Lahouari Addi :
" Comme le dit l'historien Mohammed Harbi, les Etats ont une armée, en Algérie, l'armée a son Etat "
Propos recueillis par Baudouin Loos, Le Soir de Bruxelles, 11 janvier 2002
L'enchaînement des événements depuis les émeutes de 1988, le multipartisme, la montée du FIS et jusqu'au coup d'Etat était-il fatal?
Il n'y a pas de fatalité dans l'apparition des conflits, mais les systèmes politiques ont leurs logiques et leurs particularités qui sont le produit de l'histoire. Il faut rappeler une caractéristique structurelle du système politique algérien : l'armée est le tuteur de l'Etat et lui délègue l'autorité pour gérer la société en lui assignant des objectifs globaux. Dans les années 60 et 70, il s'agissait de moderniser le pays en s'appuyant sur un large secteur public et sur le système du parti unique. L'administration a échoué dans cette tâche, d'où le mécontentement populaire des années 80 qui a culminé dans les émeutes d'octobre 1988. L'armée a alors accepté d'assouplir le contrôle de la société en légalisant le multipartisme, à condition que cette réforme politique ne remette pas en cause la primauté de l'armée sur les institutions. Or la victoire électorale du FIS en décembre 1991 risquait de mettre l'armée dans une situation de subordination par rapport à l'Etat. D'où l'annulation de ces élections et l'interdiction du FIS. L'armée aurait agi de la même façon si le RCD ou un autre parti avait remporté les élections dans les mêmes proportions. Il n'est pas dans la culture des officiers algériens d'obéir à un pouvoir civil. De ce point de vue, la hiérarchie militaire est un obstacle à la construction de l'Etat de droit en Algérie. Pour les militaires, les civils sont susceptibles de trahir l'intérêt national. Mais en même temps, ils refusent de diriger directement l'Etat, d'où le recours à des civils de service, forcément incompétents et corrompus. L'élite civile qui dirige l'Etat n'a aucun ancrage politique et donc aucune légitimité. Son autorité provient de l'armée qui coopte des ministres peu soucieux de servir la collectivité. C'est là que réside la cause de la rupture entre l'Etat et la population qui ne lui fait plus confiance.
Vous avez inventé le concept de "régression féconde" qu'eût pu constituer pour l'Algérie le règne du FIS; pensez-vous toujours de même?
La hiérarchie militaire ne voulait pas de transition démocratique au profit d'un pouvoir civil. Elle cherchait de nouvelles élites ayant la légitimité électorale et qui, en même temps, accepteraient sa primauté comme source du pouvoir. Ce qui est politiquement contradictoire. Pour répondre directement à votre question, il est vrai qu'un parti qui se réclame du sacré et de la parole divine n'accepte l'alternance électorale que si elle lui est favorable. Mais la tâche démocratique et le défi étaient de faire insérer les islamistes dans le processus électoral et non pas les exclure. Il aurait fallu faire précéder les élections par un pacte national - garanti par l'armée - dans lequel les partis s'engagent à ne pas utiliser la violence et à respecter le résultat des urnes. Le courant représenté par A. Hachani à l'intérieur du FIS était prêt à une telle perspective. L'expérience d'un gouvernement FIS respectant l'alternance électorale aurait aidé les Algériens à se rendre compte que le discours religieux, aussi moral et généreux soit-il, ne peut résoudre les problèmes politiques. C'est ce que j'ai appelé la régression féconde. Mais avec l'assassinat de Hachani, la régression a tué la fécondité. Et l'Algérie a sombré dans la régression sanglante.
Croyez-vous, comme certains, que l'armée tient tant à ses privilèges qu'elle n'a eu de cesse d'entretenir par tous les moyens un conflit de basse intensité?
Les privilèges des officiers supérieurs découlent de leur position politique. La hiérarchie militaire est au-dessus des lois civiles comme l'étaient les membres de l'Eglise au Moyen Age européen. Un général peut importer frauduleusement des produits malsains à la consommation et les écouler, il peut assassiner sa femme à bout portant... dans l'impunité la plus totale. C'est ce pouvoir exorbitant des généraux qui a fait que les Algériens invoquent la protection de Dieu puisque les lois de l'Etat sont impuissantes. Aucun juge en Algérie n'a la capacité de convoquer et encore moins d'inculper un général ayant commis un délit. C'est pourquoi les Algériens ont fait la fête quand un juge Français avait convoqué le général à la retraite K. Nezzar de passage à Paris en avril 2001. Ce dont ils rêvaient à Alger s'était produit à Paris. Tant qu'il y a des morts, il est inapproprié de parler de conflit de basse et de haute intensité. L'expression a été inventée par des politologues occidentaux pour différencier les conflits qui menacent directement les intérêts de l'Occident de ceux qui ne les menacent pas. De ce point de vue, pour ces politologues, le massacre de Bentalha (417 morts en une nuit) est de basse intensité. Aujourd'hui en Algérie, la mort est devenue banale ; en dehors des grandes villes, l'insécurité est généralisée. Les islamistes tuent dans les maquis, les forces de sécurité mènent des actions de représailles, les milices ont un pouvoir de vie et de mort sur la population et les délinquants rançonnent au vu et au su des autorités. Les généraux pensent punir de cette façon la population qui les déteste.
Que représenta Rome en quelques mots et pourquoi son échec ?
Les accords de Rome de 1995 ont été la dernière chance pour résoudre le conflit par la négociation politique. L'armée n'en a pas voulu parce qu'elle ne se considère pas comme une institution dépendant de l'Etat. Comme le dit l'historien Mohammed Harbi, les Etats ont une armée, en Algérie, l'armée a son Etat.
Bouteflika s'assura une certaine popularité après son élection arrangée, en parlant "vrai", en évoquant la corruption comme plus nocive que le terrorisme, etc. Pourtant son échec semble patent --sauf le retour de l'Algérie dans le concert international. Comment expliquer son échec?
Durant les premières semaines après son élection, Bouteflika a cherché à se rendre populaire. Il a alors repris les critiques de la rue à l'endroit du régime, déclarant entre autres qu'une poignée de généraux contrôlaient le commerce extérieur ou que l'annulation des élections en décembre 1991 avait été une violence. Mais ces paroles n'ont pas été traduites par des actes, d'où le reflux de sa popularité quelques mois après. Aujourd'hui, les jeunes disent de lui qu'il est un " président taïwan ", c'est-à-dire un faux président (l'expression taïwan renvoie aux contrefaçons des produits de marque en provenance du sud est asiatique).
Le régime a-t-il su rebondir sur les événéments du 11 septembre 2001?
Les événements du 11 septembre ont en effet donné du répit au régime qui était soumis à la pression internationale des ONG de droits humains. Avant les attentats de New York et de Washington, le tribunal de Relizane n'aurait pas osé condamné M. Smaïn, militant de droits de l'homme, " pour diffamation " à l'encontre de M. Fergane, milicien notoirement connu dans la région pour son zèle à tirer sur le tas.
Beaucoup d'Algériens ne voient pas, depuis dix ans, comment s'en sortir, vu les moyens du régime et son soutien extérieur. Comment voyez-vous une sortie de crise qui mènerait à une vraie démocratisation de votre pays?
Le régime algérien est trop rigide pour accepter les réformes aussi minimes soient elles. Ou bien il perdure au prix de multiples souffrances pour tout le monde, ou bien il s'effondre dans un bain de sang. Il faut espérer un sursaut parmi certains officiers de la hiérarchie et une prise de conscience pour éviter le bain de sang. Une lueur d'espoir provient de la Kabylie dont le mouvement citoyen, s'il s'élargit au reste du pays, peut provoquer une transition pacifique comme celle des pays de l'Est en 1989.
Lahouari Addi est professeur de sociologie politique à l'Institut d'Etudes Politiques de Lyon. Il a quitté l'Algérie en 1994 pour protester contre les assassinats restés impunis des intellectuels.
COPYRIGHT " LE SOIR ", BRUXELLES
" Comme le dit l'historien Mohammed Harbi, les Etats ont une armée, en Algérie, l'armée a son Etat "
Propos recueillis par Baudouin Loos, Le Soir de Bruxelles, 11 janvier 2002
L'enchaînement des événements depuis les émeutes de 1988, le multipartisme, la montée du FIS et jusqu'au coup d'Etat était-il fatal?
Il n'y a pas de fatalité dans l'apparition des conflits, mais les systèmes politiques ont leurs logiques et leurs particularités qui sont le produit de l'histoire. Il faut rappeler une caractéristique structurelle du système politique algérien : l'armée est le tuteur de l'Etat et lui délègue l'autorité pour gérer la société en lui assignant des objectifs globaux. Dans les années 60 et 70, il s'agissait de moderniser le pays en s'appuyant sur un large secteur public et sur le système du parti unique. L'administration a échoué dans cette tâche, d'où le mécontentement populaire des années 80 qui a culminé dans les émeutes d'octobre 1988. L'armée a alors accepté d'assouplir le contrôle de la société en légalisant le multipartisme, à condition que cette réforme politique ne remette pas en cause la primauté de l'armée sur les institutions. Or la victoire électorale du FIS en décembre 1991 risquait de mettre l'armée dans une situation de subordination par rapport à l'Etat. D'où l'annulation de ces élections et l'interdiction du FIS. L'armée aurait agi de la même façon si le RCD ou un autre parti avait remporté les élections dans les mêmes proportions. Il n'est pas dans la culture des officiers algériens d'obéir à un pouvoir civil. De ce point de vue, la hiérarchie militaire est un obstacle à la construction de l'Etat de droit en Algérie. Pour les militaires, les civils sont susceptibles de trahir l'intérêt national. Mais en même temps, ils refusent de diriger directement l'Etat, d'où le recours à des civils de service, forcément incompétents et corrompus. L'élite civile qui dirige l'Etat n'a aucun ancrage politique et donc aucune légitimité. Son autorité provient de l'armée qui coopte des ministres peu soucieux de servir la collectivité. C'est là que réside la cause de la rupture entre l'Etat et la population qui ne lui fait plus confiance.
Vous avez inventé le concept de "régression féconde" qu'eût pu constituer pour l'Algérie le règne du FIS; pensez-vous toujours de même?
La hiérarchie militaire ne voulait pas de transition démocratique au profit d'un pouvoir civil. Elle cherchait de nouvelles élites ayant la légitimité électorale et qui, en même temps, accepteraient sa primauté comme source du pouvoir. Ce qui est politiquement contradictoire. Pour répondre directement à votre question, il est vrai qu'un parti qui se réclame du sacré et de la parole divine n'accepte l'alternance électorale que si elle lui est favorable. Mais la tâche démocratique et le défi étaient de faire insérer les islamistes dans le processus électoral et non pas les exclure. Il aurait fallu faire précéder les élections par un pacte national - garanti par l'armée - dans lequel les partis s'engagent à ne pas utiliser la violence et à respecter le résultat des urnes. Le courant représenté par A. Hachani à l'intérieur du FIS était prêt à une telle perspective. L'expérience d'un gouvernement FIS respectant l'alternance électorale aurait aidé les Algériens à se rendre compte que le discours religieux, aussi moral et généreux soit-il, ne peut résoudre les problèmes politiques. C'est ce que j'ai appelé la régression féconde. Mais avec l'assassinat de Hachani, la régression a tué la fécondité. Et l'Algérie a sombré dans la régression sanglante.
Croyez-vous, comme certains, que l'armée tient tant à ses privilèges qu'elle n'a eu de cesse d'entretenir par tous les moyens un conflit de basse intensité?
Les privilèges des officiers supérieurs découlent de leur position politique. La hiérarchie militaire est au-dessus des lois civiles comme l'étaient les membres de l'Eglise au Moyen Age européen. Un général peut importer frauduleusement des produits malsains à la consommation et les écouler, il peut assassiner sa femme à bout portant... dans l'impunité la plus totale. C'est ce pouvoir exorbitant des généraux qui a fait que les Algériens invoquent la protection de Dieu puisque les lois de l'Etat sont impuissantes. Aucun juge en Algérie n'a la capacité de convoquer et encore moins d'inculper un général ayant commis un délit. C'est pourquoi les Algériens ont fait la fête quand un juge Français avait convoqué le général à la retraite K. Nezzar de passage à Paris en avril 2001. Ce dont ils rêvaient à Alger s'était produit à Paris. Tant qu'il y a des morts, il est inapproprié de parler de conflit de basse et de haute intensité. L'expression a été inventée par des politologues occidentaux pour différencier les conflits qui menacent directement les intérêts de l'Occident de ceux qui ne les menacent pas. De ce point de vue, pour ces politologues, le massacre de Bentalha (417 morts en une nuit) est de basse intensité. Aujourd'hui en Algérie, la mort est devenue banale ; en dehors des grandes villes, l'insécurité est généralisée. Les islamistes tuent dans les maquis, les forces de sécurité mènent des actions de représailles, les milices ont un pouvoir de vie et de mort sur la population et les délinquants rançonnent au vu et au su des autorités. Les généraux pensent punir de cette façon la population qui les déteste.
Que représenta Rome en quelques mots et pourquoi son échec ?
Les accords de Rome de 1995 ont été la dernière chance pour résoudre le conflit par la négociation politique. L'armée n'en a pas voulu parce qu'elle ne se considère pas comme une institution dépendant de l'Etat. Comme le dit l'historien Mohammed Harbi, les Etats ont une armée, en Algérie, l'armée a son Etat.
Bouteflika s'assura une certaine popularité après son élection arrangée, en parlant "vrai", en évoquant la corruption comme plus nocive que le terrorisme, etc. Pourtant son échec semble patent --sauf le retour de l'Algérie dans le concert international. Comment expliquer son échec?
Durant les premières semaines après son élection, Bouteflika a cherché à se rendre populaire. Il a alors repris les critiques de la rue à l'endroit du régime, déclarant entre autres qu'une poignée de généraux contrôlaient le commerce extérieur ou que l'annulation des élections en décembre 1991 avait été une violence. Mais ces paroles n'ont pas été traduites par des actes, d'où le reflux de sa popularité quelques mois après. Aujourd'hui, les jeunes disent de lui qu'il est un " président taïwan ", c'est-à-dire un faux président (l'expression taïwan renvoie aux contrefaçons des produits de marque en provenance du sud est asiatique).
Le régime a-t-il su rebondir sur les événéments du 11 septembre 2001?
Les événements du 11 septembre ont en effet donné du répit au régime qui était soumis à la pression internationale des ONG de droits humains. Avant les attentats de New York et de Washington, le tribunal de Relizane n'aurait pas osé condamné M. Smaïn, militant de droits de l'homme, " pour diffamation " à l'encontre de M. Fergane, milicien notoirement connu dans la région pour son zèle à tirer sur le tas.
Beaucoup d'Algériens ne voient pas, depuis dix ans, comment s'en sortir, vu les moyens du régime et son soutien extérieur. Comment voyez-vous une sortie de crise qui mènerait à une vraie démocratisation de votre pays?
Le régime algérien est trop rigide pour accepter les réformes aussi minimes soient elles. Ou bien il perdure au prix de multiples souffrances pour tout le monde, ou bien il s'effondre dans un bain de sang. Il faut espérer un sursaut parmi certains officiers de la hiérarchie et une prise de conscience pour éviter le bain de sang. Une lueur d'espoir provient de la Kabylie dont le mouvement citoyen, s'il s'élargit au reste du pays, peut provoquer une transition pacifique comme celle des pays de l'Est en 1989.
Lahouari Addi est professeur de sociologie politique à l'Institut d'Etudes Politiques de Lyon. Il a quitté l'Algérie en 1994 pour protester contre les assassinats restés impunis des intellectuels.
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