Aida* est une accro de Casa by night. C’est une jeune femme qui dit profiter de la vie et de ses délices. En plus de ses études dans une grande école publique de management, elle a une activité professionnelle un peu particulière : Aida est une intermédiaire entre et les trafiquants locaux de karkoubi et les grossistes de ces psychotropes à Maghnia, ville algérienne à la frontière avec le Maroc. Plutôt BCBG, cette intermédiaire roule sur l’or et sniffe la vie à pleins poumons. Insoupçonnable et atypique, elle révèle à quel point le trafic de cette drogue dure est désormais banalisé.
Karkoubi stroy
Ce n’est que vers la fin des années 70 que cette drogue dure fait son entrée en douceur au Maroc. «Le premier genre de psychotrope consommé comme drogue était l’Optalidon [antalgique réservé aux douleurs intenses et interdit en France depuis 2004], les accros l’obtenaient illégalement à travers les pharmacies», révèle Mustapha Daouf, membre du collectif «Non aux psychotropes». «Les premières pilules étaient très prisées par les sportifs de Fitness, surtout le Replum, qu’ils ont surnommé Ibn Zaidoun», raconte M. Daouf. Mais ce sont les années 90 qui ont été les années karkoubi par excellence, surtout avec l’arrivée du Rivotril, utilisé pour le traitement de l'épilepsie.
? trois dirhams la pilule pour le consommateur final, «Boula hamra» (pilule rouge) -en référence à la couleur de la plaquette- fera des ravages dans les quartiers populaires et périphériques des grandes villes marocaines. Ainsi, une génération karkoubi voit le jour, avec son attitude, ses cicatrices et ses crimes, et même ses militants qui luttent contre le phénomène.
En 2005, les associations Addil Al Warif, Al Azhar et L’heure Joyeuse créent «La Caravane non aux psychotropes». «Après un an de travail de terrain, les prix de la pilule s’envolent. Elle passe de 10 à 20 DH pour atteindre 40 DH en 2007, puis même 70 DH en 2008», explique Abdelkbir El Assi, coordinateur de la caravane nationale de lutte contre les psychotropes. Début 2009, nouveau revirement. Les psychotropes sont de nouveau disponibles abondamment sur le marché, mais les prix se maintiennent. «Ils ne baisseront que l’été dernier pour atteindre aujourd’hui 25 DH», précise A. Aissi. A noter que les prix s’envolent durant chaque ramadan. Du reste, M. Daouf note un autre changement de taille : «Ces derniers temps, l’acquisition des psychotropes par le biais d’ordonnances falsifiées a repris de plus belle». «J’ai l’impression que tout notre travail, est en train de partir en fumée», confie avec amertume A. Aissi, coordinateur de la Caravane. Chafik, Khaybouba et les autres
Nous sommes dans la salle 7 du tribunal de première instance de Casablanca, chambre correctionnelle. Assis sur le banc des accusés, un groupe de neuf jeunes se tourne pour saluer les familles ou jeter un clin d’œil furtif vers l’assistance. Malgré les mises en garde des policiers, les jeunes accusés s’agitent. Ils ne se sentent pas dépaysés ici. Première affaire du groupe : viol d’une mineure de 15 ans par un jeune sous l’effet des psychotropes. Un drame devenu un classique du genre. «Les psychotropes sont à l’origine de 80% des crimes commis au Maroc», révèle A. Aissi. Une étude de la Sureté nationale parle plutôt de 65% des crimes qui sont dus à la consommation de drogues ou d’alcool. «Un accro peut tuer ou violer même des membres de sa famille avec un sang froid répugnant», constate Abdelssamad Touhfi, chercheur en sciences sociales et membre de la Caravane. «Les psychotropes font perdre aux accros le contrôle sur leur corps et leur esprit, ils sont dans le stade animal», explique-t-il.
La tragédie de Sidi Moumen survenue tout dernièrement résume à quel point les psychotropes sont un danger social. Chafik Rachdi tuera de sang froid sa mère, sa sœur enceinte et sa fille, en plus de son gendre. Il sera arrêté alors qu’il se dirigeait à Hay Farah pour tuer ses grands-parents. Ce crime a réveillé le triste souvenir des autres crimes de ce type.
Ramadan 2008, Abdelhak Khaybouba retrouve sa liberté après trois ans passés sous les verrous. Le deuxième jour de sa libération, il tue à l’arme blanche le médecin Mustapha Chafik sur le boulevard Emile Zola. Casablanca est encore une fois sous le choc.
Rabat n’est pas en reste comme le confirme ce fait-divers. Mehdi* et Yasmine* passent l’après-midi en amoureux aux Oudayas. Mais un inconnu surgit de nulle part et attaque la fille. Alors qu’il défendait sa copine, Mehdi sera sauvagement agressé. Son agresseur, drogué, n’était autre que son voisin à l’ancienne médina de la capitale. Le jeune couple n’oubliera jamais ce jour-là.
Cap vers Oujda pour un autre crime. Le 23 novembre dernier, un adolescent est battu à mort devant le lycée Omar Ibn Abdelaziz par trois de ses collègues. Les jeunes assassins étaient là aussi sous l’effet des psychotropes. La liste de ces drames s’allonge chaque jour à l’image d’ailleurs des fiefs du karkoubi.
Colombia, Afghanistan ou Docteur KO
Les échoppes des bouquinistes de Labhira, dans l’ancienne médina de Casa, servent de mur d’enceinte qui cache la misère du quartier Boutouil. Ce «ghetto» est la première capitale du karkoubi à Casablanca. «Les points noirs de la commercialisation évoluent avec le temps. Au gré des stratégies de lutte de la brigade des stupéfiants, les dealers s’adaptent», observe A. Touhfi
L’adaptation en cours touche le chemin du trafic et ses modes de transports. Traditionnellement, le karkoubi provient de Maghnia pour arriver à Souk el Falah à Oujda pour être ensuite réacheminé vers Rabat, Salé, Casa, Fès ou Marrakech. Comme l’étau se resserre sur les trafiquants empruntant ces routes, ces marchands de la mort choisissent désormais de transiter par des villes comme Khemisset ou Sidi Kacem. Pour les modes de transport, les trafiquants innovent. Les pilules sont minutieusement cachées même dans les petites bonbonnes de gaz ou dans des détergents.
Le redéploiement en cours a touché les fiefs du karkoubi dans la capitale économique. En plus de l’ancienne médina et Derb Soltane, de nouveaux fiefs ont vu le jour, surtout dans les périphéries. Il s’agit de Colombia (Derb Al M3aghiz à Sidi Bernoussi), Afghanistan (Derb Ghallef), Docteur KO (Sidi Othmane), Maghnia (Derb Moulay Rachid), Chichane (Médiouna), Lissafa, en plus des classiques bidonvilles de Sidi Moumen et Hay Mohammadi et les quartiers Derb Moulay Chrif ou Derb Lkbir. Dans ces zones de (presque) non-droit, des barons se partagent le gâteau. Moustach, Jin, Al 3ouar, Al Khanzir, Al Lahya soufflent le chaud et le froid. Que fait la police pour les arrêter ? A Derb Al M3aghiz (quartier des paresseux), la police a arrêté entre le mois de novembre et janvier quarante personnes âgées entre 21 et 55 ans. Toutes ont été poursuivies pour trafic de drogue. Mais le trafic n’a pas cessé.
Le rapport de la Sûreté nationale sur la question permet de dresser un portrait du dealer type. Entre 2007 et 2008, les dealers hommes avaient entre 21 et 45 ans. Sur la même période, le nombre de dealers femmes «a explosé» et elles avaient entre 21 et 40 ans. Pour les saisies, près d’un million de comprimés psychotropes ont été saisis en Algérie en 2008, un record. Au Maroc, 77.000 comprimés ont été saisis par la police entre 2008 et 2009, dont 43.500 que dans la région de l’Oriental. En plus de ces efforts de lutte, la justice se montrera intraitable avec les trafiquants. Les peines passent de trois mois à un an minimum de prison pour les dealers.
«Le paradoxe c’est que les crimes sordides se multiplient, au même moment où un travail sérieux est en train de se faire par la police», pense à voix haute A. Touhfi. «Les psychotropes et leurs barons ne sont pas en train que de défier les services de sécurité, ils sont en train de vaincre la société. Il ne faut plus seulement se limiter à des campagnes saisonnières, il faut plus de centres de désintoxication, au lieu de mettre tout le monde dans les prisons et il faut surtout un sursaut d’orgueil», exige-t-il. Quand on sait que 52% des adolescents sont des consommateurs réguliers de drogue, ce sursaut devient une urgence…
*Les prénoms ont été changés à la demande des intervenants
L'observateur