Mémoire : Le Rif, notre mauvaise conscience
Le Rif a connu pire qu’un séisme : une révolte écrasée dans le sang par le prince héritier Moulay Hassan et le général Oufkir entre 1958 et 1959. Le souvenir est vivace et le Makhzen s’efforce de dépasser le complexe du Rif. Retour sur un passé qui hante encore les esprits. Par Driss Ksikes
Lorsque le roi Mohammed VI a été en bivouac, une semaine après le séisme, aux abords de la ville sinistrée d’Al Hoceima, les vieux Rifains se remémoraient, en contraste, son père, Moulay Hassan, chef d’état-major, venu sur place en novembre 1958 pour les mater.
Lorsque Mohammed VI avait réhabilité en juillet 2001 la culture et la langue amazighe à Ajdir, chef-lieu d’Abdelkrim le banni, les Rifains ont eu une pensée amère pour son père qui leur larguait, en octobre 1958, des flyers en arabe (qui pouvait les lire ?!), les prévenant qu’il allait sévir.
L’effet ressenti, Mohamed B., un quinquagénaire d’Imzouren le résume ainsi : "Dieu préserve ce roi qui nous aime. Mais nous restons quand même des citoyens de seconde zone". Un geste royal ne peut suffire pour panser la blessure de cet homme du terroir. C’est une histoire indicible, longtemps refoulée, dont il ne reste que des bribes, éparpillées ici et là. Nous avons tenté de recoller les morceaux. Pour la mémoire.
Retour à la blessure originelle
Nous sommes au début de 1958. Le Rif, tel que nous l’ont légué les Espagnols, est désespérément pauvre. Le concentré de haschich, source des richesses mafieuses de la région, ne fait pas encore partie du paysage. Le kif se vend à la régulière, comme le tabac. Deux années suivies de sécheresse rendent les conditions de vie encore plus ardues. Tétouan, autrefois capitale administrative et culturelle de la région, perd de son lustre. Pire, le corps constitué de Mkhaznia armés, qui dépendait auparavant de la Guardia civil, est avisé de son démantèlement immédiat. "J’ai eu beau prévenir le ministre de l’Intérieur, Mohamed M’hammedi, contre le vide sécuritaire que cela pouvait engendrer, il ne voulait rien entendre", raconte Mehdi Bennouna, alors membre du cabinet royal.
Guerre oblige, les frontières algériennes sont fermées. La décision a une double répercussion.
Primo, les Rifains n’ayant plus d’issue pour aller travailler, comme saisonniers, dans le pays voisin, souffrent d’une plus grande précarité et sont aux abois.
Secundo, les armes normalement acheminées vers l’Algérie restent entre les mains de membres de l’armée de libération du Nord, comme Cheikh Meziane, qui visent l’indépendance maghrébine et se battent forcément contre la France, toujours présente à travers ses ex-officiers dans les rangs des FAR (le général Oufkir en est le plus illustre).
La tension monte d’un cran lorsque les exactions menées, au vu et au su de tous, par les factions du parti de l’Istiqlal, se multiplient et restent impunies. Lorsque des militants du Parti du Choura et de l’Istiqlal, plus proche des démocrates et des thèses d’Abdelkrim, alors exilé au Caire, disparaissent ou sont exécutés, la réaction des autorités est molle et mielleuse. "Pour les cas de Mohamed Taoud et Abdelkader Berrada, rapporte Bennouna, le ministre M’hammedi ose dire oralement aux familles à Tanger et Tétouan, qu’ils sont morts d’un arrêt cardiaque".
Une fois que le ressentiment des Rifains avait atteint son paroxysme, ils décident de réagir et d'exprimer leur désaveu d’un gouvernement istiqlalien, où ils n’étaient pas représentés, et d’autorités, dont ils se sentaient étrangers, ne serait-ce que par la langue (amazighe et espagnol face à l’arabe ou le français). La première action-phare, les hommes de Cheikh Meziane la font coïncider avec le troisième anniversaire de la révolte de l’ALN contre les Français.
Ils tentent en octobre 1958 d’exhumer le cadavre de leur leader déchu, Abbes El Messaadi, assassiné et enterré à Fès en 1956, afin de l’inhumer à Ajdir, "parmi les siens". Malgré le niet du ministre de l’Intérieur et vu l’incapacité des leaders du Mouvement populaire, Abdelkrim Khatib et Mahjoubi Aherdane (gouverneur à Rabat) à assagir les révoltés, l’opération a eu lieu et le Makhzen s’est senti fortement défié.
"Les ministres, gouverneurs et hauts responsables qui se sont rendus sur place en période de souk, pour parlementer avec les rebelles, ont failli y laisser leur peau", raconte Ghali Laraki, ancien membre de l’ALN, devenu gouverneur de Fès. Résultat, "les FAR sont intervenus et eut alors lieu une première confrontation sanguinaire, dont le butin fut, pour les Rifains, constitué d'une cinquantaine de fusils", rapporte Cheikh Ameziane.
Ce dernier, flanqué de son neveu, qui deviendra commandant des opérations, ainsi que d’autres Rifains armés, sont reçus par le roi Mohammed V, afin de lui faire part de leurs revendications. Dix huit points étaient à l’ordre du jour. Leur intifada, autoproclamée "démocratique", demandait déjà à l’époque, selon la presse hollandaise, "des élections transparentes et un gouvernement national".
Figurait en vedette de leurs revendications, la prise en compte de la spécificité régionale. "Il n’y avait chez eux aucun soupçon de sécession, mais une protestation contre la nouvelle colonisation fassie", explique le chercheur Mostafa Aarab.
Le Palais tiendra compte de ce sentiment diffus pour favoriser le Mouvement populaire, voire "pour l’encourager et le financer", ajoute Bennouna. "Il y voyait un bon moyen de contrecarrer l’Istiqlal qui avait des visées de parti unique. L’entourage du roi comparait, de plus en plus, le parti d’Allal El Fassi au Néo-Destour tunisien, qui avait déposé Moncef Bey une fois l’indépendance conquise".
Au demeurant, l’entrevue des rebelles avec le sultan restera une simple formalité, sans suite. Mais sur le terrain, les choses se compliquent. Lorsque le ministre de l’Intérieur, M’hammedi, se rendra à Beni Ouaraïn, rapporte Meziane, il est violemment refoulé. Autour du Palais, et avec la complicité de l’Istiqlal et des notables du MP, commençait à se tisser une thèse diabolisant les Rifains.
Le coup de grâce sera apporté par Oufkir, à l’issue d’une escarmouche avec les maquisards. Cinq têtes décapités sont rapportées comme preuve au roi pour le convaincre une bonne fois pour toutes de la nécessité de réagir. "Ce fut un subterfuge. Oufkir lui-même les avait tués", rectifiera Meziane dans une interview accordée au soir de sa vie, en 1995. Peu importe. Sur le coup, le roi envoie une commission sur place présidée par son chef de cabinet, Abderrahman Angay, qui conclut que "les Rifains sont en intifada et ont tdes velleités de sécession".
Les événements se précipitent, alors. Des messages radio en trois langues sont diffusés pour sommer les Rifains de se rendre aux autorités. La presse de l’Istiqlal, rapporte Steve Hughes, alors reporter de la BBC, "demande que ces dissidents soient écrasés".
Le prince héritier Moulay Hassan se rend sur place, installe son état-major à Tétouan, tient lui-même la mitraillette et à la tête de 28.000 hommes ordonne à Oufkir d’abattre tous les "dissidents".
Avec des armes qui provenaient du port de Badis (en Espagne !) les irréductibles, de la tribu de Beni Ouriaghel en particulier, emmenés par Ameziane jusqu’en janvier 1959, ont résisté aux côtés d’Al Hoceima, de Beni Boufrah et de l’aéroport d’Imzouren (il y en avait un à l’époque !). Bilan, plus de 3000 Rifains exterminés, non sans résistance, d’ailleurs. Le jeune Ameziane se sauve en Allemagne, après 23 jours de fuite à travers les montagnes. Et son oncle se réfugie à Malaga.
Les raisons du drameDerrière cette tuerie que les Rifains ne sont pas près d’oublier, surtout que l’État les a longtemps abandonnés depuis, il y a plusieurs quiproquos.
Le premier concerne la main invisible d’Abdelkrim. Le lien est à vrai dire idéologique. Dans une interview accordée au Caire, en décembre 1958, l’émir en exil trouvait cela normal que "le Rif soit à la tête des insurgés contre la politique clientéliste, la division inégale entre le Maroc espagnol et français, et le chauvinisme partisan". Son fils faisait partie de la délégation reçue au Palais. Et ses lettres envoyées, dans l’ordre à Abdellah Ibrahim et Abderrahim Bouabid, réitérait ce qu’Ameziane disait aux autorités : "Débarrassez le Maroc des nouveaux colons".
Mais dans sa propagande, le Palais jouait un double jeu. Il était circonspect quant aux armes pouvant provenir d'Égypte. Mais, il ne voulait pas créditer les rebelles d’une thèse idéologique. Dans son rapport, Angay insistait sur le fait que "seules 2 personnes" à Al Hoceima se revendiquent d’Abdelkrim. "Il voulait les faire passer pour de vulgaires maquisards et ne pas leur accorder une légitimité qui les élèverait au rang d’Abdelkrim, mal aimé mais respecté", explique Aârab. D’où la thèse, mise en avant dans les médias officiels de l’époque, "d’une siba qu’il est tout à fait légitime de mater".
Au fond, explique l’historien Taïeb Boutbouqalt, "ce qu’ils ont de commun avec Abdelkrim, c’est une sorte de fierté, mais aussi une frilosité du fait d’être aux avant-postes du Maroc". Deuxième quiproquo, les Rifains ont été pris pour une cinquième colonne… "On leur prêtait à tort des velléités sécessionnistes.
En vérité, il s’agissait de patriotes que les Espagnols ont essayé de manipuler sans résultat", précise le spécialiste du Rif, Abdelmajid Benjelloun. L’exemple le plus patent qu’il évoque est celui d’Abdelkrim (encore lui) avec lequel les Espagnols voulaient négocier, en 1955, une passation de pouvoir, sans y parvenir.
Mehdi Bennouna n’exclut pas, pour sa part, que les Mokhazni, autrefois sous la coupe espagnole, qui ont rejoint les rangs des rebelles, aient pu jouer un rôle trouble. Autre quiproquo, les rifains seraient les seuls insurgés de l’époque. Faux. Outre les exactions à Casablanca et la révolte de Ben Miloudi à Khémisset, il y avait le gouverneur du Tafilalet, Addi Ou Bihi, mais aussi l’homme du Makhzen, Lahcen Youssi, parti de Sefrou, et que l’on a cru être, à tort, le meneur de la révolte du Rif.
"Chacun, écrit Hughes, s’est comporté comme un baron féodal local, acceptant de faire acte d’allégeance au sultan comme guide spirituel, mais refusant de traiter avec les autorités fiscales et administratives".
Finalement, le Makhzen a-t-il eu raison de rappeler tout ce beau monde à l’ordre ? Peut-être bien, dans l’absolu. Mais à qui a profité le crime ? À des intermédiaires, comme Aherdane, devenu ministre de la Défense, après le Rif.
Au Palais, qui a su affaiblir l’Istiqlal sans juger ses inspecteurs mis en cause. Mais certainement pas aux populations, encore moins à la démocratie locale et à la diversité culturelle, à la base des revendications des rebelles. Parce que si c’était le cas, cet homme d’Imzouren ne se sentirait pas aujourd’hui encore comme "un citoyen de seconde zone".
à lire :
• Le Rif entre le Palais, l’ALN et l’Istiqlal, Mustapha Aârab ; Éd. Ikhtilaf (2002)
• Mémoire de combat et de militantisme, Ghali Laraki (2002)
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Le Rif a connu pire qu’un séisme : une révolte écrasée dans le sang par le prince héritier Moulay Hassan et le général Oufkir entre 1958 et 1959. Le souvenir est vivace et le Makhzen s’efforce de dépasser le complexe du Rif. Retour sur un passé qui hante encore les esprits. Par Driss Ksikes
Lorsque le roi Mohammed VI a été en bivouac, une semaine après le séisme, aux abords de la ville sinistrée d’Al Hoceima, les vieux Rifains se remémoraient, en contraste, son père, Moulay Hassan, chef d’état-major, venu sur place en novembre 1958 pour les mater.
Lorsque Mohammed VI avait réhabilité en juillet 2001 la culture et la langue amazighe à Ajdir, chef-lieu d’Abdelkrim le banni, les Rifains ont eu une pensée amère pour son père qui leur larguait, en octobre 1958, des flyers en arabe (qui pouvait les lire ?!), les prévenant qu’il allait sévir.
L’effet ressenti, Mohamed B., un quinquagénaire d’Imzouren le résume ainsi : "Dieu préserve ce roi qui nous aime. Mais nous restons quand même des citoyens de seconde zone". Un geste royal ne peut suffire pour panser la blessure de cet homme du terroir. C’est une histoire indicible, longtemps refoulée, dont il ne reste que des bribes, éparpillées ici et là. Nous avons tenté de recoller les morceaux. Pour la mémoire.
Retour à la blessure originelle
Nous sommes au début de 1958. Le Rif, tel que nous l’ont légué les Espagnols, est désespérément pauvre. Le concentré de haschich, source des richesses mafieuses de la région, ne fait pas encore partie du paysage. Le kif se vend à la régulière, comme le tabac. Deux années suivies de sécheresse rendent les conditions de vie encore plus ardues. Tétouan, autrefois capitale administrative et culturelle de la région, perd de son lustre. Pire, le corps constitué de Mkhaznia armés, qui dépendait auparavant de la Guardia civil, est avisé de son démantèlement immédiat. "J’ai eu beau prévenir le ministre de l’Intérieur, Mohamed M’hammedi, contre le vide sécuritaire que cela pouvait engendrer, il ne voulait rien entendre", raconte Mehdi Bennouna, alors membre du cabinet royal.
Guerre oblige, les frontières algériennes sont fermées. La décision a une double répercussion.
Primo, les Rifains n’ayant plus d’issue pour aller travailler, comme saisonniers, dans le pays voisin, souffrent d’une plus grande précarité et sont aux abois.
Secundo, les armes normalement acheminées vers l’Algérie restent entre les mains de membres de l’armée de libération du Nord, comme Cheikh Meziane, qui visent l’indépendance maghrébine et se battent forcément contre la France, toujours présente à travers ses ex-officiers dans les rangs des FAR (le général Oufkir en est le plus illustre).
La tension monte d’un cran lorsque les exactions menées, au vu et au su de tous, par les factions du parti de l’Istiqlal, se multiplient et restent impunies. Lorsque des militants du Parti du Choura et de l’Istiqlal, plus proche des démocrates et des thèses d’Abdelkrim, alors exilé au Caire, disparaissent ou sont exécutés, la réaction des autorités est molle et mielleuse. "Pour les cas de Mohamed Taoud et Abdelkader Berrada, rapporte Bennouna, le ministre M’hammedi ose dire oralement aux familles à Tanger et Tétouan, qu’ils sont morts d’un arrêt cardiaque".
Une fois que le ressentiment des Rifains avait atteint son paroxysme, ils décident de réagir et d'exprimer leur désaveu d’un gouvernement istiqlalien, où ils n’étaient pas représentés, et d’autorités, dont ils se sentaient étrangers, ne serait-ce que par la langue (amazighe et espagnol face à l’arabe ou le français). La première action-phare, les hommes de Cheikh Meziane la font coïncider avec le troisième anniversaire de la révolte de l’ALN contre les Français.
Ils tentent en octobre 1958 d’exhumer le cadavre de leur leader déchu, Abbes El Messaadi, assassiné et enterré à Fès en 1956, afin de l’inhumer à Ajdir, "parmi les siens". Malgré le niet du ministre de l’Intérieur et vu l’incapacité des leaders du Mouvement populaire, Abdelkrim Khatib et Mahjoubi Aherdane (gouverneur à Rabat) à assagir les révoltés, l’opération a eu lieu et le Makhzen s’est senti fortement défié.
"Les ministres, gouverneurs et hauts responsables qui se sont rendus sur place en période de souk, pour parlementer avec les rebelles, ont failli y laisser leur peau", raconte Ghali Laraki, ancien membre de l’ALN, devenu gouverneur de Fès. Résultat, "les FAR sont intervenus et eut alors lieu une première confrontation sanguinaire, dont le butin fut, pour les Rifains, constitué d'une cinquantaine de fusils", rapporte Cheikh Ameziane.
Ce dernier, flanqué de son neveu, qui deviendra commandant des opérations, ainsi que d’autres Rifains armés, sont reçus par le roi Mohammed V, afin de lui faire part de leurs revendications. Dix huit points étaient à l’ordre du jour. Leur intifada, autoproclamée "démocratique", demandait déjà à l’époque, selon la presse hollandaise, "des élections transparentes et un gouvernement national".
Figurait en vedette de leurs revendications, la prise en compte de la spécificité régionale. "Il n’y avait chez eux aucun soupçon de sécession, mais une protestation contre la nouvelle colonisation fassie", explique le chercheur Mostafa Aarab.
Le Palais tiendra compte de ce sentiment diffus pour favoriser le Mouvement populaire, voire "pour l’encourager et le financer", ajoute Bennouna. "Il y voyait un bon moyen de contrecarrer l’Istiqlal qui avait des visées de parti unique. L’entourage du roi comparait, de plus en plus, le parti d’Allal El Fassi au Néo-Destour tunisien, qui avait déposé Moncef Bey une fois l’indépendance conquise".
Au demeurant, l’entrevue des rebelles avec le sultan restera une simple formalité, sans suite. Mais sur le terrain, les choses se compliquent. Lorsque le ministre de l’Intérieur, M’hammedi, se rendra à Beni Ouaraïn, rapporte Meziane, il est violemment refoulé. Autour du Palais, et avec la complicité de l’Istiqlal et des notables du MP, commençait à se tisser une thèse diabolisant les Rifains.
Le coup de grâce sera apporté par Oufkir, à l’issue d’une escarmouche avec les maquisards. Cinq têtes décapités sont rapportées comme preuve au roi pour le convaincre une bonne fois pour toutes de la nécessité de réagir. "Ce fut un subterfuge. Oufkir lui-même les avait tués", rectifiera Meziane dans une interview accordée au soir de sa vie, en 1995. Peu importe. Sur le coup, le roi envoie une commission sur place présidée par son chef de cabinet, Abderrahman Angay, qui conclut que "les Rifains sont en intifada et ont tdes velleités de sécession".
Les événements se précipitent, alors. Des messages radio en trois langues sont diffusés pour sommer les Rifains de se rendre aux autorités. La presse de l’Istiqlal, rapporte Steve Hughes, alors reporter de la BBC, "demande que ces dissidents soient écrasés".
Le prince héritier Moulay Hassan se rend sur place, installe son état-major à Tétouan, tient lui-même la mitraillette et à la tête de 28.000 hommes ordonne à Oufkir d’abattre tous les "dissidents".
Avec des armes qui provenaient du port de Badis (en Espagne !) les irréductibles, de la tribu de Beni Ouriaghel en particulier, emmenés par Ameziane jusqu’en janvier 1959, ont résisté aux côtés d’Al Hoceima, de Beni Boufrah et de l’aéroport d’Imzouren (il y en avait un à l’époque !). Bilan, plus de 3000 Rifains exterminés, non sans résistance, d’ailleurs. Le jeune Ameziane se sauve en Allemagne, après 23 jours de fuite à travers les montagnes. Et son oncle se réfugie à Malaga.
Les raisons du drameDerrière cette tuerie que les Rifains ne sont pas près d’oublier, surtout que l’État les a longtemps abandonnés depuis, il y a plusieurs quiproquos.
Le premier concerne la main invisible d’Abdelkrim. Le lien est à vrai dire idéologique. Dans une interview accordée au Caire, en décembre 1958, l’émir en exil trouvait cela normal que "le Rif soit à la tête des insurgés contre la politique clientéliste, la division inégale entre le Maroc espagnol et français, et le chauvinisme partisan". Son fils faisait partie de la délégation reçue au Palais. Et ses lettres envoyées, dans l’ordre à Abdellah Ibrahim et Abderrahim Bouabid, réitérait ce qu’Ameziane disait aux autorités : "Débarrassez le Maroc des nouveaux colons".
Mais dans sa propagande, le Palais jouait un double jeu. Il était circonspect quant aux armes pouvant provenir d'Égypte. Mais, il ne voulait pas créditer les rebelles d’une thèse idéologique. Dans son rapport, Angay insistait sur le fait que "seules 2 personnes" à Al Hoceima se revendiquent d’Abdelkrim. "Il voulait les faire passer pour de vulgaires maquisards et ne pas leur accorder une légitimité qui les élèverait au rang d’Abdelkrim, mal aimé mais respecté", explique Aârab. D’où la thèse, mise en avant dans les médias officiels de l’époque, "d’une siba qu’il est tout à fait légitime de mater".
Au fond, explique l’historien Taïeb Boutbouqalt, "ce qu’ils ont de commun avec Abdelkrim, c’est une sorte de fierté, mais aussi une frilosité du fait d’être aux avant-postes du Maroc". Deuxième quiproquo, les Rifains ont été pris pour une cinquième colonne… "On leur prêtait à tort des velléités sécessionnistes.
En vérité, il s’agissait de patriotes que les Espagnols ont essayé de manipuler sans résultat", précise le spécialiste du Rif, Abdelmajid Benjelloun. L’exemple le plus patent qu’il évoque est celui d’Abdelkrim (encore lui) avec lequel les Espagnols voulaient négocier, en 1955, une passation de pouvoir, sans y parvenir.
Mehdi Bennouna n’exclut pas, pour sa part, que les Mokhazni, autrefois sous la coupe espagnole, qui ont rejoint les rangs des rebelles, aient pu jouer un rôle trouble. Autre quiproquo, les rifains seraient les seuls insurgés de l’époque. Faux. Outre les exactions à Casablanca et la révolte de Ben Miloudi à Khémisset, il y avait le gouverneur du Tafilalet, Addi Ou Bihi, mais aussi l’homme du Makhzen, Lahcen Youssi, parti de Sefrou, et que l’on a cru être, à tort, le meneur de la révolte du Rif.
"Chacun, écrit Hughes, s’est comporté comme un baron féodal local, acceptant de faire acte d’allégeance au sultan comme guide spirituel, mais refusant de traiter avec les autorités fiscales et administratives".
Finalement, le Makhzen a-t-il eu raison de rappeler tout ce beau monde à l’ordre ? Peut-être bien, dans l’absolu. Mais à qui a profité le crime ? À des intermédiaires, comme Aherdane, devenu ministre de la Défense, après le Rif.
Au Palais, qui a su affaiblir l’Istiqlal sans juger ses inspecteurs mis en cause. Mais certainement pas aux populations, encore moins à la démocratie locale et à la diversité culturelle, à la base des revendications des rebelles. Parce que si c’était le cas, cet homme d’Imzouren ne se sentirait pas aujourd’hui encore comme "un citoyen de seconde zone".
à lire :
• Le Rif entre le Palais, l’ALN et l’Istiqlal, Mustapha Aârab ; Éd. Ikhtilaf (2002)
• Mémoire de combat et de militantisme, Ghali Laraki (2002)
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