Le Maroc doit faire droit aux revendications réformatrices du peuple
Par Hicham Ben Abdallah El-Alaoui, cousin du roi du Maroc
Dimanche 20 février, le Maroc s'est joint pour la première fois à la
vague de changement qui est en train de balayer le monde arabe. Dans
plusieurs grandes villes du pays, des dizaines de milliers de Marocains
ont manifesté pour les mêmes revendications qui s'expriment ailleurs :
remplacer l'exercice arbitraire et absolu du pouvoir par une démocratie
véritable et ouverte, mettre un terme à la corruption et au clientélisme
qui étouffent la vie économique, affirmer le droit des citoyens à être
traités avec dignité et respect et à pouvoir mener, eux et leurs
familles, une vie décente.
Comme ailleurs, les manifestations au Maroc nous ont également fait
découvrir un mouvement d'un nouveau genre regroupant jeunes sans avenir,
travailleurs appauvris, islamistes, dissidents politiques
traditionnels, groupes de défense des droits de l'homme et autres en une
sorte de mouvement "sans dirigeant" et sans agenda idéologique précis. A
la différence d'autres mouvements, les manifestations marocaines
avaient pour premier objectif la réforme, et non le renversement du
régime ; elles n'ont pas directement attaqué le roi ni la monarchie et -
ce qui les maintiendra probablement dans cette voie - n'ont pas été
brutalement réprimées.
Le régime pourrait choisir d'ignorer ce qu'elles signifient - le
mouvement, après tout, ne s'est pas cristallisé comme ailleurs dans
l'occupation d'une grande place centrale. Il serait toutefois préférable
que chacun comprenne ce qu'elles expriment - l'existence manifeste d'un
vaste et persistant mécontentement dans de larges couches de la
population. Nous n'avons pour l'instant assisté qu'au début du processus
par lequel ce mécontentement va s'exprimer et trouver son expression
politique. Il est impossible de prévoir comment les choses vont se
développer dans les jours et les semaines qui viennent. Tout dépendra de
la façon dont les différentes forces en présence vont réagir et
interagir dans le processus en cours. Il est cependant peu probable,
dans le contexte actuel, que les expressions de ce mécontentement
disparaissent d'elles-mêmes.
Le fait qu'il n'y ait pas eu effusion de sang a généré une curieuse
incertitude des deux côtés, une sorte de situation de "double
contrainte" qui paraît favorable aux deux parties. Pour le mouvement,
l'absence de confrontation violente et de revendications radicales
contribue à légitimer la protestation et pourrait inciter d'autres
Marocains à la soutenir ou à s'y engager ; mais cela pourrait être perçu
comme un signe de faiblesse.
Pour le régime, avoir évité une répression brutale est tout à son
honneur, mais pourrait également dynamiser le mouvement et contribuer à
l'amplifier. Aucune des deux parties ne devrait sous-estimer la
complexité du pas de deux dans lequel elles sont désormais engagées.
Pour le régime notamment, réagir avec suffisance et condescendance -
c'est-à-dire considérer ce mouvement comme quelque chose pouvant être
soit ignoré soit neutralisé par les méthodes habituelles - serait un
pari extrêmement risqué.
Il serait beaucoup plus productif, et plus intelligent, de tenir
compte du message délivré par ce mouvement - message qui, pour
l'instant, n'est rien d'autre qu'un désir de renouer avec l'esprit
nouveau qui a soufflé il y a douze ans, au début du règne de Mohammed
VI, afin de reprendre un processus prometteur dont beaucoup ont
l'impression qu'il a été brutalement interrompu et remplacé par une
nouvelle mouture décevante dubusiness as usual.
Avec l'Instance équité et réconciliation s'ouvrait la promesse d'une
nouvelle ère de justice et de responsabilité, et au lieu de cela nous
avons connu, après les attentats du 16 mai 2003 (à Casablanca),
de nouvelles vagues d'arrestations, l'instrumentalisation de la peur de
l'islamisme, la torture et les traitements dégradants des suspects de
terrorisme. Nous avions inauguré une nouvelle ère de liberté de la
presse et en sommes arrivés à une situation de censure et de harcèlement
judiciaire qui a provoqué la disparition d'une bonne partie de la
presse indépendante, réduit au silence ou contraint à l'exil beaucoup de
ses voix les plus fortes.
On nous avait promis la transparence économique et nous sommes
retombés dans une situation de prédation économique menée par des
groupes de pression et des intérêts privés au nom de la monarchie. Nous
avons commencé avec l'alternance, accueillant partis d'opposition et
dissidents politiques dans une ère nouvelle de démocratie ouverte, et
étions revenus grâce à des arrangements techniques à une certaine
normalité politique, mais celle-ci a aussitôt été mise à mal par des
commissions ad hoc. Le dernier en date de ces "nouveaux" stratagèmes
politiques est un parti résolument royaliste qui pourrait à court terme
accroître le pouvoir de la monarchie, mais qui, en l'impliquant toujours
plus dans l'arène des querelles politiques au jour le jour, sape
lui-même la légitimité que tous lui reconnaissaient encore récemment.
Bref, beaucoup ont le sentiment que les espoirs et les promesses,
l'esprit même du nouveau règne ont été abandonnés. Cela est dû au fait
que ces espoirs et promesses n'ont pas été inscrits dans un processus
participatif de constitutionnalisation et d'institutionnalisation qui
eût été la seule façon de les rendre permanents et irréversibles. Au
lieu de cela, ils ont été, une fois encore, laissés à la discrétion du
pouvoir. La monarchie ne s'est pas engagée dans un nouveau contrat
viable avec le peuple.
Ce que le mouvement du 20 février nous enseigne est que ces espoirs
et promesses - ces droits - ne peuvent plus se contenter d'être de
nature discrétionnaire. Nous devons les reprendre à notre compte et
initier rapidement un processus dont le peuple pourra constater qu'il
les inscrit dans la loi et les rend irrévocables. Nous devons, en
d'autres termes, revivifier et refondre l'esprit du nouveau règne avec
une urgence nouvelle - parce que de nouveaux acteurs ont fait leur
entrée sur la scène politique et qu'ils n'ont pas l'intention de la
quitter.
Notre pays s'est vu adresser un avertissement : le changement doit
s'opérer et il s'opérera, mais il ne sera plus instauré du sommet vers
le bas. Le commandant de bord a désormais un copilote, le peuple
marocain, et celui-ci ne s'endormira pas aux commandes.
Traduit de l'anglais par Gilles Berton
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Par Hicham Ben Abdallah El-Alaoui, cousin du roi du Maroc
Dimanche 20 février, le Maroc s'est joint pour la première fois à la
vague de changement qui est en train de balayer le monde arabe. Dans
plusieurs grandes villes du pays, des dizaines de milliers de Marocains
ont manifesté pour les mêmes revendications qui s'expriment ailleurs :
remplacer l'exercice arbitraire et absolu du pouvoir par une démocratie
véritable et ouverte, mettre un terme à la corruption et au clientélisme
qui étouffent la vie économique, affirmer le droit des citoyens à être
traités avec dignité et respect et à pouvoir mener, eux et leurs
familles, une vie décente.
Comme ailleurs, les manifestations au Maroc nous ont également fait
découvrir un mouvement d'un nouveau genre regroupant jeunes sans avenir,
travailleurs appauvris, islamistes, dissidents politiques
traditionnels, groupes de défense des droits de l'homme et autres en une
sorte de mouvement "sans dirigeant" et sans agenda idéologique précis. A
la différence d'autres mouvements, les manifestations marocaines
avaient pour premier objectif la réforme, et non le renversement du
régime ; elles n'ont pas directement attaqué le roi ni la monarchie et -
ce qui les maintiendra probablement dans cette voie - n'ont pas été
brutalement réprimées.
Le régime pourrait choisir d'ignorer ce qu'elles signifient - le
mouvement, après tout, ne s'est pas cristallisé comme ailleurs dans
l'occupation d'une grande place centrale. Il serait toutefois préférable
que chacun comprenne ce qu'elles expriment - l'existence manifeste d'un
vaste et persistant mécontentement dans de larges couches de la
population. Nous n'avons pour l'instant assisté qu'au début du processus
par lequel ce mécontentement va s'exprimer et trouver son expression
politique. Il est impossible de prévoir comment les choses vont se
développer dans les jours et les semaines qui viennent. Tout dépendra de
la façon dont les différentes forces en présence vont réagir et
interagir dans le processus en cours. Il est cependant peu probable,
dans le contexte actuel, que les expressions de ce mécontentement
disparaissent d'elles-mêmes.
Le fait qu'il n'y ait pas eu effusion de sang a généré une curieuse
incertitude des deux côtés, une sorte de situation de "double
contrainte" qui paraît favorable aux deux parties. Pour le mouvement,
l'absence de confrontation violente et de revendications radicales
contribue à légitimer la protestation et pourrait inciter d'autres
Marocains à la soutenir ou à s'y engager ; mais cela pourrait être perçu
comme un signe de faiblesse.
Pour le régime, avoir évité une répression brutale est tout à son
honneur, mais pourrait également dynamiser le mouvement et contribuer à
l'amplifier. Aucune des deux parties ne devrait sous-estimer la
complexité du pas de deux dans lequel elles sont désormais engagées.
Pour le régime notamment, réagir avec suffisance et condescendance -
c'est-à-dire considérer ce mouvement comme quelque chose pouvant être
soit ignoré soit neutralisé par les méthodes habituelles - serait un
pari extrêmement risqué.
Il serait beaucoup plus productif, et plus intelligent, de tenir
compte du message délivré par ce mouvement - message qui, pour
l'instant, n'est rien d'autre qu'un désir de renouer avec l'esprit
nouveau qui a soufflé il y a douze ans, au début du règne de Mohammed
VI, afin de reprendre un processus prometteur dont beaucoup ont
l'impression qu'il a été brutalement interrompu et remplacé par une
nouvelle mouture décevante dubusiness as usual.
Avec l'Instance équité et réconciliation s'ouvrait la promesse d'une
nouvelle ère de justice et de responsabilité, et au lieu de cela nous
avons connu, après les attentats du 16 mai 2003 (à Casablanca),
de nouvelles vagues d'arrestations, l'instrumentalisation de la peur de
l'islamisme, la torture et les traitements dégradants des suspects de
terrorisme. Nous avions inauguré une nouvelle ère de liberté de la
presse et en sommes arrivés à une situation de censure et de harcèlement
judiciaire qui a provoqué la disparition d'une bonne partie de la
presse indépendante, réduit au silence ou contraint à l'exil beaucoup de
ses voix les plus fortes.
On nous avait promis la transparence économique et nous sommes
retombés dans une situation de prédation économique menée par des
groupes de pression et des intérêts privés au nom de la monarchie. Nous
avons commencé avec l'alternance, accueillant partis d'opposition et
dissidents politiques dans une ère nouvelle de démocratie ouverte, et
étions revenus grâce à des arrangements techniques à une certaine
normalité politique, mais celle-ci a aussitôt été mise à mal par des
commissions ad hoc. Le dernier en date de ces "nouveaux" stratagèmes
politiques est un parti résolument royaliste qui pourrait à court terme
accroître le pouvoir de la monarchie, mais qui, en l'impliquant toujours
plus dans l'arène des querelles politiques au jour le jour, sape
lui-même la légitimité que tous lui reconnaissaient encore récemment.
Bref, beaucoup ont le sentiment que les espoirs et les promesses,
l'esprit même du nouveau règne ont été abandonnés. Cela est dû au fait
que ces espoirs et promesses n'ont pas été inscrits dans un processus
participatif de constitutionnalisation et d'institutionnalisation qui
eût été la seule façon de les rendre permanents et irréversibles. Au
lieu de cela, ils ont été, une fois encore, laissés à la discrétion du
pouvoir. La monarchie ne s'est pas engagée dans un nouveau contrat
viable avec le peuple.
Ce que le mouvement du 20 février nous enseigne est que ces espoirs
et promesses - ces droits - ne peuvent plus se contenter d'être de
nature discrétionnaire. Nous devons les reprendre à notre compte et
initier rapidement un processus dont le peuple pourra constater qu'il
les inscrit dans la loi et les rend irrévocables. Nous devons, en
d'autres termes, revivifier et refondre l'esprit du nouveau règne avec
une urgence nouvelle - parce que de nouveaux acteurs ont fait leur
entrée sur la scène politique et qu'ils n'ont pas l'intention de la
quitter.
Notre pays s'est vu adresser un avertissement : le changement doit
s'opérer et il s'opérera, mais il ne sera plus instauré du sommet vers
le bas. Le commandant de bord a désormais un copilote, le peuple
marocain, et celui-ci ne s'endormira pas aux commandes.
Traduit de l'anglais par Gilles Berton
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