L'abbé Bérenguer Un grand militant de la liberté et de l'indépendance de l'Algérie
Chaque année, la date du 14 novembre ravive le souvenir d'un grand combattant de l'Algérie libre, l'Abbé Bérenguer. Quatorze années sont passées depuis sa disparition en 1996.
Paroissien, souvent rebelle contre l'église, cet homme de foi et de religion a laissé le souvenir ineffaçable d'un homme de conviction, juste et courageux qui, par son combat pour la liberté et l'indépendance de l'Algérie, a donné l'autre image de l'église, celle que les Algériens n'ont pas connue à travers les exemples fournis par le cardinal de Lavigerie, de Foulcaut, ces hussards qui, au nom de la foi chrétienne, étaient des porte-drapeaux de la colonisation. Homme de liberté, Alfred Bérenguer, né à Lourmel, fils d'émigrants espagnols originaires de Grenade, n'avait rien, ni lui ni sa famille, à voir avec les colons qui se distinguaient par leur arrogance et leur mépris face aux indigènes, car tels étaient à leurs yeux considérés les Algériens durant toute la longue nuit coloniale. Son père, ouvrier mécanicien installé un moment à Frenda, vivait à la limite de la survie avec sa famille qui comptait plusieurs enfants.
«Sa condition, me disait-il avec son ton amical légendaire, était celle, à peu près égale, sinon un peu mieux, d'une famille rurale algérienne». C'est son père qui choisit pour lui la carrière de religieux, prêtre ou vicaire, le poussant à y faire des études. Le jeune Alfred était très lié au milieu des fellahs, travailleurs de la terre, d'où son caractère un peu fruste et direct. Nommé curé de la paroisse à Montagnac (Remchi), il accomplissait sa tâche avec beaucoup d'humilité, affichant une image entièrement vouée à l'homme et à sa fidélité, réagissant sévèrement et souvent aussi contre les pratiques tendant à mélanger la foi et l'argent lors des baptêmes et autres cérémonies religieuses . Derrière cet homme de foi, se cachaient d'autres sentiments qui l'amenèrent à réagir contre l'injustice à l'égard des Algériens dont il partageait entièrement la vie. Cette image d'homme du peuple très proche des Algériens le rendit peu crédible à l'égard des colons.
A Tlemcen, où pendant des années il occupa le poste de professeur d'espagnol au lycée de garçons, il était plutôt dans son monde au contact de la population. Dans cette ville où il connaissait tout le monde, il a fini par compter au milieu de la bonne société. Il faisait partie de son élite arabo-française avec des fréquentations sérieuses avec les personnalités intellectuelles les plus en vue, telles Si Kaddour Naïmi, Cheikh Zerdoumi, Cheikh Mokhtar Haddam, Abderrahmane Mahdjoub... En dehors du lycée, ses meilleures relations étaient parmi les intellectuels français et algériens, dont nombreux étaient entachés de soupçons communistes et nationalistes et qui étaient, jugeait-il, plus fréquentables parce que leur engagement était porteur d'un idéal humaniste. Il connut l'écrivain algérien Mohammed Dib, les avocats Omar Boukli Hacène, fondateur plus tard du Croissant-Rouge algérien pendant la guerre de libération nationale, Djilali El-Hassar, Abdellah Hadj Slimane, Mohamed Méziane… Il savourait les bons moments passés dans les discussions avec les érudits de la vieille cité tels Abdelkader Mahdad, membre-fondateur de l'UDMA avec Ferhat Abbas, le docteur Saâdane, Mohamed Gnanèche, un nationaliste de la première heure, Ahmed Triqui, Djelloul Benkalfate, Sid Ahmed Bouali… qui évoquaient avec lui , me disait-il, lors de rencontres dans des ateliers et des échoppes d'artisans, les grands moments de l'histoire de l'Algérie ou leurs expériences personnelles dans les mouvements corporatistes à caractère professionnel.
«Je me tranquillisais à l'idée de voir également la nouvelle génération des Algériens acquis aux idées de progrès, de civilisation et de libération des peuples dans le monde», me disait-il lors de nos discussions.
L'Abbé Alfred Berenguer ne pouvait outre mesure cacher son engagement en faveur du peuple algérien dont il appréciait les qualités humaines et souffrait intérieurement de ses frustrations à côté des privilèges dont bénéficiaient les colons. En 1955, l'assassinat du docteur Benaouda Benzerdjeb donna lieu à une grande révolte meurtrière qui secoua la ville pendant plusieurs jours, plongeant dans le désarroi les autorités coloniales de la cité. Celles-ci firent appel aux bons offices du curé Alfred Bérenguer et d'autres personnalités auprès de la population pour tenter de mettre fin aux émeutes. Son premier cri en faveur des Algériens fut l'article intitulé «Regards chrétiens sur l'Algérie», qu'il publia en 1956 dans la revue Simoun, paraissant à Oran, alors que la révolution était dans la rue. «J'appréhendais longtemps cette guerre et tout juste après la fin de la Seconde Guerre mondiale avec les évènements meurtriers de Sétif», me disait-il. Il accuse le pouvoir politique de n'avoir pas pris parti du règlement du problème algérien dès 1945.
«C'est un problème politique. Il fallait s'y attaquer dès 1945 et hardiment. Nous ne l'avons pas fait On peut le regretter», écrivait-il dans cet article paru dans la revue Simoun, où l'écrivain Mohammed Dib avait signé une ou deux contributions. Rédigé dans la forme d'un pamphlet contre la colonisation, son courage lui fait écrire : « Les +hors-la-loi+ ne sont qu'une poignée, oui, mais tout un peuple est avec eux. Pourquoi nous leurrer nous-mêmes ? Les protestations de loyalisme plus ou moins provoquées, les communiqués optimistes auxquels leurs auteurs croient peu ou prou, l'apparente apathie des masses trompent ceux-là seulement qui veulent être trompés. Il ne s'agit pas ici de porter un jugement moral, d'approuver ou de blâmer, nous en sommes à regarder le réel. Cela me sera-t-il défendu parce que je suis prêtre ? Se tenir en l'air, assis sur les nuées, est une position fort incommode, impossible à garder longtemps. L'avion lui-même atterrit. Je regarde les faits, je constate que le cœur de l'Algérie musulmane bat à l'unisson de celui des +rebelles+ et je le dis. Il ne s'agit plus d'une révolte, d'une insurrection, comme telle ou telle flambée qui fut vite éteinte jadis. D'un bout du monde à l'autre, les peuples jusqu'ici colonisés secouent la tutelle occidentale et obéissent à un mythe, le mythe de l'émancipation, de la libération. L'hégémonie de l'Europe n'est plus acceptée : c'est comme ça !».
Sa position à l'égard de la lutte des Algériens confortera sa position dans les milieux nationalistes algériens, autant qu'elle le discrédita dans le milieu des colons qui manifestèrent à son égard une haine et proférèrent contre lui des menaces, rendant sa présence impossible. Malgré la pression morale et parfois les menaces dont il subissait profondément les effets, son engagement militant ne ralentira pas ses efforts sur le terrain pour prêcher le droit et la justice et aussi pour apporter, comme sur les montagnes de Cassino lors de la Première Guerre mondiale, en tant qu'aumônier, les secours aux blessés algériens réfugiés dans les montagnes de Fillaoussène. Son combat pour la dignité et la liberté humaines est un bel exemple à suivre, lui qui se résolut également à porter la voix du peuple algérien dans sa lutte, sous le couvert du Croissant-Rouge algérien, à travers tous les cieux, les arènes politiques, les forums, exploitant son sens parfait de la communication.
En Amérique latine où il fit entendre la voix de l'Algérie, il fut un grand ami de Che Guevara et de Fidel Castro, poursuivi jusque-là aussi par la propagande coloniale menée par André Malraux, le culpabilisant de citoyen français rebelle ou l'anathématisant, lui collant l'étiquette excommunicatoire, à cette époque, de curé communiste.
A l'indépendance, il sera député de la première constituante, puis conseiller, avant de se démarquer du pouvoir après le coup d'Etat de 1965. Son engagement sera à chaque fois de dénoncer les dictatures qui se chassaient l'une l'autre dans plusieurs pays, notamment en Afrique.
Dans ses derniers moments de repli à Tlemcen, il aura tout le temps d'écrire des articles sur l'histoire que je publiais dans le quotidien El Moudjahid, de participer à des rencontres d'amis, en relançant l'association «Dar Es Salam» pour l'amitié et le dialogue et participant au vaste mouvement associatif qui a mobilisé l'élite de la cité autour d'axes en faveur de la culture, de la protection du patrimoine… malheureusement défuntes aujourd'hui, dont notamment «Ahbab Tourath». Il laissa une bibliothèque très riche, ainsi que le manuscrit d'un livre qu'il acheva dans les années 1970 sur l'histoire de la ville de Béjaïa. Cette bibliothèque fut transférée après sa mort à la paroisse d'Oran.
Ses amis garderont toujours vivace sa participation très active à la première semaine culturelle de Tlemcen en 1966, animant plusieurs conférences aux côtés d'éminentes figures algériennes de l'histoire et de la littérature, dont Kateb Yacine, Mahfoud Keddache, Hachemi Tidjani, Mouloud Maameri…
2011, «L'Année de la culture islamique à Tlemcen», lui sera sans doute reconnaissante d'un hommage mérité comme à un grand Algérien au grand cœur dans un pays qui ne peut se soustraire à inscrire son nom au panthéon des grands serviteurs de son indépendance.
par El-Hassar Benali