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Une nuit de 1957, fin du mois de septembre, vers 2 h du matin, nous sommes réveillés par des voix qui parlent en français, notre chambre n'a pas encore de porte, à sa place pend un rideau en tissu. Un faisceau de lumière d'une torche m'éblouie alors que je suis assis sur ma couche. Il ne faut pas être devin pour comprendre que c'est l'armée française, nous l'appelons comme ça. Une voix dit que ce ne sont que des mômes et demande ce qu'il y a lieu de faire. Un peu plus loin, une voix tonne qu'il faut laisser tomber, s'il n'y a pas un autre accès là dedans, le rideau retombe et la lumière disparaît. Je demande à ma sœur ce que nous devons faire, elle me répond qu'il me faut fermer mon clapet et me rendormir, je n'en fais rien et me lève. A cet instant, j'entends à l'extérieur qu'on dit à quelqu'un de marcher et d'avancer plus vite que ça. J’ose m’aventurer dans la cour, je vois ma mère par terre en plein centre, près du siphon que mon père a installé quand il a coulé la dalle de la cour, il sert a évacuer l'eau de pluie. Ma mère est assise sur ses fesses mais de travers, elle est enceinte, elle a une main parterre et ses cheveux longs touchent le sol en balayant le siphon quand elle bouge sa tête pour demander qu'on la laisse tranquille. Ma grand-mère s'adresse aux soldats en leur parlant en arabe et leur crie dessus en leur disant de laisser sa fille, elle les maudit en invoquant sur eux toutes les malédictions de dieu. Un dialogue de sourd, j'observe et ne dis rien, un soldat repousse ma grand-mère qui veut intervenir physiquement, il lui demande de dire s'il y a des hommes dans cette baraque de merde. Elle ne comprend pas un traître mot, j'interviens en traduisant ce qu'il vient de vociférer. Elle me demande de leur dire que le mari de sa fille est parti travailler à Maison-carrée, près d'Alger, il reviendra pour la fin du ramadan, elle crie que sa fille souffre et va s'évanouir, il faut qu'elle lui donne à boire. L'un des soldats éclate de rire et annonce à ma grand-mère qu'il va s'en charger, il joint le geste à la parole et ouvre sa braguette, sort son sexe, le tire un peu par le bout et le secoue, puis se met a uriner maladroitement sur la tête de ma mère. Je fonce sur lui, quand un autre me happe au vol par le haut du bras et m'éjecte contre la rangée de pots de fleurs alignés sur un madrier le long du mur. Je n'abandonne pas et reviens à la charge comme une anguille et m'accroupi près de ma mère, un soldat de petite taille et qui a l'air de flotter dans sa tenue de para, me saisi par le haut du bras et m'ordonne de fiche le camp dans la piaule sinon il m'éclatera contre le mur. Je n'en fais rien et m'accroche à ma mère, un costaux me parle avec une manière qui m'incite a lever les yeux sur lui quoique je distingue mal son visage. Il me dit qu'ils vont juste poser des questions à ma mère sur un type qu'ils recherchent et qu'elle connaît, et si elle parle, et bien, ils vont la ramener avant la levée du jour. Il prend ma mère par l'épaule et l'incite à se lever, ce qu'elle fait difficilement, il la pousse devant lui, suivis de deux paras, ils prennent le couloir qui débouche sur une autre petite cour dans laquelle se trouve la porte principale de la maison, je les suis. D'autres soldats sont restés dans notre maison pour calmer ma grand-mère qui se révolte et qui crie en les insultant. Je suis dehors contre le mur de la maison de nos voisins, ma mère est hissée sur le G.M.C qui arbore un rond de barbelé contre sa calandre. Un des militaires me somme de rentrer, il m'intimide avec sa mitraillette Mas 36, il ramasse un caillou et me le lance. La mort dans l'âme, je lui tourne le dos et je vais rejoindre ma grand-mère qui ne lâche pas un des paras qui tente d'entrer dans la chambre qu'occupait la femme qui a cogné sur mon père. Il la repousse contre le mur et lève le rideau, il pointe le bout de la lumière de sa torche sur quelqu'un qui dort ou qui feint de dormir dans l'espoir de ne pas se faire pincer par les paras, mais hélas, l'autre annonce à son chef qu'il y un type là dedans, l'autre lui répond qu'il faut l'embarquer. C'est le neveu de ma grand-mère, il est chez nous depuis quelques mois, venant d'un bled nommé Pont de l'Isser près de Tlemcen. A l'instant où on le fait dresser sur son seyant puis tiré dans le couloir, sa tante se met cette fois-ci a parler calmement en les suppliant de le laisser et ajoute qu'il n'est pas méchant, il ne fait pas de mal à une mouche, Rien à faire, il est poussé vers la sortie, le reste des militaires suit, le dernier des paras nous menace et nous ordonne de ne pas sortir, ma sœur nous rejoint pour me demander ce qu'ont fait les paras. J'ai envie de lui cracher dessus, je vais alors jeter un coup d'œil dans la chambre de ma mère, j'éteins la lumière et ressors, je mets l'échelle que mon père avait fabriquée, je grimpe sur le toit et m'adosse contre le mur des voisins pour attendre que le jour se lève et voir ma mère revenir, rien.
En fin de matinée, j'entends cogner contre notre porte, je cours ouvrir, je vois deux paras devant la porte et un autre assis au volant d'une Citroën noire, appelée traction légère. Les deux entrent sans se faire prier et vont jusqu'au fond de la maison, l'un d'eux me demande si personne n'est venu chez nous. Je demande où est ma mère, le mince avec une paume d'Adam très saillante réitère la question qui m'a été posée par l'autre, je dis non, il me demande si mon père n'est pas là, je dis exactement ce que ma grand-mère m'avait recommandé de dire la veille et j'ajoute que je ne sais pas quand il reviendra. Le grand mince se retourne, jette un regard tout autour puis va vérifier dans les chambres, l'autre se saisi d'un tabouret qui est près du mur et s'assoie dessus au soleil. Ils repartiront peu de minutes plus tard comme ils étaient venus. Trois jours interminables passèrent et les revoilà, le grand mince va inspecter les chambres et un peu partout, pendant ce temps, l’autre s’assois sur le même tabouret, me fait signe de m’approcher. Une fois à sa hauteur, il me parle en arabe mais qui n'a pas le même accent que celui de la région, il me demande si mon père est Marocain, j'hésite a répondre, il glisse sa main dans sa poche et sort une balle de fusil à laquelle il manque la cartouche et me la tend, je ne bouge pas. L'autre est encore en train d'inspecter notre maison, quand celui-ci voit que je ne parle pas, il m'annonce qu'il est du même pays que mon père et cela fait un moment qu'il n'y a pas été, il a été envoyé en France puis en Indochine et à la fin, en Algérie. Il insiste pour que je prenne la balle, il dit qu'il a un secret à me confier si je prenais cette balle qui commence à me tenter. Alors, j'avance ma main, il pose la balle sur la paume et me regarde, enfin. Il dit que ma mère est tombée malade, grâce à lui, elle se trouve à l'Hôpital de Saint-Cyprien, il me demande si je connais cet hôpital, je bouge la tête pour dire un peu. Il se fait précis en me disant que ce n'est pas loin, c'est sur la route de Duperré en quittant Orléansville par l'est. Voyant que je ne parle pas, il ajoute que c'est simple pour y aller, après Oued-Fodda, il y a les Attafs et, un peu plus loin, juste après la route qui va à gauche vers Saadi-Carno, sur la droite, il y a l'Hôpital Saint-Cyprien, tenu par les bonnes sœurs. Il se lève, passe sa main dans mes cheveux, se penche un peu sur moi et m'annonce que je dois aller la voir, elle vient d'avoir un bébé, il a été lui rendre visite. Avant de me quitter, il ajoute à voix basse que je dois dire à ma grand-mère de faire dire à mon père de rester là où il est pour l'instant. La cour apparaît tout-à-coup vide comme si personne n'était venu. Je regarde ce tabouret vide et pense à ma mère, je me demande comment y aller et quand, c'est à environ 40 km de chez nous. Ma grand-mère réapparaît et m'appelle, je me retourne, elle me dit d'aller voir si ces fils de chien comme elle aime insulter ceux pour qui elle ressent de la colère, sont bien partis. Je ne bouge pas de ma place est affirme qu'ils sont bien partis, je viens d'entendre démarrer leur voiture. Elle me tourne le dos et annonce qu'elle va sortir ma sœur de sa cachette de là où elle l'a planqué quand elle a entendu les deux soldats me parler. Je la suis et la regarde débarrasser des oreillers, tout un tas de nattes, de tapis pliés et posés sur une malle en bois disposée debout, ma sœur est cachée recroquevillée entre cette malle et le mur sous les tapis et le reste.
C'est mercredi et je n'ai pas classe, il est 9 h, je regarde ma grand-mère faire les deux galettes de pain qu'elle a l'habitude de faire. Je me demande pourquoi deux, alors que mon père est loin et ma mère là où ce militaire m'a dit. Je préviens ma grand-mère que je sors jouer derrière la maison sur le terrain vague où j'ai l'habitude d'aller. Elle me fait des recommandations, quand je suis devant la porte qui est au fond de l'annexe de la maison, j'ai subitement envie de me retourner et dire que je sais où est m mère et quelle a mis au monde un bébé, mais je me ravise, car je sais qu'elle prendra aussitôt la route et ira la voir en me traînant avec elle. Quand elle a un différent avec mon père, il lui arrivait de bouder quoiqu'elle est la femme de son oncle, elle me prend et nous partons sur les routes, quand je suis fatigué et j'en ai marre de marcher, elle tape à la porte de la première maison venue et demande asile. Ce jour, je ne lui dis rien et préfère prendre seul la route, pour cela, il me faut prendre des raccourcis pour aboutir à la sortie de la ville dans la direction qui me convient. Voilà maintenant une demi-heure que je marche, Orléansville est derrière moi, j'avance d'un pas décidé sans me retourner, je longe les mûriers qui projettent leurs ombres sur la moitié de la route, c'est le matin. Quand j'arrive à un village nommé Ponteba, je remarque la plaque, je viens de parcourir 6 km, je traverse ce bled et entame une petite cote quand une voiture me dépasse, ralentit et s'immobilise sur le bas côté à quelques mètres devant. Je la rejoins naturellement sans y m'intéresser, c'est une 2-Ch Citroën, quand je la dépasse, le conducteur m'appelle, je me retourne, il me fait signe d'aller vers lui, ce que je fais. Je m'aperçois que c'est un curé, son béret fait sortir d'avantage ses oreilles qui sont déjà bien décollées. Il me demande comment je m'appelle, je le regarde sans plus, il veut savoir où je vais, je lui demande pourquoi, il me dit qu'il peut me déposer, je n'ai qu'a monter à côté de lui si je vais à Oued-Fodda, sans trop m'approcher de lui, je lui dis que je vais à l'Hôpital de Saint-Cyprien. Il m’apprend qu'il va au-delà et je peux profiter de son véhicule.
Nous avons dépassé Oued-Fodda et roulons sur la route droite comme l'ennui. Il m'a déjà posé trop de questions, sur mon âge, sur ma scolarité, sur ce que j'aime faire comme sport, je reste évasif et ne bavarde pas trop avec lui. Il parle un peu fort, le bruit du moteur gêne exagérément, à un moment, il pose la question de trop, il me demande si short et à élastique ou à ceinture, il veut vérifier. Je le prie d’arrêter sa voiture parce que j'ai envie de faire pipi. Il ralentit subitement et me propose de me déposer, pour cela et il nous faut prendre ce petit chemin qui s'enfonce entre les deux orangeraies. A peine a-t-il arrêté le véhicule et cherché comment emprunter le chemin, j'ouvre aussitôt la porte, il tente de me retenir par la cuisse en me rassurant sur ses bonnes intentions, affirmant que je ne dois rien craindre. Je n'ai pas peur, j'ai envie de le traiter de tous les noms, car je sais où il veut en venir, du haut de mes 13 ans je devine ce que veut faire un vicieux pareil. J’ai la nausée qui me monte à la bouche. Je lui dégage sa main, pousse la portière qui s'ouvre de l'avant vers l'arrière, je descends vivement et m'en vais le long de la route. Il a beau me suivre sur quelques dizaines de mètres et essayer de m'amadouer en me disant que si j'ai peur et je n'ai qu'a monter à l'arrière, il me déposera à l'hôpital en insistant pour savoir qui je vais voir là-bas. Pour toute réponse et pour qu'il s'en aille, je crache en sa direction et le menace d'un caillou que je viens de ramasser. La voiture accélère et s'éloigne, depuis ce moment et au premier abord, je considère les religieux avec un brin de suspicion.
L'hôpital est à l'écart de la route nationale, je la quitte et parcours la trentaine de mètres pour me présenter devant un porche. Quelques marchands ambulants sont là de part et d'autre de l'entrée, il fait beau pour un mois d'octobre et le soleil inonde ce vaste hôpital qui n'est pas compact, les espèces de pavillons sont éparses. La première personne que je rencontre est une religieuse habillée en bleu avec un tablier à bretelles croisées derrière le dos, elle vient de sortir d'une petite bâtisse. Je me pourvois de ma politesse et lui demande de m'indiquer où se situe la maternité. Elle me toise puis me regarde dans les yeux en me demandant mon âge, je le décline, elle me demande d'où je viens et qui je veux voir, je lui dis ma mère et je viens d'Orléansville, elle me réclame le nom que je lui cède sans façon en ajoutant comment elle est, j'explique brièvement comment elle s'est trouvée là. Elle me déclare que la maternité se situe derrière elle et que je n'ai pas le droit d'y aller seul. Tout en me souriant, elle prend ma main et m'entraîne. Nous escaladons les six larges marches qui donnent sur un perron, elle me fait entrer à l'intérieur et me prie d'attendre. C'est calme là dedans, comme si tout d'un coup j'étais devenu sourd ou bien, il n'y a pas âme qui vive à l'intérieur de cet endroit figé. La bonne sœur revient avec une autre habillée autrement et qui me sourie à son tour, elle me demande mon prénom que je lui donne à voix basse comme si j'avais peur de déranger, elle demande aussi si je suis venu seul et comment, je dis simplement à pied, elle me caresse la tête. C'est drôle, je ne ressens pas ce dégoût qu'a provoqué en moi tout à l'heure ce curé. Elle me dit en se penchant vers moi, que je viens d'avoir un joli frère et ma maman a préféré lui donné un prénom de notre famille, elle me guide jusqu'à une petite chambre et me fait entrer. Il y a là, deux lits occupés, ma mère est sur celui de droite près de la fenêtre, il y a sur sa gauche un tout petit lit ou plutôt un haut berceau. Elle me sourit, le dernier sourire que j'ai du avoir d'elle doit remonter à la nuit des temps, j'avance vers le berceau, le bébé y dort, posé sur son côté pour être face à sa mère. Je ne cesse de le regarder, il a à peine une semaine, nous sommes le jour de la toussaint 1957, je le perdrai plus tard dans un horrible accident à la veille de ses 22 ans, alors qu'il laissera sa fille de 33 jours. Ma mère me demande si je trouve le bébé beau, je secoue ma tête en disant cette fois-ci oui en arabe. Elle me demande comment j'ai su qu'elle est là, je lui raconte ce que m'a dit le soldat. Ma visite ne s'éternise pas, une religieuse est venue me demander comment je vais faire pour repartir chez moi, je réponds à pied, elle me propose alors de dire en voir au bébé et à la maman. Chez nous, on ne s'embrasse pas, ni pendant les retrouvailles ni pour les séparations, le seul geste que j'ai toujours connu, c'est le baiser que nous déposons, nous les enfants, sur la main de notre père. Je n'ai pas eu à me pencher sur ce genre d'analyse, c'est ainsi un point c'est tout, dans notre famille, tout le monde est réservé, il n'y a qu'aux bébés à qui on accorde des câlins et des guili-guili. Quand j'en ai fais un à mon frère et dis en voir des yeux à ma mère, je les quitte et suis la bonne sœur qui m'accompagne jusqu'à la sortie derrière laquelle il y a un vieux gardien muni de grosses lunettes rafistolées à l'aide d'un sparadrap entre les deux foyers. La sœur me dit de rester près du monsieur, elle lui recommande de me faire monter dans l'autocar en provenance d'Affrevilles. Elle passe sa main sur mes cheveux et me dit que ma mère ne repartira pas là d'où on la amenée et qu'elle entrera à la maison dans 5 jours. Elle voyagera dans la fourgonnette qui ira chercher du matériel médical à l'hôpital d'Orléansville, on la déposera à la maison à 10 h 30. La bonne sœur s'en va, je regarde sa cornette qui est secouée au rythme de sa démarche. Le gardien me demande si je sais parler français, je dis oui tout en gardant un œil sur la portion de route que je vois entre les montants du porche, si dès fois que l'autocar est en avance. Le vieux me dit que sa sœur habite à Malakof, je dis oui, il ajoute que son mari est le chef de gare, je fais oui de la tête et ajoute que je n'ai pas d'argent pour payer l'autocar. Il répond que ce n'est pas un problème, il connaît Gaston le chauffeur et même Ruiz le graisseur, quand il leur dira que c'est sœur Agathe qui m'a recommandé, je voyagerai même assis et non comme ceux qui sont accroupis là-bas avec leurs baluchons et qui attendent le car...
Abdel khawy Marhoum
La suite de ce récit se déroule dans un lieu de détention de l'auteur en 1975 . C'est dans un commissariat de Boufarik non loin d'Alger.