L’humanité entière n’est faite que de cas particuliers, la
vie est créatrice de différences, et s’il y a « reproduction », ce
n’est jamais à l’identique. Chaque personne, sans exception aucune, est dotée
d’une identité composite ; il lui suffirait de se poser quelques questions
pour débusquer des fractures oubliées, des ramifications insoupçonnées, et pour
se découvrir complexe, unique, irremplaçable.
C’est justement cela
qui caractérise l’identité de chacun : complexe, unique, irremplaçable, ne
se confondant avec aucune autre. Si j’insiste à ce point, c’est à cause de
cette habitude de pensée tellement répandue encore, et à mes yeux fort
pernicieuse, d’après laquelle, pour affirmer son identité, on devrait
simplement dire « je suis arabe », « je suis français »,
« je suis noir », « je suis serbe », « je suis
musulman », « je suis juif » ; celui qui aligne, comme je
l’ai fait, ses multiples appartenances est immédiatement accusé de vouloir
« dissoudre » son identité dans une soupe informe où toutes les couleurs
s’effaceraient. C’est pourtant l’inverse que je cherche à dire. Non pas que
tous les humains sont pareils, mais que chacun est différent. Sans doute un
serbe est-il différent d’un croate, mais chaque serbe est également différent
de tout autre serbe, et chaque croate est différent de tout autre croate. Et si
un chrétien libanais est différent d’un musulman libanais, je ne connais pas de
chrétien libanais qui soit identique, ni deux musulmans, pas plus qu’il
n’existe dans le monde deux français, deux africains, deux arabes ou deux juifs
identiques. Les personnes ne sont pas interchangeables, et il est fréquent de
trouver, au sein de la même famille rwandaise ou irlandaise ou libanaise ou
algérienne ou bosniaque, entre deux frères qui ont vécu dans le même
environnement, des différences en apparences minimes mais qui les feront
réagir, en matière de politique, de religion ou de vie quotidienne, aux
antipodes l’un de l’autre ; qui feront même de l’un d’eux un tueur, et de
l’autre un homme de dialogue et de conciliation.
Tout ce que je viens de dire, peu de gens songeraient à le
contester explicitement. Mais nous nous comportons tous comme s’il en était
autrement. Par facilité, nous englobons les plus différents sous le même
vocable, par facilité aussi nous leur attribuons des crimes, des actes
collectifs, des opinions collectives « les serbes ont massacré… »,
« les anglais ont saccagé… », « les juifs ont confisqué… »,
« les noirs ont incendié… », « les arabes refusent… ».
Sans état d’âme nous émettons des jugements sur telle ou telle ou telle
population qui serait « travailleuse », « habile », ou
«paresseuse », « susceptible », « sournoise »,
« fière » ou « obstinée », et cela se termine quelquefois
dans le sang.
Je sais qu’il n’est pas réaliste d’attendre de tous nos
contemporains qu’ils modifient du jour au lendemain leurs habitudes
d’expression. Mais il me paraît important que chacun de nous prenne conscience
du fait que ses propos ne sont pas innocents, et qu’ils contribuent à perpétuer
des préjugés qui se sont avérés, tout au long de l’Histoire, pervers et
meurtriers. Car c’est notre regard qui enferme souvent les autres dans leur
plus étroite appartenance et c’est notre regard aussi qui peut les
libérer.