pour Le Monde.fr | 11.05.10 |
Combien sont-elles qui quittent leur famille et leur village, parfois dès l'âge de 6 ans, pour rejoindre Casablanca, Marrakech ou Rabat ? Les "petites bonnes", face honteuse de la bonne société marocaine, se comptent encore par dizaines de milliers : elles étaient entre 60 000 et 80 000 en 2005, selon une étude citée par Human Rights Watch. L'organisation avait à l'époque dénoncé les longues heures de travail, les sévices et même parfois les abus sexuels commis sur ces petites filles ; près de 14 000 rien que dans la région de Casablanca, selon une étude gouvernementale de 2001.
Pourtant, de l'avis général des ONG, le phénomène régresse sous le double effet de la modernisation de la société qui accepte de moins en moins le travail des enfants et du travail des associations. "Au Maroc, les tabous sur le travail des enfants ont sauté, grâce au dynamisme de la société civile", estime Aloys Kamuragiye, représentant de l'Unicef dans le pays. La loi fondamentale sur l'obligation de scolarisation jusqu'à 15 ans commencerait à s'appliquer.
Le gouvernement a également lancé il y a trois ans un "programme d'appui aux familles nécessiteuses" qui a bénéficié à 280 000 familles, leur versant des sommes qui couvrent les frais scolaires.
Enfin, un projet de loi sur le travail domestique attend d'être examiné en conseil des ministres. Il comprend un article visant à durcir les conditions d'emploi des domestiques de 15 ans à 18 ans, le code du travail interdisant le travail des moins de 15 ans. "Il y a du progrès mais le chemin est encore long", résume Malak Ben Cherkroun, du Bureau international du travail (BIT) au Maroc.
"UNE AVANCÉE, MAIS CE N'EST PAS TROP TÔT"
"A Casa, dans le quartier de classes moyennes où j'habite, je ne dis pas qu'on n'en voit pas mais on les voit plus rarement. Il est devenu moins fréquent de rencontrer des employeurs qui nous disent 'c'est mon droit' même s'ils restent pour l'instant dans l'impunité totale", témoigne Nabila Tbeur, de l'association l'Institution nationale de solidarité avec les femmes en détresse (Insaf).
Elle estime que la future loi représente "une avancée, mais ce n'est pas trop tôt". A condition, ajoute-t-elle "que l'Etat considère cet objectif comme une priorité, que des fonds soient débloqués, que des alternatives puissent proposées à ces petites filles".
Sur le terrain, dans "les zones pourvoyeuses", son association s'y emploie. Comme dans la province de Chichaoua, située entre Marrakech et Essaouira où, grâce à un travail de fourmi, 133 petites filles ont été retirées – en trois ans – du travail domestique. "Parmi elles, il y avait des petites de 6 ans, 8 ans et 10 ans car les employeurs demandent des fillettes faciles à manier, qui obéissent et qui font toutes les tâches", raconte Omar Saadoune, un des chargés de mission de l'association.
Après ce premier succès, l'Insaf vient tout juste de commencer le même minutieux recensement dans la région d'El-Kelaa Des Srarhna (près de Marrakech).
Une fois les familles repérées, un long travail d'approche avec les familles commencent. "Il faut établir une relation de confiance, explique-t-il, et nous leur apportons des témoignages sur la façon dont les petites filles sont traitées". Cette "réalité choquante", les parents, pour qui le travail des enfants est souvent "une question de survie", l'ignorent la plupart du temps.
Car si certains réussissent à rester en contact avec leurs filles, nombreux sont ceux qui ne les voient quasiment jamais, "l'argent du mois étant récupéré par un intermédiaire qui le donne à la famille", racontre M. Saadoune.
Après, le plus dur reste à faire : trouver une solution pour chacune de ses petites filles. Prise en charge des frais d'écolage jusqu'à la fin du secondaire, projets d'activités alternatives en agriculture ou toute autre activité génératrice de revenus sont sur la table. Et c'est là, souvent, que les difficultés rencontrées sont les plus grandes.