Témoignages
Année 1963.
Kidnapping de Mohamed Boudiaf, membre fondateur du Front de libération Nationale et ministre d'Etat du GPRA par la police politique de Ben Bella et de Boukharouba. Extraits de son témoignage. (2)
L'aventure dont ce journal décrit le déroulement commence le vendredi 21 juin (1963), en plein midi. Je viens juste de quitter la maison pour une course, quand deux hommes m'accostent au pont d'Hydra, me demandant de me mettre à leur disposition au nom de la sécurité militaire. J'exige des papiers attestant leur qualité ; le plus âgé m'exhibe, précipitamment, non sans trembler quelque peu, une carte verte, établie au nom de S. Mohamed. A peine en ai-je pris connaissance que le second me prie, sur un ton bourru, de faire vite.
Il est bon, avant de passer à la suite, de donner le signalement de ces deux individus. S. Mohamed est un quinquagénaire, grisonnant, au teint olivâtre et à l'accent kabyle. Je l'ai déjà rencontré quelque part et, si mes souvenirs sont fidèles, sans toutefois que j'en sois sûr, il s'agirait de Oussemer Mohamed, ex-agent de la police des renseignements généraux. Il a fait des siennes lors des événements de mai 1945, particulièrement à Belcourt, contre les jeunes militants du PPA. Sur le tard, il a rejoint les rangs du FLN. Lors de l'arrestation mouvementée du 22 octobre 1956, il était encore membre de la DST. Le second policier, plus jeune, replet, aux gestes un peu brusques, est l'image du "militant " nouvelle vague, parfaitement imbu de son rôle et pénétré de son importance policière.
C'est sous la direction de ces deux "anges gardiens " que je suis amené à prendre place dans une 404 flambant neuf où deux autres passagers attendent : un jeune, plutôt fluet, au regard doux qui tient le volant et un quatrième, grand, brun, lunettes noires, impassible, assis à son côté. A son air important, on devine qu'il s'agit d'un "ponte ".
Sitôt installé sur la banquette arrière entre S. Mohamed et son premier acolyte, la voiture démarre en trombe, passe à la Colonne Voirol et prend le virage pour grimper le chemin Beaurepaire.
" Où allons-nous ? ". Pas de réponse.
On s'engouffre dans la "Clinique des Orangers", où le chauffeur, après avoir stoppé, quitte sa place pour venir se mettre à côté de moi, abandonnant le volant au "militant " qui jusque là était à ma droite. Marche arrière rapide et sortie de la clinique pour descendre cette fois le chemin Beaurepaire. Nous faisons le même chemin en sens inverse mais cette fois-ci nous dépassons le pont d'Hydra. Je reconnaîtrais facilement la villa fleurie où nous pénétrons. Mes ravisseurs, visiblement satisfaits de leur exploit, me conduisent sans plus attendre à une chambre du rez-de-chaussée.
Je demeure vingt-quatre heures dans cette pièce avec pour tout mobilier un fauteuil où je passe la nuit.
J'ai omis de signaler qu'à mon arrivée, j'ai été fouillé des pieds à la tête. Ayant entamé la grève de la faim, je me sens très fatigué et accepte le matin de monter au premier étage, sur les conseils d'un de mes gardes. Ils sont quatre, cinq, six, et cinq finalement qui se relaient jour et nuit, pour assurer ma surveillance. Tous sont armés de revolvers, et certains ne se gênent nullement pour le montrer.
Le va-et-vient continuel des gardes, dont certains avaient des mines patibulaires, me fait craindre que la première nuit ne se termine tragiquement. Kidnappé dans le plus grand secret, amené dans une villa inhabitée sans plus d'explication, je ne peux que trouver une allure macabre à toute cette aventure. L'atmosphère est propice et les conditions remplies pour une liquidation en douce.
A mes demandes d'explication sur les raisons de cette expédition mes gardes répondent invariablement qu'ils n'en savent pas plus que moi.
Durant quatre jours, le ventre creux, je demeure dans cette villa, cherchant désespérément à communiquer avec les villas voisines, sans résultats.
Le lundi 24 juin, à la tombée de la nuit, on m'embarque en voiture pour une autre destination. Au lieu de suivre l'itinéraire emprunté la première fois, on préfère zigzaguer pour déboucher enfin sur la grande route qui vient du Pont d'Hydra et continue tout droit.
La Colonne Voirol, chemin Beaurepaire, El Biar, Boulevard G. Clemenceau, Garde mobile, caserne Ali Khodja (ex-caserne d'Orléans), Barberousse, Boulevard de la Victoire : on échoue enfin au siège de la gendarmerie nationale. A ma descente de voiture, dans la cour plongée dans l'obscurité, le cérémonial est en place et je suis immédiatement entouré par une dizaine de gendarmes, mitraillette au poing, un peu curieux, un peu fébriles. Le colonel Bencherif est là et, sous sa direction, escorté de gendarmes diligents, j'ai droit à une chambre et un lit qui, selon ledit colonel, valent mieux que ceux de la Santé. Merci.
Mercredi 26. Réveil précipité à quatre heures du matin et départ par l'aérodrome de Chéraga où, à cinq heures, un hélicoptère prend l'air en direction d'Oued Nosron qu'il atteint à 7 h 20.(…)
(…) C'est tout simplement stupéfiant. On peut vraiment admirer la perspicacité de la sécurité militaire !
Aucune réponse à mes lettres, ce qui ne me laisse plus aucun doute sur le sérieux et la légalité de l'affaire.
Ce régime a peur de la clarté, comme les oiseaux de nuit qui ne peuvent voler que dans l'obscurité. (…)
(…) A Oued Nosron, toujours flanqués de nos gendarmes menés par le commandant Mohamed, adjoint de Bencherif, nous avons droit à une halte de deux heures. Ensuite, à bord de voitures légères, nous prenons la route, Sidi Bel Abbés, Saïda, Mecheria, Aïn Sefra et, à la tombée de la nuit, Béni Ounif. Une autre halte brève et, dans la nuit saharienne, nous voici à Colomb Béchar, complètement éreintés par un voyage de mille kilomètres sous une chaleur accablante.
Précipitamment, on nous introduit dans une chambre où quatre lits de camp, à moitié déglingués, nous attendent.
Des soldats, armés de mitraillettes nous gardent toutes portes et fenêtres closes (…).
Mohamed Boudiaf sera transféré ensuite sans explication à Tsabit, dans l'extrême Sud saharien. Après cinq mois de séquestration arbitraire et un mois de grève de la faim, il sera libéré et forcé à l'exil. Le régime en place l'effacera des tablettes de l'Histoire de l'Algérie durant près de trois décennies et ce, jusqu'à janvier 1992, lorsque des généraux putschistes feront appel à lui pour couvrir, de sa légitimité historique, la gravissime atteinte à la souveraineté populaire. Trompé par ses "amis ", il acceptera cette mission fatale qui lui coûtera la vie en juin 1992 lorsqu'un sous-officier du Groupe d'intervention spécial (GIS) l'assassinera à Annaba.
___________________
Dernière édition par le Mer 26 Déc - 14:23, édité 1 fois