient permis, s'il en avait eu le désir, de compléter ses informations et de donner à son ouvrage une véritable dimension historique.
A vrai dire, et c'est là qu'il convient de rappeler les pertinentes réflexions de Roger Le Tourneau *3', al-Zayyânfn'a pas conçu le chapitre qu'il consacre aux Sa'dides comme une histoire de leur dynastie. On dirait qu'al-lfrânf, al-FistâlT, l'auteur même de la Chronique anonyme qui l'ont précédé, s'étant consacrés à cette tâche, il ne voit pas l'utilité de reproduire ce qui a déjà été écrit mais qu'en revanche il s'attache à développer certains sujets qui n'ont été qu'à peine esquissés et qui l'intéressent particulièrement. D'où l'aspect un peu chaotique d'une œuvre dans laquelle alternent des raccourcis de quelques mots résumant sèchement des événements pourtant considérables avec des exposés étendus et détaillés sur des points paraissant â première vue moins importants.
En tout cas dans ce chapitre consacré aux Sa'dides comme dans ceux qui le suivent relatifs aux 'Alawites s'affirme l'originale personnalité d'al-Zayyânï". Son style aux phrases courtes si proches du langage quotidien contraste avec le ton conventionnel et compassé qui rend parfois fastidieuse la lecture des historiens marocains. Il n'hésite pas, à l'occasion, â se mettre lui-même en scène, rapportant par exemple, une conversation qu'il a eue avec le sultan Muhammad b. 'Abd Allah concernant les origines ché- rifiennes des Sa'dides ou exprimant son opinion sur le palais al-Badï'.
Le rapprochement que fait Roger Le Tourneau avec un autre grand écrivain marocain, al-YûsT est significatif. Berbère comme lui, al-ZayyânT a gardé de ses origines une aisance naturelle, une simplicité bonhomme que n'ont point altérées les études qu'ils ont faites à Fès. Tous deux écrivent directement et sans complexe ce qu'ils pensent, comme ils le pensent, sans trop se soucier de l'exposer dans les formules stéréotypées, employées par les savants de la capitale.
C'est sans doute par cette liberté d'esprit, on pourrait presque dire par cette décontraction, qu'il convient d'expliquer la structure et la forme d'un ouvrage qui, au premier abord, surprend un peu le lecteur. Le manque d'équilibre dans la composition, les lacunes trop évidentes, limitent, sans en diminuer l'intérêt, la valeur historique de cette partie du Turgumân al-muxrib qui, comme le dit Roger Le Tourneau, «ne peut guère être utilisée par quiconque tente d'avoir une vue d'ensemble de la période sa'dienne»...
(4)
(3) Le Tourneau (R.), MCMLXII, p. 634 et ss.
(4) Id., p. 637.